Troisième partie, chapitre 19 - Dans la prison Esquiline

Depuis quelque temps, Vinicius passait ses nuits hors de la maison. Pétrone se disait qu'il avait peut-être formé quelque nouveau projet pour faire évader Lygie de la Prison Esquiline, mais il ne voulait plus le questionner, pour ne point porter malheur à sa tentative. Depuis qu'il avait échoué à faire sortir Lygie de la Prison Mamertine, il avait cessé d'avoir foi en son étoile.

Cette fois, il ne comptait pas sur le succès des tentatives de Vinicius. La Prison Esquiline, que l'on avait installée à la hâte en reliant les caves des maisons démolies pour l'endiguement du feu, n'était point aussi affreuse que le vieux tulianum du Capitole, mais en revanche, cent fois plus sévèrement gardée. Pétrone comprenait fort bien que l'on y avait transféré Lygie uniquement dans la crainte qu'elle ne mourût de maladie et n'échappât à l'amphithéâtre.

— Il est certain, se disait-il, que César et Tigellin la réservent pour un spectacle spécial, plus atroce que tous les autres. Et Vinicius se perdra lui-même sans aucun résultat.

Vinicius, aussi, avait abandonné toute confiance en son initiative propre : — Christ seul pouvait encore sauver Lygie. — Le jeune homme ne songeait plus qu'aux moyens de la voir dans sa prison.

Il savait que Nazaire était, malgré tout, parvenu à entrer dans le tulianum, comme porteur de cadavres. Cette pensée le hantait : il décida d'essayer du même subterfuge. Pour une somme énorme, le gardien des Fosses Puantes le prit enfin au nombre des valets qu'il envoyait chaque nuit chercher les cadavres dans les prisons. L'obscurité de la nuit, ses habits d'esclave, le linge imbibé d'huile de térébenthine dont serait enveloppée sa tête, l'éclairage misérable des prisons, — tout cela faisait qu'on ne le reconnaîtrait pas.

Du reste, qui donc eût songé qu'un patricien, fils et petit-fils de consuls, pût se trouver dans une équipe de fossoyeurs exposés aux émanations des prisons et des Fosses Puantes, et s'attelât à une besogne à laquelle la plus noire misère ou bien l'esclavage pouvaient seuls forcer un homme ?

Quand le centurion eut examiné leurs jetons de fossoyeurs, la grande porte de fer de la Prison Esquiline s'ouvrit devant eux, et Vinicius vit un large caveau d'où l'on avait accès dans un grand nombre d'autres caves. Des quinquets ternes éclairaient le souterrain, qui était plein de prisonniers : les uns, étendus le long des murs, dormaient ; peut-être étaient-ils morts ; d'autres faisaient cercle autour d'une auge centrale remplie d'eau et buvaient ; d'autres étaient assis par terre, les
coudes aux genoux et la tête dans les deux mains. Çà et là, des enfants reposaient serrés contre leurs mères. On entendait des hoquets de malades, des sanglots, des murmures de prières, des hymnes bourdonnés à mi-voix et les blasphèmes des gardiens.

Il régnait là une odeur de cadavres et de sueur humaine. Dans les coins ténébreux grouillaient de sombres silhouettes ; plus près, sous les lueurs tremblotantes, on distinguait des visages blêmes, aux joues caves, aux yeux éteints ou fiévreux, aux lèvres bleuâtres, avec des cheveux agglutinés et des rigoles de sueur sur le front.

Des malades déliraient en cris brusques. Des gens demandaient de l'eau, d'autres suppliaient qu'on les menât à la mort.

Les jambes de Vinicius vacillèrent. A la pensée que Lygie se trouvait dans cette géhenne, ses cheveux se dressèrent et sa gorge se serra. L'amphithéâtre, les crocs des fauves, les croix, — tout plutôt que ces effroyables souterrains empuantis de cadavres...

— Combien de morts, aujourd'hui ? demanda le gardien des Fosses.

— Bien une douzaine, répondit le surveillant de la prison ; mais d'ici au matin il y en aura davantage ; déjà quelques-uns râlent là-bas le long des murs.

Et il se mit à récriminer contre les femmes qui cachaient leurs enfants morts, pour les garder plus longtemps auprès d'elles. On retrouvait les cadavres à l'odeur seulement.

— J'aimerais mieux, disait l'homme, être esclave dans quelque ergastule de campagne, que surveiller ces chiens qui pourrissent tout vivants.

Le gardien des Fosses le consolait en lui certifiant que sa besogne, à lui, n'était pas plus enviable. Cependant. Vinicius cherchait en vain Lygie, et il lui vint à l'esprit qu'il ne la verrait plus vivante.

Il y avait une douzaine de caves reliées entre elles par des brèches fraîchement percées, et les fossoyeurs n'entraient que là où il fallait enlever des cadavres. Il fut donc terrifié en songeant que ce qui lui avait coûté tant de peines pourrait ne lui servir de rien.

Heureusement le gardien des Fosses vint à son aide :

— ll faut emporter les morts immédiatement, dit-il, si vous ne voulez pas mourir tous, vous el les prisonniers.

— Nous sommes dix pour toutes les caves, répondit le geôlier, et il faut pourtant que l'on dorme.

— Alors je vais te laisser quatre de mes hommes : ils feront le tour des caves pour voir s'il y a des morts.

— Je t'offrirai à boire demain, si tu fais cela. Mais qu'on porte chaque corps au contrôle ; l'ordre est arrivé de leur percer le cou ; et ensuite : à la Fosse !

— Bien ! mais tu m'offriras à boire...

Le gardien des Fosses désigna quatre hommes, et parmi eux Vinicius, et se mit avec les autres à entasser les cadavres sur les brancards.

Vinicius respira. Maintenant, au moins, il avait la certitude de retrouver Lygie. Il commença par explorer minutieusement le premier souterrain, et ne découvrit rien. Dans le deuxième et le troisième, ses recherches furent également infructueuses.

Cependant il était tard : on avait enlevé les corps. Les gardiens s'étaient étendus dans les couloirs séparant les caves et dormaient : les enfants, las de pleurer, s'étaient tus ; on n'entendait que la respiration haletante des poitrines oppressées, et, çà et là, encore un murmure de prières.

Ulpiano Checa - Les martyrs - L'art du théâtre, 15 juin 1901

Vinicius entra dans un quatrième caveau, moins grand que les précédents, et leva sa lanterne.

Soudain, il frémit ; il lui avait semblé voir, sous les barreaux d'un soupirail, la gigantesque silhouette d'Ursus. Il souffla immédiatement son lumignon et s'approcha :

— C'est toi, Ursus ?

Le géant leva la tête :

— Qui es-tu ?

— Tu ne me reconnais pas ?

— Tu as soufflé la lumière, comment veux-tu que je te reconnaisse ?

Mais Vinicius aperçut Lygie couchée auprès du mur, sur un manteau, et, sans dire un mot, il s'agenouilla près d'elle.
Ursus le reconnut alors et dit :

— Béni soit le Christ ! Mais ne l'éveille pas, seigneur.

Vinicius la contemplait à travers ses larmes. Malgré l'obscurité, il pouvait distinguer son visage, d'une pâleur d'albâtre, et ses épaules amaigries. A cette vue, il fut envahi d'un amour pareil à la plus déchirante douleur, d'un amour plein de pitié, de vénération et de respect. Il tomba, face contre terre, et appuya ses lèvres sur le bord du manteau où reposait la jeune fille.

Ursus le regarda longtemps en silence ; enfin, le tirant par sa tunique :

— Seigneur, demanda-t-il, comment es-tu entré ? viens-tu pour la sauver ?

Vinicius se releva.

— Indique-moi un moyen ! dit-il.

— Je croyais que tu trouverais, seigneur. Moi, un seul moyen m'est venu à l'idée...

Il tourna les yeux vers les barreaux, puis, comme se répondant à lui-même, il dit :

— Oui ! ... Mais, derrière, il y a des soldats ! ...

— Cent prétoriens, répondit Vinicius.

— Alors, nous ne passerions pas ?

— Non !

Le Lygien se frotta le front et demanda de nouveau:

— Comment es-tu entré ?

— J'ai une tessera du gardien des Fosses Puantes...

Soudain, comme si un éclair eût traversé son esprit :

— Par le supplice du Sauveur ! dit-il, je resterai ici, qu'elle prenne ma tessera, qu'elle s'entoure la tête de ce linge, qu'elle mette un manteau et qu'elle sorte. Il y a quelques jeunes garçons parmi les esclaves du fossoyeur: les prétoriens ne la reconnaîtront pas, et, si elle atteint la maison de Pétrone, elle sera en sûreté.

Le Lygien baissa la tête et répondit :

— Elle ne consentirait pas, elle t'aime. Et puis, elle est malade et ne peut se tenir debout... Si toi, seigneur, et le noble Pétrone n'avez pu la faire sortir de prison, qui donc la sauvera ?

— Christ seul peut la sauver...

Tous deux se turent. Au fond de son cœur simple, le Lygien songeait : « Lui pourrait nous sauver tous ; s'il ne le fait pas, c'est que le moment du supplice et de la mort est venu. » Il consentait pour lui-même à la mort, mais, du fond de l'âme, il avait pitié de cette enfant qui avait grandi dans ses bras et qu'il aimait plus que la vie.

Soudain, Lygie ouvrit les yeux et mit ses mains brûlantes sur celles de Vinicius agenouillé.

— Je te vois ! dit-elle. Ah ! je savais que tu allais venir.

— Je suis venu, très chère. Que le Christ te prenne sous sa garde, et qu'il te sauve, ma Lygie bien-aimée...

Il ne put en dire davantage, il ne voulait point trahir sa douleur devant elle.

— Je suis malade, Marcus, et, sur l'arène ou bien ici, il faut que je meure... J'avais demandé dans mes prières de te voir avant la mort : tu es venu, le Christ m'a exaucée !

Et comme il ne pouvait encore proférer une parole et la serrait seulement contre sa poitrine, elle dit encore

— Je savais que tu viendrais. Et aujourd'hui le Sauveur a permis que nous puissions nous dire adieu. Déjà, Marcus, déjà je vais à Lui, mais je t'aime et je t'aimerai toujours.

Vinicius se maîtrisa, étouffa sa douleur et parla d'une voix qu'il s'efforçait de rendre calme.

— Non, ma bien-aimée, tu ne mourras pas. L'Apôtre m'a ordonné d'avoir foi et il a promis de prier pour toi. Il a connu le Christ; Christ, qui l'a aimé, ne lui refusera rien... Si tu devais mourir, Pierre ne m'aurait pas ordonné d'avoir foi. Et il m'a dit : « Aie foi. » Non, Lygie ! Christ aura pitié de moi... Il ne veut pas que tu meures, il ne le souffrira pas... Je te jure par le nom du Sauveur que Pierre prie pour toi !

Domenico Mastroianni - Lygie en prison - 1913

L'unique lampion qui pendait au-dessus de la porte s'était éteint, mais la lumière de la lune entrait maintenant à large nappe par le soupirail. Dans le coin opposé, un enfant se plaignit, puis se tut. Du dehors venaient les voix des prétoriens, qui, après la relève, jouaient sous le mur aux scriptae duodecim.

Après un silence, Lygie répondit :

— Marcus, Christ lui-même s'est écrié : « Mon Père, éloignez de moi ce calice d'amertume ! » Et pourtant il l'a bu jusqu'à la lie, et il est mort sur la croix. Maintenant des milliers périssent pour Lui ; — pourquoi devrais-je, seule, être épargnée. Que suis-je donc, Marcus ? J'ai entendu Pierre dire que lui aussi mourrait dans les supplices. Que suis-je devant lui ? Quand les prétoriens sont venus pour nous chercher, j'ai eu peur de la mort et de la torture, mais maintenant je n'ai plus peur. Vois comme elle est épouvantable, cette prison ; et moi, je vais au ciel. Songe qu'ici-bas il y a César, et que là-haut il y a le Sauveur, qui est bon et miséricordieux. Et la mort n'existe pas. Tu m'aimes : — songe combien je serai heureuse. Songe, mon Marcus, que, là-haut, tu viendras me rejoindre.

Elle se tut, pour aspirer un peu d'air, puis saisit la main de Vinicius et l'éleva jusqu'à ses lèvres :

— Marcus...

— Oui, mon aimée !

— Il ne faut pas que tu me pleures. Souviens-toi que tu viendras auprès de moi, là-haut. Ma vie n'aura pas été longue, mais Dieu m'aura donné ton âme. Et je veux pouvoir dire au Christ que, bien que je sois morte, bien que tu m'aies vu mourir, et bien que tu sois resté dans la désolation, tu n'as pas maudit Sa volonté. Il nous réunira ; et je t'aime et je veux être avec toi...

De nouveau, le souffle lui manqua, et elle finit d'une voix à peine intelligible :

— Promets-le Marcus ! ...

— Sur ta tête sacrée, je promets !

Alors dans la triste lumière, il vit le visage de Lygie rayonner. Elle porta encore une fois la main de Vinicius à ses lèvres et murmura :

— Ta femme... Je suis ta femme...

Derrière le mur, les prétoriens qui jouaient aux scriptae duodecim élevèrent des voix querelleuses.

Mais eux avaient oublié la prison, les gardiens, toute la terre, et, confondant leurs âmes célestes, ils s'étaient mis à prier.