Troisième partie, chapitre 22 - La mort de Chilon |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Pour représenter le drame Auréolus, les
théâtres et les amphithéâtres
étaient aménagés de façon à
pouvoir s'ouvrir, et former deux scènes distinctes. Mais,
après le spectacle des jardins de César, on
négligea les dispositions ordinaires, car il s'agissait
de permettre à tous les spectateurs de voir la mort de
l'esclave crucifié, qui, dans le drame, était
dévoré par un ours. Au théâtre, le
rôle de l'ours était joué par un acteur
cousu dans une fourrure ; mais cette fois-ci la
représentation devait être « vivante ».
C'était une nouvelle invention de Tigellin. César
avait commencé par déclarer qu'il ne viendrait
pas, mais, sur le conseil de son favori, il avait changé
d'avis. Tigellin lui avait expliqué qu'après ce
qui s'était passé dans les jardins, il devait
davantage encore se montrer en public ; il l'assura, en
même temps, que l'esclave crucifié ne l'insulterait
pas ainsi qu'avait fait Crispus. Pour attirer le peuple,
déjà fatigué, on avait dû lui
promettre de nouvelles largesses, en même temps qu'un
souper, dans l'amphithéâtre éclairé
brillamment.
Au crépuscule, le cirque entier regorgeait. Les
augustans, avec Tigellin à leur tête,
présents au grand complet, étaient venus moins
pour le spectacle même que pour donner à
César une marque de loyalisme après le dernier
incident, et pour s'entretenir de Chilon, dont parlail toute la
ville. Certains patriciens, mus par un sentiment
d'humanité, demandaient à Tigellin de renoncer aux
poursuites.
— Regardez où cela vous mène, disait Barcus
Soranus. Vous vouliez assouvir la vengeance du peuple et lui
inculquer la conviction que le châtiment tombait sur les
vrais coupables ; et vous avez atteint un résultat
absolument opposé.
— C'est vrai ! ajouta Antistius Verus, tous chuchotent
maintenant que les chrétiens sont innocents. Si vous
appelez cela de l'habileté, alors Chilon avait raison
quand il disait que vos cervelles n'empliraient pas le godet
d'un gland.
Tigellin se tourna vers eux :
— On chuchote aussi que Servilia ta fille, Barcus Soranus,
et que ta femme, Antistius, ont soustrait leurs esclaves
chrétiens à la justice de César.
— Ce n'est pas vrai ! s'écria Barcus d'une voix
inquiète.
— Ce sont vos femmes divorcées qui veulent perdre
la mienne : elles sont jalouses de sa vertu ! dit avec non moins
d'anxiété Antistius Vénus.
Les autres parlaient de Chilon.
— Que lui est-il arrivé ? disait Éprius
Marcellus. Lui-même les livrait à Tigellin. De
loqueteux qu'il était, il est devenu opulent ; il aurait
pu finir ses jours en paix, avoir de belles funérailles
et un monument sur sa tombe. En vérité, il a
dû devenir fou !
— Il n'est pas devenu fou,. il est devenu chrétien,
dit Tigellin.
— C'est impossible ! s'écria Vitellius.
— Je vous le disais bien, interrompit Vestinus :
égorgez les chrétiens ; mais, croyez-moi, ne
faites pas la guerre à leur divinité. On ne doit
pas plaisanter avec elle ! ... Regardez ce qui se passe ! Moi,
je n'ai pas brûlé Rome ; eh bien, si César
le permettait, j'offrirais immédiatement une
hécatombe à leur dieu. Et tous, vous devriez faire
la même chose.
— Tigellin s'est mis à rire, quand j'ai
affirmé qu'ils s'armaient. Maintenant, je puis vous dire
davantage... Ils font des conquêtes ! ajouta
Pétrone.
— Comment ? Comment ? demandèrent des voix.
— Si un homme comme Chilon ne leur a pas
résisté, qui donc leur résistera ? Si vous
vous figurez qu'après chaque spectacle le nombre des
chrétiens n'augmente pas, devenez marchands de chaudrons
ou bien allez barbifier les gens, pour mieux vous rendre compte
de ce que pense le peuple et de ce qui se passe en
ville...
— C'est la pure vérité, par le peplum
sacré de Diane ! s'écria Vestinus.
Barbus se tourna vers Pétrone :
— Où veux-tu en venir ?
— Je finis par où vous avez commencé : assez de sang comme cela.
Tigellin eut un sourire ironique :
— Encore un peu, un petit peu...
— Si ta tête ne te suffit pas, tu en as une autre
sur ta canne ! répliqua Pétrone.
La conversation fut interrompue par César, qui prit place
sur l'estrade en compagnie de Pythagore. Immédiatement
commença l'Aureolus, auquel on ne prêtait
qu'une médiocre attention, car les pensées
étaient occupées par le Grec. Le peuple,
habitué aux tortures et au sang, s'ennuyait aussi,
sifflait, poussait des cris impertinents à l'adresse de
la cour et demandait bruyamment la scène de l'ours, la
seule qui l'intéressât. N'eût
été l'espérance de voir le vieillard
condamné, et le désir des cadeaux, le spectacle
n'eût point retenu les gens.
Enfin le moment attendu arriva. Les valets du cirque
apportèrent d'abord une croix en bois, assez basse, afin
que l'ours, en se dressant sur ses pattes de derrière,
pût atteindre la poitrine du supplicié ; ensuite
deux hommes amenèrent, ou plutôt
traînèrent sur l'arène Chilon, qui, les
jambes broyées, ne pouvait marcher. Il fut cloué
sur l'arbre si prestement, que les augustans ne purent le
contempler à leur aise. Ce n'est qu'après que l'on
eut érigé la croix, que tous les yeux se
tournèrent vers lui. Mais peu de gens pouvaient, dans ce
vieil homme nu, reconnaître le Chilon de
naguère.
Après les tortures infligées par Tigellin, sa face
n'avait plus une goutte de sang. Sur la barbe chenue une
traînée rouge révélait la langue
arrachée. A travers la peau diaphane on pouvait presque
distinguer les os. Son visage était douloureux, mais
aussi doux et aussi paisible que celui d'un homme endormi. Le
souvenir du larron sur la croix, auquel le Christ avait
pardonné, lui donnait peut-être confiance.
Peut-être disait-il en son âme au Dieu de
miséricorde : « Seigneur, j'ai mordu, telle une
bête venimeuse. Mais, tu le sais, Seigneur, j'ai
été misérable, j'ai crevé de faim,
les hommes m'ont foulé aux pieds, m'ont battu et m'ont
bafoué toute ma vie. J'ai été pauvre,
Seigneur, et très malheureux ; et maintenant encore ils
m'ont torturé et m'ont mis en croix. Toi, ô
Miséricordieux, tu ne me repousseras pas à l'heure
de la mort ! » Et la paix semblait descendue, avec le
repentir, dans cette âme mortifiée...
Personne ne riait, car dans ce vieillard il y avait quelque
chose de si pacifique, il paraissait si caduc, si
désarmé, tellement chétif, tellement
pitoyable en son humilité, que chacun se demandait
pourquoi l'on torturait et crucifiait un homme
déjà à l'agonie. Parmi les augustans,
Vestinus se penchait à droite et à gauche et
chuchotait d'une voix effarée :
— Voyez comment ils meurent !
Les autres attendaient l'apparition de l'ours, tout en
souhaitant au fond de l'âme que le spectacle prît
fin au plus vite. Enfin l'ours arriva lourdement sur
l'arène, balançant de droite et de gauche sa
tête basse, et lançant des regards en dessous. Il
semblait réfléchir ou chercher quelque chose.
Ayant aperçu la croix et le corps nu, il s'approcha, se
dressa, renifla. Mais, après un instant, il retomba sur
ses pattes, s'accroupit sous la croix et se prit à
grogner, comme si son cœur de bête avait
pitié de ce débris humain.
La valetaille du cirque stimulait l'ours par ses cris. Le peuple
était muet.
Cependant Chilon leva lentement la tête et promena ses
regards sur les spectateurs. Ses yeux s'arrêtèrent
très haut, sur les derniers gradins de
l'amphithéâtre. Alors sa poitrine adhala plus
vivement, et, pour la stupeur de la foule, son visage
s'éclaira d'un sourire, son front se vêtit de
clarté, ses yeux se levèrent au ciel, et, de ses
lourdes paupières, deux larmes descendirent lentement le
long de son visage.
Et il mourut.
Soudain, près du velarium, une voix sonore s'écria
: — Paix aux martyrs !
Sur l'amphithéâtre pesait un silence écrasant.