Troisième partie, chapitre 17 - La forêt de croix |
Une pluie de trois jours, phénomène exceptionnel
à Rome pendant l'été, et des tempêtes
de grêle qui, contrairement à l'ordre naturel des
choses, s'abattaient sur la Ville non seulement le jour et le
soir, mais même la nuit, avaient interrompu les
spectacles. Le peuple s'alarmait. On prédisait de maigres
vendanges, et quand, une après-midi, sur le Capitole, la
foudre réduisit en un lingot d'airain la statue de
Cérès, on ordonna des sacrifices dans le temple de
Jupiter Salvator. Les prêtres de Cérès
répandirent la nouvelle que le courroux des dieux pesait
sur la Ville pour les lenteurs apportées à la
punition des chrétiens. La foule, alors, exigea et obtint
que, sans égard au temps, les jeux reprissent, leur
cours.
Du reste, le beau temps était revenu. De l'aube à
la nuit, l'amphithéàtre s'emplit de milliers de
spectateurs ; César lui-même arriva assez
tôt, ainsi que les vestales et la cour.
Le spectacle devait commencer par un combat entre
chrétiens. Dans ce but, on les avait habillés en
gladiateurs et armés offensivement et
défensivement, comme des escrimeurs de profession. Mais
il y eut un mécompte. Les chrétiens
abandonnèrent sur le sable les filets, les fourches, les
lances et les glaives, et se mirent à s'embrasser,
s'encourageant mutuellement à la résignation.
Alors une rancune profonde et une indignation sans bornes
s'emparèrent des spectateurs. Les uns les traitaient de
lâches ; les autres prétendaient qu'ils fuyaient
méchamment le combat, par haine du peuple et pour le
priver de la joie que procure le spectacle du courage. Enfin,
César donna un ordre, et de véritables gladiateurs
furent lancés sur eux, et massacrèrent en un clin
d'œil le troupeau agenouillé.
Jan Styka - La mort d'Icare - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Après qu'on eut enlevé les cadavres, une
série de tableaux mythologiques inventés par
César commença. On vit donc Hercule mourir sur le
Mont Œta dans des flammes véritables. A
l'idée que l'on avait peut-être assigné le
rôle d'Hercule à Ursus, Vinicius frémit ;
mais le tour du fidèle serviteur de Lygie n'était
vraisemblablement point encore venu : c'était un autre
chrétien que consumait le bûcher. En revanche,
Chilon, que César n'avait point délié de
l'obligation d'assister à la fête, vit dans le
tableau suivant des gens qu'il connaissait. On
représentait la mort de Dédale et d'Icare. Le
rôle de Dédale était dévolu à
Euricius, ce même vieillard qui naguère avait
donné à Chilon le signe du poisson, tandis que
dans le rôle d'Icare paraissait Quartus, fils d'Euricius.
Tous deux furent hissés au moyen d'un dispositif
spécial, pour être ensuite précipités
d'une hauteur énorme : le jeune Quartus tomba si
près de l'estrade impériale, qu'il
éclaboussa de son sang les ornements extérieurs et
même le rebord de pourpre. Chilon ne vit point la chute,
car il avait fermé les yeux; il n'entendit que le choc
sourd du corps, et quand, après un moment, il
aperçut du sang près de lui, il faillit
s'évanouir. Mais les tableaux se succédaient avec
rapidité. Les infâmes tortures des vierges que
souillaient des gladiateurs vêtus de peaux de bêtes,
mirent en joie le coeur de la foule. On vit ainsi les
prêtresses de Cybèle el de Cérès ; et
les Danaïdes, et Dircé, et Pasiphaé; enfin,
des fillettes impubères furent écartelées
par des chevaux sauvages. Le peuple applaudissait les inventions
toujours neuves de César. Lui, glorieux de son
œuvre et fier des applaudissements qu'on lui prodiguait,
n'ôtait. plus l'émeraude de son œil.
Ensuite ce furent des tableaux tirés des annales de la
Ville. Une odeur écoeurante de viande grillée
emplit l'amphithéâtre : Mucius Scaevola avait la
main sur le réchaud... Mais c'était un
véritable Scaevola. L'homme resta debout sans un
gémissement ; les yeux au ciel, de ses lèvres
noirâtres il murmurait une prière. Après
qu'il eut reçu le coup de grâce et qu'on eut
traîné son cadavre au spoliaire. on annonça
l'habituel entre-temps de midi.
Accompagné des vestales et des augustans, César
quitta l'amphithéâtre, et se rendit sous une
immense tente écarlate, où l'on avait
préparé pour lui et pour ses invités un
repas plantureux. Dans la foule, la plupart suivirent l'exemple
de César, et se répandirent à
l'extérieur, désireux de dégourdir leurs
membres ankylosés par une immobilité trop longue
et de s'attaquer aux mets que des esclaves, par faveur de
César, offraient abondamment. Autour de la tente, le
peuple forma des groupes pittoresques. Quelques-uns pourtant,
après avoir quitté leurs sièges,
descendirent dans l'arène, et là, en touchant du
doigt le sable que le sang agglutinait, se mirent à
disserter doctement sur ce qui s'était déjà
passé et sur ce qui allait suivre. Mais bientôt les
dissertateurs eux-mêmes s'en allèrent, afin de ne
point manquer le festin, et il ne resta là que quelques
hommes qu'avait retenus non point la curiosité, mais la
compassion pour les victimes prochaines : ils se dissimulaient
dans les passages.
Cependant on avait ratissé l'arène et l'on y
creusait des trous dont la dernière rangée
était à quelques pas seulement de l'estrade
impériale. Du dehors venaient les rumeurs de la
multitude, les cris et les applaudissements ; à
l'intérieur, avec une hâte fébrile, on
achevait les préparatifs des supplices nouveaux. Les
cunicules s'ouvrirent soudain, et toutes leurs bouches
évacuèrent sur l'arène des fournées
de chrétiens entièrement nus et portant des croix
sur leurs épaules.
Le sable fourmilla de monde. Des vieillards s'avançaient
en courant, courbés sous le poids des poutres ; à
côté d'eux venaient des hommes dans la force de
l'âge, des femmes aux cheveux dénoués dont
elles s'efforçaient de couvrir leur nudité, des
adolescents et même des petits enfants. Les victimes et
les croix étaient, pour la plupart, couronnées de
fleurs. La valetaille du cirque cinglait les infortunés
à coups de fouet, les obligeant à déposer
leurs croix en regard des trous déjà
creusés et à se tenir à côté.
— Ceux qu'au premier jour des jeux on n'était point
parvenu à livrer aux chiens et aux bêtes
féroces allaient mourir.
Les esclaves noirs saisissaient les chrétiens et les
étendaient sur les croix, puis ils leur clouaient les
mains aux traverses avec zèle et entrain, car il fallait
que tout fût prêt pour le moment où les
spectateurs regagneraient leurs places.
L'amphithéâtre entier résonna du choc des
marteaux, qui, répercuté par les dernières
rangées de sièges, se propagea jusqu'à la
tente où César recevait les vestales et ses
amis.
Sous la tente on buvait du vin, on se moquait de Chilon et l'on
chuchotait d'équivoques paroles aux oreilles des
vestales, tandis que sur l'arène on faisait diligence,
que les clous dans les mains et dans les pieds des
chrétiens, que ronflaient les pelles, et que se
comblaient de terre les cavités où l'on avait
dressé les croix.
Parmi les victimes imminentes était Crispus. Les
lions n'avaient point eu le temps de le déchirer
et il avait été réservé
pour la croix. Lui, toujours prêt à la
mort, se réjouissait en pensant que son heure,
enfin, était venue.. A l'exception des reins,
que ceignait une guirlande de lierre, son corps
décharné était nu ; sur sa
tête, on avait posé une couronne de roses.
Ses yeux brillaient toujours de la même
inextinguible énergie, et, sous les fleurs,
c'était le même visage fanatique et
implacable. Et son cœur n'avait point
changé: de même que dans le cunicule il
menaçait de la colère divine ses
frères cousus dans des peaux de bêtes,
maintenant encore, au lieu de les consoler, il les
foudroyait de ses paroles :
— Remerciez le Sauveur, disait-il. Il vous permet
de mourir du supplice dont il est mort lui-même.
Peut-être, pour cela. une part de vos fautes vous
sera-t-elle pardonnée ; mais tremblez car
justice sera faite, et il ne peut y avoir une
même sanction pour les méchants et pour
les bons.
Ses paroles étaient accompagnées du choc
des marteaux. L'arène se jalonnait de croix
toujours plus nombreuses. Crispus, tourné vers
ceux qui étaient encore debout à
côté de leurs croix, disait : |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
— Je vois les cieux ouverts, mais je vois les abimes béants... Sais-je moi-même comment je rendrai compte au Seigneur de ma vie, malgré ma foi, et malgré ma haine du mal ? Et c'est non point de la mort que j'ai peur, mais de la résurrection, non point du supplice, mais du jugement... Car le jour de la colère est venu ...
Mais des bancs proches de l'arène une voix soudain
s'éleva, une voix calme et solennelle, qui disait :
— ... Non point le jour de la colère, mais le jour
de la miséricorde, le jour du salut et du bonheur ; je
vous le dis, Christ vous réunira autour de lui, vous
consolera et vous fera asseoir à sa droite. Ayez foi, car
voici que le ciel s'ouvre pour vous.
A ces paroles, tous les regards se tournèrent vers les
bancs ; ceux qui étaient déjà en croix
levèrent des têtes pâles et torturées
et regardèrent l'homme qui parlait.
Lui, s'approcha jusqu'à la cloison qui limitait la lice
et se mit à les bénir du signe de la croix.
Crispus tendit un bras, comme pour le foudroyer de son
blâme, mais le reconnaissant, il baissa la main ; ses
genoux ployèrent et sa bouche murmura :
— L'Apôtre Paul !
Au grand étonnement de la valetaille, tous ceux
s'agenouillèrent qu'on n'avait point encore eu le temps
de crucifier. Paul de Tarse se tourna vers Crispus et dit
:
— Ne les menace point, Crispus, car aujourd'hui même
ils seront avec toi dans le Paradis. Tu penses qu'ils seront
damnés. Mais qui donc les damnera ? Les damnera-t-il,
Celui qui pour leur rachat a donné son Fils ? Christ les
damnera-t-il, qui est mort pour leur rédemption comme ils
meurent aujourd'hui pour sa doctrine ? Comment damnerait-il,
Celui qui chérit ? Qui donc accuserait les élus du
Seigneur ? Qui donc dirait de leur sang : « Il est maudit
» ?
—J'ai haï le mal, dit le vieillard.
—Au-dessus de la haine du mal, Christ a mis l'amour des
hommes. Car sa religion est amour, et non haine...
— J'ai péché à l'heure de la mort,
répondit Crispus, se frappant la poitrine.
Un gardien s'approcha de l'Apôtre et demanda :
— Qui es-tu, qui parles aux condamnés ?
— Un citoyen romain, répliqua Paul avec calme.
Puis, se tournant vers Crispus :
— Aie confiance, car ce jour est le jour de la
miséricorde, et meurs en paix, serviteur de Dieu !
Deux nègres s'approchèrent de Crispus afin de
l'étendre sur sa croix.
— Frères, priez pour moi !
s'écria-t-il.
Son visage n'était plus implacable ; ses traits de pierre exprimaient maintenant le calme et la douceur. Il facilita aux bourreaux leur tâche en étendant lui-même ses bras sur la traverse, el, les yeux droit au ciel, se mit à prier ardemment. Il semblait ne rien sentir et, quand les clous s'enfoncèrent dans ses mains, il n'eut pas une secousse, et nulle ride douloureuse ne lui barra la face : il priait, tandis qu'on clouait ses pieds, il priait, tandis qu'on dressait la croix et qu'on piétinait la terre à l'entour. Seulement, lorsque la foule, avec des rires et des clameurs, rentra dans l'amphithéâtre, le vieillard fronça les sourcils, comme indigné que la plèbe impie troublât, le calme et la paix et la douceur de sa mort...
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Le cirque maintenant semblait planté d'une forêt
où sur chaque arbre pendait un homme crucifié. Les
traverses des croix et les têtes des martyrs
s'illuminaient de soleil, l'arène était couverte
d'ombres épaisses enchevêtrées en une claie
noirâtre où, çà et là, se
marquaient des losanges de sable doré. Tout le plaisir du
spectacle consistait à contempler l'agonie lente des
victimes. La futaie de croix était si dense, que les
valets avaient peine à passer entre ces arbres. Le
pourtour était garni principalement de femmes ; Crispus,
toutefois, en sa qualité de chef, avait été
planté presque en face de l'estrade impériale, sur
une croix immense, festonnée d'aubépine à
sa base.
Nul encore parmi les martyrs n'avait expiré, mais
quelques-uns de ceux que l'on avait accrochés tout
d'abord s'étaient évanouis. Personne ne
gémissait, personne n'implorait la pitié. Les uns
avaient la tête inclinée sur l'épaule, ou
bien très basse sur la poitrine, comme s'ils eussent
été envahis par le sommeil ; d'autres semblaient
méditer : d'autres enfin, les yeux au ciel, remuaient
faiblement les lèvres. Devant cette effroyable
forêt de croix, ces corps éployés, ce
silence mortel, les clameurs joyeuses du peuple s'étaient
tues soudain. La nudité même des formes
féminines raidies et contractées n'agissait plus
sur les sens.
On ne pariait pas que tel mourrait plus vite que tel autre,
ainsi qu'on avait coutume de faire. César semblait
s'ennuyer : la tête oblique, le visage somnolent, il
tourmentait son collier d'une main paresseuse.
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
A ce moment, Crispus ouvrit les yeux et vit
Néron. Son visage eut de nouveau une expression
si implacable, son regard s'alluma si terrible, que les
augustans se mirent à chuchoter entre eux en le
désignant du doigt, et qu'enfin César
tourna son attention vers lui et approcha lourdement
l'émeraude de son œil. Il y eut un silence
absolu. Tous les regards étaient fixés
sur Crispus qui faisait des efforts pour arracher de la
croix sa main droite.
Puis, la poitrine du crucifié s'enfla, les
côtes accusèrent leur saillie, et il cria
:
— Malheur à toi ! Matricide !
A cette insulte proférée devant tout son
peuple, César frémit et laissa tomber
l'émeraude. La voix de Crispus, toujours plus
formidable, résonnait dans tout
l'amphithéâtre :
— Malheur à toi, assassin de ta
mère et. de ton frère ! Malheur à
toi, Antéchrist ! L'abime s'ouvre sous tes
pieds, la mort tend les bras pour le saisir, et le
tombeau te guette ! Malheur à loi, cadavre
vivant, car tu mourras dans l'épouvante et tu
seras damné pour
l'éternité...
Atrocement éployé, pareil à un
squelette vivant, il agitait sa barbe blanche au-dessus
de l'estrade impériale, éparpillant les
pétales des roses qui le couronnaient.
— Malheur à toi ! assassin! Ton heure est
proche !
Il fit un dernier effort: un instant, il sembla qu'il
allait délivrer sa main captive et la brandir
vers César. Mais soudain ses bras
s'allongèrent davantage, tout son corps
s'affaissa, sa tête retomba sur sa poitrine, et
il mourut. Dans la forêt des croix, les martyrs les plus faibles s'endormaient du sommeil éternel. |