La Maison sur le Nil, ou les Apparences de la vertu
A Claude Debussy |
«A toi, dit-elle ; parle à ton tour,
Clinias. Je veux un conte de toi.» |
Alors Clinias commença ainsi :
I |
Au delà de Thèbes et de Hermontis, au delà de Silsilis et d'Ombos, Biôn avait remonté le Nil. Même il avait passé l'île Eléphantine, où finit la terre d'Aegypte, et il s'avançait vers la noire Aethiopie, qui est proche des bornes du monde. |
Il n'avait pas de barque pour vaincre le cours lent du
fleuve, car il eût fallu des esclaves pour manoeuvrer
les avirons, et il avait craint de s'imposer des compagnons
sans intérêt. Aussi voyageait-il à pied,
le long des rives molles et herbues, si étroites, que
la route longeait parfois le pied des falaises multicolores,
où commençait exactement l'infini montueux du
Désert.
Cette mince bande de terre vivante entre deux mornes
solitudes, cette voie de champs d'or et d'herbes splendides,
fendue jusqu'aux deux horizons par la lumière verte du
Nil, retentissait de cris d'oiseaux, stridents et
pressés, dans l'air, sur le fleuve, sous les herbes
hautes, fourmillant aux branches nues des baobabs
obèses, comme d'étourdissantes cigales,
perpétuellement.
Des autruches et des girafes arpégeaient au loin les
prairies ; des troupeaux d'antilopes fuyaient comme des
nuages blonds ; les singes se suspendaient en grappes
fantastiques aux souples branches des sycomores, et parfois
dans la vase du Nil, où se suivaient comme de longues
fleurs les pas effilés des ibis, Biôn
contemplait avec étonnement la formidable empreinte
humaine laissée par ce mystérieux Amanit,
bête que les hommes n'ont jamais pu voir, mais dont les
Aethiopiens font d'étranges récits. Et
Biôn, inquiet, se persuadait que les Colosses de granit
rose, sculptés dans l'épaisseur des montagnes,
allaient pendant les solitaires nuits se baigner jusqu'aux
genoux dans le fleuve saint qui est père de tout. Car,
si loin de Thèbes et de Memphis, les restes de la
splendeur aegyptienne duraient encore en pays impie. Depuis
longtemps les autochthones avaient repris la terre sur les
conquérants, et pourtant la face de Rhamsès
était pour jamais gravée aux falaises, car les
souverains du Nord avaient donné leur forme aux roches
que le ciseau des esclaves a pu entamer mais que le temps ni
Dzeus ne détruiront plus.
C'était l'hiver. Les nuits s'enveloppaient de
fraîcheur brumeuse. Les jours
éthérés persistaient dans l'accablement.
Biôn cherchait l'ombre et les sources dans les
forêts de mimosas où les lions se retiraient du
soleil et dormaient jusqu'au lever du soir. C'était
là aussi que vivaient les hommes, barricadés
dans leurs cabanes par des palissades de dattiers. Biôn
était leur hôte, de nuit en nuit, et les
quittait au premier matin.
II |
Or, un soir... |
- Tu parles bien, dit poliment Philinna ; mais tu es
trop pompeux. Et puis, pourquoi nous as-tu donné
une petite description de l'Aegypte avant de commencer
ton récit ? Je suppose que cela n'a rien
à voir avec la suite de l'aventure !
- Soyez indulgentes, répondit Clinias.
L'histoire de Biôn est très simple, je
pourrais vous la dire en deux mots, mais ensuite il
faudrait en trouver une autre et la chaleur ne me
permet pas cet effort d'imagination. D'autre part,
c'est une courte scène qui ne saurait être
développée. Il faut bien que je la
prépare avec quelques phrases inutiles, si je
veux avoir fait un conte de la même longueur que
les autres. Tout cela est sans réplique. Ne
m'interrompez plus.
...Un soir, comme il avait marché longtemps sous
un rayonnement douloureux, et que déjà
ses pieds fatigués portaient la marque
étrécie des courroies, il approcha d'une
maison brune et verte, élevée seule au
bord du Nil avec de la vase sèche et des stipes
entrecroisées. Des palmiers lourdement chevelus
croissaient nombreux autour d'elle, et elle
était à ce point envahie par les
îarges herbes du fleuve qu'on l'eût dite
flottante sur l'eau même ou en péril dans
un marais.
L'épaule reposée contre un arbre,
Biôn, immobile, regarda :
Deux jeunes filles, devant l'ouverture de la porte,
rieuses par moments, se parlaient.
L'aînée était debout dans une
grande étoffe bleue à franges,
nouée sous les aisselles, drapée
jusqu'aux genoux. Ses innombrables cheveux
noirâtres étaient séparés en
mille petites tresses minces et dures, qui encadraient
de près un visage aux yeux luisants et aux
grosses lèvres, et ne retombaient pas au
delà de ses délicates épaules
carrées. Elle pliait les reins à une
barrière basse. Elle riait un peu et
balançait la tête.
La plus jeune n'était pas vêtue, car elle
était presque une enfant. Elle se tenait assise
sur ses talons, la tête penchée entre les
genoux, et piquait de petites fleurs jaunes entre ses
orteils écartés. Il les regardait vivre
et ne se montrait pas. Il contemplait la Maison. Ce
lieu, mystérieux comme tout ce qui
apparaît pour la première fois, lui
semblait défendu par ce qu'il avait
d'étranger, de solitaire et d'inconnu. Une
famille vivait là. Depuis combien de temps ? Quelle quantité de tristesse et de bonheurs
furtifs avait fait joyeuse ou morne cette hutte de boue
et d'arbres ? Qui l'avait bâtie ? Qui l'avait
habitée ? Quelles morts, quelles naissances
avait-elle veillées ? Il sentait que tout ce
qu'il pourrait apprendre ne lui dirait jamais rien sur
elle, et qu'à jamais ce coin perdu lui
demeurerait impénétrable.
Le soir s'élevait rapidement. Biôn enfin
se montra.
Aussitôt les deux filles, avec de petits cris se
retirèrent vers la maison ouverte. Mais il
n'approcha pas et dit simplement :
«Je demande hospitalité.
- Le père est aux champs, répondit
l'aînée. Attends qu'il soit venu. Il
t'accueillera.»
Biôn appuya son bras contre un arbre et tourna
ses yeux vers le Nil, importuné par les regards
curieux qui se fixaient sur sa personne.
Longtemps après le soleil couché,
l'Aethiopien arriva, suivant un bœuf blond aux cornes
effilées. Et dès qu'il parut, les deux
filles parlèrent à la fois.
«Il y a un étranger. - Il demande
hospitalité. - Oui, il est seul. - Là,
près de l'arbre. - Nous ne l'avons pas
laissé entrer avant ton retour. - Nous avons
bien fait, père ? »
Le maître fit trois pas dans l'obscurité,
et dit à voix haute :
«Sois le bienvenu. Entre chez moi.»
Quand ils furent entrés dans la salle et qu'on
eût allumé les lampes de terre cuite
:
«Voici l'eau, le pain et les fruits», dit
l'Aethiopien.
Ils burent et mangèrent. Et l'hôte ne
parlait pas, sachant qu'il est indiscret de poser des
questions à qui n'y a pas répondu
d'avance.
Celle dont le corps brun était drapé de
bleu apportait des mets et versait l'eau des cruches.
La cadette s'était reculée jusqu'à
la paroi terreuse, et, les mains serrées sur la
bouche, considérait l'Etranger. Quand le repas
fut accompli, l'hôte se leva : «Il est
temps de gagner ton lit. Je sais les devoirs de
l'hospitalité.
Voici mes deux filles. La plus jeune n'a pas connu
d'homme encore mais elle est d'âge à
t'approcher. Va, et prends ton plaisir avec
elle.»
Biôn n'ignorait pas cet usage, et il le
vénérait comme une tradition de vertu
singulière. Les dieux visitent souvent la terre,
habillés en voyageurs, en soldats ou en bergers,
et qui reconnaîtrait un mortel d'un olympien qui
ne veut pas se nommer ? Biôn était
peut-être Hermès ! Il savait qu'un refus
de sa part eût été pris pour un
outrage ; aussi n'eut-il ni surprise ni gêne
quand l'Aînée se pencha vers lui et
découvrit ses jeunes seins pour les lui donner
à baiser.
Sans parler, sans bouger, l'enfant regardait leur
scandale, et se tenait, la tête en avant, les
mains retombées comme en rêve.
Après un instant de pâleur, tremblante,
prête à pleurer, elle se précipita
dans la porte ouverte. La nuit se referma sur
elle.
Le père alors, levant les bras, à son
tour marcha jusqu'au seuil, et plongea les yeux dans
l'ombre profonde, où sa fille emportait à
jamais l'honneur perdu de sa maison.
III |
Le soleil était brûlant quand Biôn s'éveilla et prit son sac de peau pour continuer sa route. La maison, déserte. |
Il regretta de ne pas rencontrer l'Hôte, mais
ne s'étonna point de ne pas revoir la compagne
de la nuit. Elle avait trop de sagesse pour se livrer
à un adieu. Il se mit en marche. Le chemin qu'il
suivait le long des roseaux du Nil était si
éblouissant qu'il le quitta bientôt pour
un petit sentier qui traversait les champs
marécageux et se dirigeait vers le bois.
Un hippopotame endormi avait écrasé tout
un champ de riz sous sa vaste chair lilas et
rosé, et la dévastation qui l'entourait
était le fait de sa gueule poilue. Biôn
l'eut rapidement dépassé. Peu de temps
après, il entrait dans l'ombre des
mimosas.
Un cri joyeux l'arrêta. Un cri si tendre, si
reconnaissant, si gonflé de bonheur parfait, que
Biôn se retourna vivement avec un sourire
involontaire.
La petite fugitive était devant ses pieds, nue
comme la veille, un peu timide, mais rayonnante, et ne
demandant qu'un geste de lui, pour se jeter dans ses
bras et pleurer de joie.
«Toi ! te voilà enfin, dit-elle. Je ne
savais pas par où tu passerais. Je ne savais pas
même si tu remontais le Nil. Mais j'étais
sûre que je te reverrais. Je suis venue ici, j'ai
attendu. J'ai bien deviné que tu fuirais le
soleil de la route et que tu prendrais car les bois. Oh ! que je suis contente ! Il me semble qu'il y a trois
jours que je t'attends... Je ne sais plus... Ce qui
m'est arrivé est si
extraordinaire...»
Et elle ajouta plus tristement :
«Tu es resté bien longtemps près
d'elle.»
Biôn se tenait immobile et la regardait avec
quelque gêne.
«Mais, ma petite enfant, qu'est-ce que tu viens
faire ici ?
- Comment ? s'écria-t-elle. Je viens pour te
suivre, pour rester avec toi toujours,
toujours...
- Tu viens pour me suivre, et hier quand ton
père t'a donnée à moi tu t'es
sauvée comme une chèvre folle ! Je ne te
plaisais pas hier soir et je te plais ce matin, sans
raisons ? Tu as des caprices singuliers.»
La pauvre fille se tut, puis fondit brusquement en
larmes et appuya le long d'un arbre son petit corps nu
secoué de sanglots.
Plus que tous les autres ennuis, Biôn
détestait les scènes touchantes. Il
frappa du doigt l'épaule de l'enfant, et lui dit
:
«Adieu. Retourne chez ton père. Tu lui
feras plaisir.»
Et il s'en alla tranquillement.
Mais elle courut à lui. Elle le prit par son
manteau, par ses bras, par son corps et dit à la
hâte :
«J'irai où tu iras, je t'aimais hier comme
aujourd'hui, je n'ai jamais aimé personne, je
n'aime que toi, je n'aimerai que toi... Je suis partie
hier parce que j'étais jalouse de ma soeur,
parce que je ne pouvais pas te partager avec ma soeur,
ni trimer devant elle. Si je ne m'étais pas
enfuie, tu m'aurais prise en passant et tu m'aurais
déjà quittée. Après toi je
me serais prêtée à un autre, et
à un autre, et ainsi jusqu'à mon mariage.
Sais-tu que ma soeur a déjà connu plus
d'étrangers que je ne te dirais en ouvrant sept
fois mes deux mains ? Et moi aussi, j'aurais fait cela ? O je sens si bien que toute ma vie j'appartiendrai au
même homme, au premier qui m'aura saisie. Et
c'est toi celui-là ! Emmène-moi,
garde-moi toujours ! Je veux être ta femme et te
suivre.»
Biôn très ennuyé, répondit :
«Ma chère petite, tu raisonnes comme une
enfant. Tu dis toi-même que tu n'as jamais
aimé personne et j'en suis bien convaincu, car
dans les bras de son premier amant la femme rêve
déjà au second, et dans son cœur c'est
lui qu'elle aime. Tu verras cela un peu plus
tard.
Il n'y a aucune raison pour aimer toujours le
même homme. Te condamnerais-tu à dormir
toute la vie sous le même toit ? à porter
toujours la même robe ? à manger toujours
du même fruit ? L'amour n'est pas un sentiment
qui soit très différent des autres, mais
de tous c'est le plus abondant : c'est pour cela qu'il
faut le partager.
Les dieux ont semé sur ta bouche un amour assez
généreux pour satisfaire toute une
armée. Tu n'as pas le droit de priver les autres
du plaisir qu'ils espèrent de toi. Quand ta
soeur sera mariée, tu resteras seule chez ton
père : alors des voyageurs passeront encore, qui
depuis longtemps auront quitté leur foyer et le
lit sacré de leurs noces. Fatigués du
soleil et de la longueur de la route, ils se
délasseront par tes soins. Tu peux enchanter
leur ennui et laisser dans leur existence le souvenir
d'un jour heureux.
Ainsi, par la suite des jours, la diversité des
tendresses, la promptitude des adieux, tu comprendras
peu à peu qu'il ne faut pas s'attacher par
l'amour, et tu choisiras plus sagement l'homme à
qui tu donneras ta vie.
- Pourrai-je jamais mieux choisir ? N'es-tu
pas...
- Oh ! je sais. Je suis sans doute le meilleur, le
seul, et tu es bien certaine d'avoir trouvé ton
rêve. N'est-ce pas ? c'est cela que tu allais
dire. Eh bien, vois comme tu t'es trompée. Si je
t'aimais ici, dans ce bois, je te laisserais
aussitôt après, ainsi que j'ai
laissé ta soeur ce matin. Dans l'état
où tu es il vaut mieux n'en rien faire et nous
quitter simplement. Tu avais fait un choix
déplorable. Essaye de l'oublier, et va-t-en tout
de suite sans tourner la tête. Dans la Maison sur
le Nil, tu retrouveras ton père affligé,
le foyer de ta famille et les images des Dieux. Tu
reverras ta soeur aînée et elle
t'apprendra la Vertu véritable, dont tu ne
connais que les apparences.»
Il l'embrassa sur la joue et reprit sa route entre les
arbres. Mais il n'avait pas encore disparu au
delà des grands buissons de fleurs jaunes quand
il entendit pour la troisième fois courir et
pleurer derrière lui.
Alors il s'emporta tout à fait :
«Je te défends de me suivre !
- Je ne peux pas te quitter. Ne me chasse pas. Je ne
demande plus à être femme puisque tu
refuses de m'aimer. Je supplie, pour rester près
de toi. Je t'appartiens. Fais de moi quelque chose. Je
serai ton esclave si tu veux.»
Biôn dénoua froidement sa ceinture, la
serra comme un pagne autour des reins de l'enfant,
accrocha sur l'épaule nue la courroie du sac
gonflé avec la gourde et le pétase et,
d'une voix indifférente :
«Va devant», dit-il.
Cette histoire causa quelque scandale, et les femmes ne
furent pas éloignées de penser que
Biôn était un homme abominable. Ce fut
bien pis quand Rhéa, qui voulait toujours
connaître la fin dernière des
récits et le sort de tous les personnages, eut
demandé :
«Qu'arriva-t-il ensuite ? » Car Clinias
termina ainsi : «Avant le soir du même
jour, Biôn la vendit comme esclave à un
chef nomade de la plaine, et il ne sait ce qu'elle est
devenue.»
Les femmes s'indignèrent, mais Thrasès
parlait déjà :
«C'était son droit le plus évident.
Ne lui avait-elle pas dit : Je t'appartiens ! Le propre
des choses qui appartiennent est de pouvoir être
vendues. Il n'y a rien à dire là-contre,
et d'ailleurs c'était une petite sotte qu'il a
bien fait de négliger.»
Mélandryon fut plus sévère :
«Ces gens-là, dit-il, sont tous trop
vertueux. Il ne faut pas juger les choses sous le
rapport du Bien et du Mal. Ce sont des
considérations qui varient selon les climats et
dont on a beaucoup exagéré
l'intérêt. La seule règle de vie
qui semble légitime, c'est le souci de la
beauté. Si l'enfant était jolie (ce que
Clinias a omis de nous dire), Biôn a commis une
faute grave en la vendant à un nègre
imbécile qui méconnaîtra le charme
de ses lignes et la grâce de ses
mouvements.
- Elle avait le nez court, répondit Clinias, les
lèvres lourdes et la peau brune.
- Dans ce cas, il ne fallait pas s'occuper
d'elle», déclara Mélandryon.