Troisième partie, chapitre 18 - Remords |
— Seigneur, disait Chilon, maintenant la mer est comme de
l'huile d'olive, les flots semblent sommeiller... Partons pour
l'Hellade. En Hellade t'attend la gloire d'un Apollon ; des
couronnes t'y seront offertes et des triomphes ; là les
hommes te déifieront, et les dieux te recevront pour leur
hôte et leur égal. Tandis qu'ici, seigneur...
Il s'arrêta, car sa lèvre inférieure
s'était mise à trembler si violemment, que ses
paroles n'étaient plus que sons inarticulés.
— Nous partirons après la fin des jeux,
répondit Néron. Déjà certaines gens
se permettent de juger les chrétiens des êtres
inoffensifs. Si je partais, tout le monde le
répéterait. Qu'est-ce qui te fait donc peur, vieux
champignon pourri ?
Il affectait le ton léger ; mais la manière
scrutatrice dont il regardait le Grec décelait son
anxiété : il avait, en effet, été
terrifié par Crispus. Rentré au palais, la rage et
la honte, et aussi l'épouvante l'avaient
empêché de dormir.
Le superstitieux Vestinus regarda autour de lui et dit d'une
voix mystérieuse :
— Écoute-le, seigneur, écoute ce vieillard.
Ces chrétiens ont quelque chose d'étrange... Leur
divinité leur donne une mort légère. Ne
peut-on craindre qu'elle s'avise de les venger ?...
Néron répliqua vivement :
— Ce n'est pas moi, c'est Tigellin qui organise les
spectacles.
— C'est moi, en effet, s'écria Tigellin. C'est
moi ! Et je me moque de tous les dieux chrétiens.
Vestinus, seigneur, est une vessie gonflée de
superstitions, et, quant à ce Grec intrépide, il
mourrait de peur à la vue d'une poule
hérissée pour défendre ses poussins.
— C'est bien, dit Néron, mais dorénavant tu
feras couper la langue aux chrétiens, ou bien tu les
feras bâillonner.
— Le feu les bâillonnera, divin :
— Malheur à moi ! gémit Chilon.
Mais César, auquel l'assurance effrontée de
Tigellin avait rendu courage, se prit à rire et dit en
désignant le vieux Grec :
— Regardez donc la mine du descendant d'Achille !
L'aspect de Chilon était lamentable. Les quelques cheveux
qui lui restaient avaient blanchi complètement ; sa face
était marquée au sceau d'une inquiétude
rongeante. Par instants, il semblait hagard et on eût dit
qu'il divaguait. Souvent il ne répondait pas aux
questions et d'autres fois il avait des accès de fureur
et devenait alors d'une impudence telle que les augustans
résolurent de ne plus le houspiller.
Il eut un de ces accès.
— Faites de moi ce que vous voudrez, mais je n'irai plus
aux jeux, je n'irai plus ! cria-t-il
désespérément, en faisant claquer ses
doigts.
Néron le regarda, puis, se tournant vers Tigellin :
— Tu feras en sorte que, dans les jardins, ce
stoïcien se trouve à mes côtés. Je veux
voir sur lui l'effet de nos torches.
Chilon eut peur de la menace qui vibrait dans la voix de
César.
— Seigneur, dit-il, je ne pourrai rien voir. Je ne vois rien, la nuit.
César répliqua avec un funèbre sourire
:
— Il fera clair, cette nuit-là, comme en plein jour.
Puis il se tourna vers les autres augustans et parla des courses
qui devaient clore les jeux.
Pétrone s'approcha de Chilon et lui toucha le bras :
—Je te l'avais bien dit I Tu ne tiendras pas jusqu'au bout.
L'autre répondit :
— Il faut que je m'enivre.
Et il tendit une main tremblante vers un cratère de vin,
mais n'eut point la force de le porter à ses
lèvres. Alors, Vestinus lui reprit la coupe et, penchant
un visage où se lisaient la curiosité et l'effroi,
s'enquit :
— Les Furies te poursuivent ? Dis !
Le vieillard le regarda, la bouche ouverte, comme s'il
n'eût pas compris la question, puis se mit à
ciller. Vestinus répéta :
— Les Furies te poursuivent ?
— Non, répliqua Chilon, mais la nuit est devant mes
yeux.
— La nuit, comment cela ? Que les dieux aient pitié
de toi ! Comment cela ? la nuit ?
— Une nuit atroce et insondable, où il y a quelque
chose qui grouille et qui s'avance vers moi. Et moi, je ne sais
pas, et j'ai peur !
— J'ai toujours été certain qu'ils
étaient sorciers. As-tu aussi des cauchemars ?
— Je ne dors plus. Je ne pensais pas qu'on dût les
torturer ainsi.
— Tu en as done pitié?
— Pourquoi tant de sang? Tu as entendu ce que disait cet
homme en croix ? Malheur à nous !
— J'ai entendu, répliqua Vestinus à voix
basse. Mais ce sont des incendiaires.
— Ce n'est pas vrai !
— Des ennemis du genre humain.
— Ce n'est pas vrai !
— Et des empoisonneurs de fontaines.
— Ce n'est pas vrai !
— Et des égorgeurs d'enfants...
— Ce n'est pas vrai !
— Comment ? demanda Vestinus étonné. Tu le
disais toi-mème et tu les as livrés à
Tigellin.
— Aussi la nuit m'a enveloppé, et la mort vient
vers moi... Parfois il me semble que je suis déjà
mort, et vous autres aussi.
— Non ! c'est eux qui meurent. Nous sommes vivants. Mais,
dis-moi, qu'est-ce qu'ils voient, en mourant ?
— Le Christ...
— C'est leur dieu ? Un dieu puissant ?
Mais Chilon questionna :
— Quelle espèce de torches va-t-on brûler
dans les jardins ? Tu as entendu ce que disait
César ?
— J'ai entendu et je sais. Cela s'appelle des sarmentitii
et des semaxii... On les habillera de la tunique douloureuse
enduite de résine, puis on les attachera à des
mâts, et on allumera... Pourvu que leur dieu n'envoie pas
de nouveaux désastres sur la Ville... Des semaxii ! C'est
une torture atroce.
— Je préfère cela ; il n'y aura pas de sang,
répondit Chilon. Dis à un esclave de porter le
cratère à mes lèvres. J'ai soif et je
répands le vin, car ma main est branlante de
vieillesse.
Les autres causaient aussi des chrétiens . Le vieux
Domitius Afer les raillait.
— Ils sont une foule si grande, disait-il, qu'ils
pourraient fomenter une guerre civile, et on avait même
peur, vous souvenez-vous ? qu'ils s'avisassent de s'armer et se
défendre. En attendant, ils meurent comme des
moutons.
— Qu'ils essayent de faire autrement ! menaça
Tigellin.
Sur quoi, Pétrone, au groupe :
— Vous vous trompez. Ils s'arment.
— De quelle façon ?
— De patience.
— C'est un nouveau moyen de s'armer.
— En effet. Mais pouvez-vous dire qu'ils meurent comme des
criminels ordinaires ? Non ! Ils meurent, eux. comme si les
criminels, c'étaient ceux qui les condamnent à la
mort, c'est-à-dire nous et tout le peup!e romain.
— Balivernes ! s'écria Tigellin.
— Hic Abdera [Voici le roi des imbéciles]
! répondit Pétrone.
Mais les autres, frappés de la justesse de cette
remarque, se regardèrent avec étonnement et
répétèrent :
— C'est vrai ! Il y a quelque chose de différent et
de particulier dans leur mort.
— Et moi, je vous dis qu'ils voient leur divinité ! s'écria Vestinus à côté d'eux.
Quelques augustans se tournèrent vers Chilon.
— Hé ! vieux, toi qui les connais bien, dis-nous ce
qu'ils voient.
Le Grec, en un hoquet, cracha sur sa tunique le vin qu'il avait
bu et répondit :
— La Résurrection ! ...
Et il fut secoué de soubresauts si véhéments que ceux qui étaient assis près de lui partirent de bruyants éclats de rire.