Troisième partie, chapitre 20 - Résignation |
Trois jours, trois nuits plutôt, rien ne troubla leur
quiétude. Ayant accompli leur tâche ordinaire, qui
consistait à séparer les morts des vivants, les
gardiens, harassés de fatigue, s'étendaient dans
les couloirs. Alors Vinicius entrait dans le cachot de Lygie et
n'en sortait qu'au moment où, dans l'aube,
commençaient à se préciser les barreaux du
soupirail. Elle posait sa tête sur la poitrine du jeune
homme et, à voix basse, ils parlaient d'amour et de mort.
Dans leurs pensées et leurs entretiens, et même
dans leurs désirs et leurs espérances, ils
s'éloignaient toujours davantage de la vie. Ils
étaient pareils aux navigateurs, qui, ayant laissé
la terre derrière eux, n'aperçoivent plus, de leur
nef, que l'immensité de la mer et du ciel, et, lentement,
s'enfoncent dans les infinis. Quand, au matin, il quittait la
prison, il voyait déjà l'univers, et la Ville, et
les amis, et les choses de la vie, comme à travers un
songe. Tout lui paraissait étranger et lointain, et
tellement vain et si éphémère...
Même l'imminence des supplices avait cessé de
l'épouvanter : il sentait que l'on pouvait passer
à travers le martyre comme absorbé dans la
méditation, les yeux ancrés ailleurs, — au
loin. Épanchant leur amour, ils se disaient combien ils
allaient se chérir, et comment ils allaient être
ensemble, non sur terre, mais dans les là-bas
d'outre-tombe. Et, si parfois leur pensée se tournait
vers les choses terrestres, ils échangeaient les paroles
des voyageurs qui, avant de partir pour un grand voyage,
s'entretiennent des préparatifs suprêmes.
Autrement, le calme les enveloppait qui enveloppe deux
stèles solitaires et que l'on a oubliées. Leur
seul désir était que Christ ne les
séparât point. Mais la conviction qu'Il les
exaucerait s'affermissant en eux toujours davantage, ils
s'étaient mis à l'aimer comme le lien qui allait
les unir en l'infini bonheur et la paix infinie. Sur terre,
déjà, ils dépouillaient la poussière
terrestre. Leur âme se faisait pure ainsi qu'une larme.
Sous la mort imminente, parmi la misère et la souffrance,
sur ce grabat de prison, pour eux le ciel avait commencé.
Le prenant par la main. — déjà
sauvée, déjà sanctifiée, —
Lygie conduisait Vinicius vers l'intarissable source de
vie.
Pétrone était stupéfait de voir sur le
visage de Vinicius une quiétude toujours plus grande et
un rayonnement que jamais autrefois il n'avait remarqué.
Par instants naissait en lui la supposition que Vinicius avait
trouvé quelque nouveau moyen de salut, et il était
affecté de ce qu'on ne lui confiât point cet
espoir. Enfin, n'y tenant plus, il dit un jour :
— Maintenant tu parais tout changé ; ne fais pas de
mystère avec moi, car je veux et je peux t'être
utile : as-tu arrêté quelque chose ?
— J'ai arrêté. répondit Vinicius,
quelque chose où tu ne peux me venir en aide.
Après sa mort je confesserai ma foi et je la
suivrai.
— Alors, tu n'as plus d'espoir ?
— Christ me la rendra, et nous ne nous séparerons
plus jamais.
— Point n'est besoin pour cela de votre Christ. Le
même service peut vous être rendu par notre
Thanatos.
— Non, mon ami. Mais tu ne veux pas comprendre.
— Je ne veux pas, et je ne peux pas comprendre,
répondit Pétrone. Ce n'est point le moment de
disserter, mais te souviens-tu de ce que tu as dit, la nuit
où nous avons vainement essayé de la faire
évader du tulianum ? Moi, j'avais perdu tout espoir ; et
toi, tu as dit en rentrant : « Malgré tout, je
crois que Christ peut me la rendre ! » Qu'il te la rende !
... Si je jette une coupe précieuse dans la mer, aucun de
nos dieux ne sera capable de me la rapporter ; et, si votre dieu
n'est point plus empressé à vous plaire, je ne
vois pas pourquoi je le vénérerais au
détriment des dieux anciens.
— Aussi me la rendra-t-il, dit Vinicius.
Pétrone haussa les épaules.
— Sais-tu que c'est avec des chrétiens que l'on
illumine demain les jardins de César ?
— Demain ? répéta Vinicius.
Le cœur tressaillant de détresse et
d'épouvante, il se rendit en hâte auprès du
gardien des « puticuli, » chercher sa tessera. Une
déception l'attendait : le gardien refusa de lui donner
le jeton.
— Pardonne-moi, seigneur, dit-il, j'ai fait ce que j'ai pu
pour toi, mais je ne puis risquer ma vie. Cette nuit on conduira
les chrétiens dans les jardins de César. La prison
sera pleine de soldats et de fonctionnaires. Si tu étais
reconnu, je serais perdu, et mes enfants avec moi.
Vinicius comprit qu'il insisterait en vain. Mais il eut une
lueur d'espoir : les soldats qui l'avaient déjà vu
auparavant le laisseraient peut-être passer sans tessera.
Quand vint la nuit, il revêtit, comme à
l'ordinaire, une tunique sordide, entoura sa tête d'un
linge et se rendit à la prison.
Mais ce jour-là on vérifiait les jetons plus
exactement encore, et, pour comble de malheur, le centurion
Scaevinus, un soldat sévère et
dévoué à César corps et âme,
reconnut Vinicius.
Pourlant dans celte poitrine cuirassée de fer couvait
encore une étincelle de pitié pour l'infortune
humaine, car, au lieu de donner l'alerte d'un coup de lance
contre son bouclier, il prit Vinicius à part et lui dit
:
— Rentre chez toi, seigneur. Je t'ai reconnu, mais je me
tairai pour ne pas te perdre. Je ne peux pas te laisser entrer ;
retourne chez toi, et que les dieux t'envoient
l'apaisement.
— Tu ne peux pas me laisser entrer, répondit
Vinicius ; mais permets-moi de rester ici et de voir ceux que
l'on va emmener.
— Mes ordres ne s'y opposent pas.
Vinicius s'arrêta devant la porte et attendit que l'on
fît sortir les condamnés. Vers minuit enfin la
porte s'ouvrit de toute sa largeur pour livrer passage à
une foule d'hommes, de femmes et d'enfants, qu'entouraient des
détachements de prétoriens. La nuit était
très claire, une nuit de pleine lune, et l'on pouvait
même distinguer les visages des condamnés. Ils
s'avançaient deux par deux en un long et sinistre
cortège, au milieu d'un silence qui n'était
troublé que par le cliquetis des
armures. Ils étaient si nombreux, qu'il semblait que
toutes les caves dussent maintenant être vides. En queue
du cortège, Vinicius reconnut distinctement Glaucos le
médecin, mais ni Lygie ni Ursus ne se trouvaient parmi
ceux qu'on menait à la mort.