Troisième partie, chapitre 21 - Les torches de Néron |
Henryk Siemiradzki - Les torches de Néron, 1882 |
L'obscurité n'était point complète encore,
que déjà les premières vagues de la foule
avaient commencé d'affluer vers les jardins de
César. Le peuple, en habits de fête,
couronné de fleurs, s'en allait, chantant avec entrain,
contempler un spectacle nouveau et splendide. Presque tous
étaient ivres. Les cris de : « Semaxii !
Sarmentitii ! » retentissaient sur la Via Tecta, sur le
Pont Émilien, et, de l'autre côté du Tibre,
sur toute la Voie Triomphale, aux alentours du Cirque de
Néron, et mème là-haut, sur la Colline du
Vatican. Déjà auparavant on avait eu à Rome
le spectacle de gens brûlés sur des poteaux, mais
jamais encore on n'avait vu semblable multitude de
condamnés. Voulant en finir avec les chrétiens, et
enrayer l'épidémie qui des prisons se
répandait de plus en plus par la Ville, César et
Tigellin avaient fait le vide dans tous les souterrains, en
sorte qu'il ne restait plus que quelques dizaines d'individus
réservés pour la fin des jeux. Et la foule,
après qu'elle eût franchi les grilles du jardin,
devint muette de stupeur. Les allées principales, celles
qui s'enfonçaient dans les fourrés, celles qui
longeaient les prairies, les touffes d'arbres, les
étangs, les viviers et les pelouses semées de
fleurs, étaient hérissées de piquets
enduits de résine, auxquels on avait ligotté des
chrétiens.
Du haut des tertres, où le regard n'était plus
entravé par le rideau des arbres, on pouvait contempler
des rangées entières de palots et de corps
ornés de fleurs, de lierre, et de feuilles de myrte.
Escaladant les buttes et descendant les vallons, elles
s'étendaient si loin, que les plus rapprochées
semblaient des mâts de navire, et les plus lointaines
apparaissaient, comme une fraise multicolore de thyrses et de
vouges.
Cependant l'obscurité tombait, et les premières
étoiles venaient d'éclore. A côté de
chaque condamné vinrent se placer des esclaves
armés de torches, et quand le cor eut sonné le
commencement du spectacle, ils mirent le feu à la base
des poteaux.
La paille imbibée de poix, dissimulée sous les
fleurs, flamba incontinent d'une flamme claire qui, toujours
accrue, se mit à dérouler les guirlandes de lierre
et à lécher les pieds des victimes. Le peuple se
tut ; les jardins retentirent d'un seul gémissement
immense, fait de milliers de cris de douleur. Pourtant
quelques-unes des victimes, levant les yeux vers le ciel
constellé, chantaient à la gloire du Christ. Le
peuple écoutait. Mais les cœurs les plus endurcis
s'emplirent d'épouvante, quand du haut des petits piquets
des voix déchirantes d'enfants se mirent à appeler
: « Maman ! Maman ! » et même les gens ivres
furent secoués d'un frisson à la vue de ces
petites têtes et de ces innocents visages crispés
de douleur ou bien voilés par la fumée qui
déjà commençait à suffoquer les
victimes. La flamme montait toujours et dévorait une
à une les guirlandes de lierre et de roses. Les
allées principales et les allées latérales
s'embrasèrent ; les bouquets d'arbres
s'illuminèrent, et les prairies, et les pelouses
couvertes de fleurs l'eau des bassins et des étangs
s'irradia de reflets ; les feuilles frissonnantes se
teintèrent de rose. Et il fit clair, comme en plein jour.
L'odeur de la chair rôtie emplit les jardins, mais,
immédiatement, sur les brûle-parfums placés
entre les poteaux, les esclaves jetèrent de la myrrhe et
de l'aloès. Ça et là, dans la foule, des
cris s'élevèrent, cris de pitié aussi bien
que d'ivresse joyeuse. Ces cris s'enflaient d'instant en
instant, à mesure que grandissait le feu, qui maintenant
enveloppait les piquets, rampait vers les poitrines, tordait les
cheveux de son souffle brûlant, voilait les visages
noircis et enfin fusait plus haut encore, comme pour affirmer la
victoire et le triomphe de la force qui t'avait
déchaîné...
Encore au commencement du spectacle, César était
apparu au milieu du peuple sur un splendide quadrige de cirque
attelé de quatre étalons blancs. Il portait un
costume de cocher aux couleurs des Verts qui étaient son
parti et celui de la cour. D'autres chars suivaient, pleins de
courtisans aux habits magnifiques, de sénateurs, de
prêtres, et de bacchantes nues et couronnées de
roses qui, ivres et des amphores dans les mains,
s'époumonnaient en cris sauvages ; des musiciens
costumés en faunes et en satyres jouaient de la cithare,
de la harpe, du fifre et du cor. D'autres chars portaient les
matrones et les vierges romaines, également ivres et
demi-nues. Des deux côtés de chaque quadrige, des
éphèbes secouaient leurs thyrses
enrubannés ; d'autres jouaient du tambourin ; d'autres
semaient des fleurs sous les pieds des chevaux. Au milieu des
fumées et des torches humaines, le cortège
s'avançait dans l'allée principale en clamant
« Evohé ! ». César, avec, à ses
côtés, Tigellin et aussi Chilon dont
l'épouvante l'amusait, conduisait ses chevaux au pas,
contemplant les corps qui flambaient et écoutant les
acclamations du peuple. Ses bras monstrueux, tendus sur les
rênes, semblaient faire le geste de bénir son
peuple. Son visage et ses yeux mi-clos souriaient, et,
couronné d'or, il rayonnait au-dessus des hommes, comme
un soleil, ou comme un Dieu.
Par instants, il s'arrêtait devant une vierge dont le sein
commençait à grésiller dans la flamme, ou
devant un enfant au visage crispé. Puis il continuait
d'avancer, et derrière lui se ruait le cortège
ivre, houleux et forcené. De temps en temps il saluait le
peuple, puis, de nouveau, tirant sur les rênes d'or, il se
penchait en arrière et causait avec Tigellin. Enfin,
arrivé à la grande fontaine, au carrefour de deux
allées, il descendit de son quadrige, fit signe à
ses compagnons et se mêla à la foule.
Il fut salué par des cris et des applaudissements. Les
bacchantes, les nymphes, les augustans, les prêtres, les
faunes, les satyres et les soldats l'entourèrent d'un
orbe frénétique. Sur les bords de la fontaine,
cent torches flamboyaient. César en fit le tour,
s'arrêtant pour faire des remarques sur les victimes ou
bien pour se moquer de Chilon, dont le visage
révélait un insondable désespoir.
Enfin ils arrivèrent devant un mât
très élevé, orné de myrte
et festonné de lierre. Les flammèches
rougeâtres léchaient encore les genoux de
la victime, mais on ne pouvait distinguer son visage.
que voilaient de fumée les ramilles vertes qui
prenaient feu. Soudain, la brise nocturne balaya la
fumée et découvrit une tète de
vieillard à barbe grise. À cette vue,
Chilon se roula sur lui-même tel un serpent
blessé, et de sa bouche s'échappa un cri
plus semblable à un graillement de corbeau
qu'à une voix humaine :
— Glaucos ! Glaucos ! ...
Du haut du poteau enflammé, Glaucos le
médecin le regardait.
— Glaucos ! au nom du Christ ! Pardonne ! |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Tous se turent alentour : un frisson secoua les assistants et,
vers le poteau, se levèrent tous les yeux.
La tête du martyr remua légèrement, et l'on
entendit une voix gémissante venue de la cime du
mât :
— Je pardonne...
Chilon s'écroula sur la face, hurlant comme une
bête sauvage, et, des deux mains, se mit à entasser
de la terre sur sa tète. Les flammes jaillirent soudain,
enveloppèrent la poitrine et le visage de Glaucos,
déroulèrent la couronne de myrte sur sa tête
et dévorèrent les rubans à la flèche
du mât qui tout entier flamba d'une clarté
immense.
Mais Chilon se releva avec un visage tellement
transfiguré que les augustans crurent voir devant eux un
autre homme. Ses yeux luisaient d'une lumière intense,
son front ridé irradiait l'extase : ce Grec, à
l'instant encore veule et lâche, semblait maintenant un
prêtre inspiré par son dieu et qui allait
révéler des vérités
redoutables.
— Qu'est-ce qui lui arrive ? il est fou ! ...
murmurèrent des voix.
Lui se tourna vers la foule, leva la main droite, et se mit
à dire, ou plutôt à clamer d'une voix
perçante, afin que non seulement les augustans, mais la
tourbe entière pût l'entendre :
— Peuple romain ! Sur ma mort, je jure que
périssent des innocents ! L'incendiaire, c'est
lui !
Et il désigna Néron.
Il y eut un moment de silence. Les courtisans étaient
pétrifiés. Chilon restait immobile, la main
frémissante et le doigt tendu vers César. Un
tumulte éclata. En une tourmente de flots soudain
déchaînés par la rafale, le peuple se
précipita vers le vieillard, pour le voir de plus
près. Des voix crièrent : « Tenez-le !
», d'autres : « Malheur à nous !! » Une
tempête de sifflets et de hurlements creva :
« Ahénobarbe ! Matricide ! Incendiaire ! » Le
chaos grandissait. Les bacchantes, avec des cris aigus,
coururent vers les chars. Soudain quelques mâts
consumés s'effondrèrent en une pluie
d'étincelles. Un remous aveugle des masses entraîna
Chilon vers le fond du jardin.
Partout les poteaux consumés commençaient à
tomber en travers de la route, emplissant les allées de
fumée, d'étincelles, d'odeur de bois
brûlé, et d'un graillon de graisse humaine. Les
lumières s'éteignaient partout. Les jardins
s'enténébraient. Le peuple inquiet, sombre et
épouvanté s'écrasait aux portes. La
nouvelle de ce qui était arrivé passait de bouche
en bouche, se déformant et s'amplifiant à mesure.
Les uns disaient que César s'était
évanoui ; d'autres, qu'il s'était avoué
l'auteur de l'incendie ; d'autres, qu'il était
tombé dangereusement malade, et, qu'on l'avait
emporté comme mort, sur son char. Çà et
là, s'élevaient des paroles de pitié pour
les chrétiens : « Si ce n'est pas eux qui ont
brûlé Rome, alors pourquoi tant de sang, tant de
tortures, tant d'injustice ? Les dieux ne vengeront-ils pas la
mort de ces innocents, et par quels « piacula »
parviendra-t-on à les fléchir ? »
Les mots « innoxia corpora, » étaient
répétés avec insistance. Les femmes
s'apitoyaient à voix haute sur les enfants, dont une
telle quantité avait été jetée aux
fauves, et clouée en croix, et brûlée dans
ces jardins maudits ! Et peu à peu la pitié se
changeait en des malédictions contre Tigellin et
César.
Des gens s'arrêtaient soudain et demandaient tout haut :
« Quelle est-elle, cette divinité qui leur donne
tant de force devant les tortures et la mort ? » Et ils
rentraient chez eux, absorbés en leurs
pensées...
Chilon errait dans les jardins, ne sachant de quel
côté tourner ses pas. Il buttait contre des corps
à demi rôtis, il accrochait des tisons qui
l'enveloppaient d'un agressif essaim d'étincelles, et,
par moments, s'asseyait et regardait autour de lui avec des yeux
hébétés. Les jardins étaient presque
entièrement envahis par l'obscurité ; entre les
arbres se déplacait une lune blêmie qui
éclairait d'un jour incertain les allées, les
poteaux noircis couchés en travers, et les arsins humains
changés en des blocs informes. Le vieux Grec croyait voir
dans la lune les traits de Glaucos et ses yeux fulgurants ; et
il fuyait la lumière. Enfin, il sortit de l'ombre et,
poussé par une force invincible, il s'achemina vers la
fontaine où Glaucos avait rendu l'âme.
Une main toucha son épaule.
Le vieillard se retourna, et, voyant devanl lui un inconnu, il
s'écria :
— Quoi ? Qui es-tu ?
— Un apôtre, Paul de Tarse.
— Je suis maudit §... Que me veux-tu ?
L'Apôtre répondit :
— Je veux le sauver.
Chilon s'appuya contre un arbre.
— Pour moi il n'y a plus de salut ! dit-il
sourdement.
— Ne sais-tu donc pas que Dieu a pardonné au larron
repentant ? demanda Paul.
— Ne sais-tu donc pas ce que j'ai fait, moi ?
— J'ai vu ta douleur et j'ai entendu que tu
témoignais de la vérité.
—Oh ! seigneur !
— Et si le serviteur du Christ t'a pardonné
à l'heure du supplice et de la mort, comment Christ ne te
pardonnerait-il pas ?
Chilon saisit sa tête de ses deux mains, comme s'il se
sentait devenir fou :
— Le pardon ! Pour moi... Le pardon ! ...
— Notre Dieu est un Dieu de miséricorde,
répondit Paul.
— Pour moi ! gémissait Chilon.
— Appuie-loi sur mon bras et viens, dit
l'Apôtre.
Et il marcha vers le carrefour des allées, guidé
par la voix de la fontaine qui, dans la paix nocturne. semblait
pleurer sur tous ces corps martyrisés.
— Notre Dieu est un Dieu de miséricorde,
répéta l'Apôtre. Si, debout au bord de la
mer, tu y jetais des cailloux, parviendrais-tu à combler
l'ablme ? Or, je te le dis, la miséricorde du Christ est
pareille à la mer, et les péchés et les
fautes des hommes y seront engloutis, comme s'engloutissent les
pierres dans le gouffre marin. Et je te dis que la
miséricorde du Christ est pareille au ciel qui recouvre
les montagnes, les terres et les mers, car partout elle est
présente, et elle est sans limites. Tu as souffert devant
le poteau de Glaucos, et Christ a vu ta souffrance. Tu as dit,
sans égard à ce qui demain pouvait t'advenir :
« L'incendiaire, c'est lui ! » Et le Christ n'a pas
oublié tes paroles. Car ton indignité et ton
mensonge ont pris fin, et dans ton cœur n'est resté
qu'un repentir sans bornes... Viens avec moi et écoute :
moi aussi, je l'ai haï ; moi aussi, j'ai
persécuté ses élus. Je ne voulais pas de
Lui, je ne croyais pas en Lui, jusqu'au jour où il m'est
apparu et m'a appelé. Et depuis lors, il est mon unique
amour. Écoute : il t'a envoyé le remords, la
terreur et la douleur, pour t'appeler à Lui. Tu l'as
haï, mais Lui t'aimait. Tu as livré ses enfants
à la torture, mais Lui veut te pardonner et te
sauver...
Paul l'accaparait, le conquérait, le conduisait comme un
soldat conduit un captif.
— Viens à moi, et je te mènerai.vers Lui. Pourquoi je suis venu auprès de toi ? Lui, m'a commandé de glaner les âmes au nom de l'amour, et j'accomplis son ordre. Tu me dis : « Je suis maudit, » et je te réponds : « Aie foi en Lui, et tu seras sauvé. » Tu me dis : « Je suis réprouvé, » et moi, je te réponds : « Il t'aime. » Regarde-moi ! Ouand je ne l'aimais point, la haine seule habitait mon cœur ! et maintenant Son amour me remplace mon père et ma mère, il me remplace la richesse et la royauté. En Lui seul est le refuge, Lui seul te comptera ton repentir. Il verra ta misère, et Il ôtera de toi la terreur et t'élèvera vers Lui.
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
...Le ruissellement de la fontaine s'argentait de
rayons lunaires. Alentour, c'était le calme et
la solitude, car ici les esclaves avaient
déjà enlevé les poteaux
carbonisés et les cadavres des martyrs.
Chilon se jeta à genoux, cacha sa face dans ses
mains et resta sans mouvement. Paul leva son visage
vers les étoiles et pria :
— Seigneur, disait-il, jette les yeux sur ce
malheureux, sur son repentir, sur ses larmes et son
supplice ! Dieu de miséricorde, qui as
donné ton sang pour nos péchés,
— par Ton supplice, par Ta mort et Ta
résurrection... pardonne !
Puis il se tut ; et longtemps encore, en prière,
il contempla les étoiles. Mais à ses pieds, soudain, un appel gémissant s'éleva :
-- Christ ! ... Christ ! ... Pardonne!
Alors Paul s'approcha de la fontaine, puisa de l'eau
dans ses deux paumes et revint vers le misérable
à genoux.
— Chilon! je te baptise au nom du Père, et
du Fils, et de l'Esprit Saint ! Amen !
Chilon leva la tête et étendit les mains.
La lune éclairait de sa douce lumière ses
cheveux blancs et son blanc visage immobile. Les
instants tombaient un à un dans la nuit ; des
grandes volières des Jardins de Domitia vint
jusqu'à eux le chant du coq. Lui, restait
à genoux, statue funéraire. |
Enfin, il demanda :
— Que dois-je faire avant de mourir, seigneur ?
Paul se réveilla de sa méditation sur cette
incommensurable puissance à laquelle même des
âmes comme celle de ce Grec ne pouvaient se soustraire et
répondit :
— Aie foi, et témoigne de la
vérité !
Ils sortirent ensemble. Aux portes du jardin, l'Apôtre
bénit encore une fois le vieillard, et ils se
quittèrent, car Chilon lui-même l'avait
exigé, prévoyant que César et Tigellin le
feraient poursuivre.
Il ne se trompait point. En rentrant, il trouva sa maison
entourée de prétoriens qui se saisirent de lui et
le conduisirent au Palatin.
César reposait déjà, mais Tigellin
attendait. Il salua le malheureux Grec d'un visage calme, mais
sinistre.
— Tu as commis le crime de lèse-majesté, lui
dit-il, et tu n'esquiveras pas le châtiment. Mais si
demain, au milieu de l'amphithéâtre, tu
déclares que tu étais ivre et que tu divaguais, et
que les chrétiens sont bien les auteurs de l'incendie,
ton châtiment sera limité aux verges et à
l'exil.
— Je ne peux pas, seigneur, dit doucement Chilon.
Tigellin s'approcha de lui à pas lents et, d'une voix
étouffée, mais effroyable, demanda :
— Comment ? tu ne peux pas, chien de Grec ? Tu
n'étais donc pas ivre? Tu ne comprends donc pas ce qui
t'attend ? Regarde par là.
Et il lui montra un coin de l'atrium, où étaient
debout dans l'ombre, à côté d'un large banc
en bois, quatre esclaves thraces avec des cordes et des pinces
dans les mains.
Chilon répondit :
— Je ne peux pas, seigneur !
La fureur grondait dans l'âme de Tigellin, mais il se
maîtrisa encore.
— Tu as vu comment mouraient les chrétiens ? Tu
veux mourir de même ?
Le vieillard leva sa face pâlie : un moment, ses
lèvres remuèrent en silence, puis il dit :
— Et moi aussi, je crois au Christ...
Tigellin le regarda avec stupeur :
— Chien ! Tu es vraiment devenu fou !
Il bondit sur Chilon, lui saisit la barbe à deux mains,
le fit rouler à terre, et le piétina en
répétant, l'écume aux lèvres :
— Tu rétracteras ! Tu rétracteras !
— Je ne peux pas, gémit le Grec sous le talon de
Tigellin.
— A la torture, cet homme !
Les Thraces saisirent le vieillard, le couchèrent sur le
chevalet, l'attachèrent avec des cordes et se mirent
à broyer de leurs pinces ses tibias
décharnés. Mais lui, tandis qu'ils le ligottaient,
baisait humblement. leurs mains ; puis il ferma les yeux et
resta sans mouvement, comme mort.
Il vivait pourtant, et, quand Tigellin se pencha vers lui et
demanda une fois encore : « Tu te dédiras ? »
ses lèvres blêmes remuèrent faiblement, et
il s'en échappa un murmure à peine perceptible
:
— Je ne... peux... pas ! ...
Tigellin fit interrompre la torture et marcha par l'atrium.
Enfin, une idée nouvelle sembla lui être venue ; et
se tournant vers les Thraces :
— Arrachez-lui la langue !