Troisième partie, chapitre 23 - Ursus |
Après le spectacle des jardins de César, les
prisons se trouvèrent considérablement
dégarnies. On continuait à poursuivre et à
emprisonner les gens suspects d'avoir adhéré
à la superstition orientale, mais les chasses à
l'homme, de moins en moins fructueuses, fournissaient à
peine le nombre de condamnés indispensable aux spectacles
qui, du reste, touchaient à leur fin. Le peuple,
rassasié de sang, montrait une fatigue toujours plus
grande, et aussi une anxiété s'aggravant de jour
en jour, et que provoquait l'étrange conduite des
condamnés. Les appréhensions du superstitieux
Vestinus s'étaient emparées de toutes les
âmes. Dans la foule, on contait des choses toujours plus
extraordinaires sur les représailles qu'exercerait la
divinité chrétienne. La fièvre
typhoïde, qui, des prisons, s'était répandue
sur la ville, avait accru l'universelle inquiétude. On
voyait des enterrements innombrables et l'on
répétait que de nouveaux « piacula »
étaient nécessaires pour fléchir ce dieu
inconnu. Dans les temples, on sacrifiait à Jupiter et
à Libitine. Et, malgré les efforts de Tigellin et
de ses acolytes, la rumeur, que la Ville avait été
brûlée par ordre de César et que les
chrétiens étaient innocents, prenait corps chaque
jour davantage.
En raison de cette rumeur précisément,
César et Tigellin ne voulaient point suspendre les
persécutions. Pour calmer le peuple, de nouveaux
édits avaient ordonnancé la distribution du
blé, du vin et de l'huile d'olive. Pour venir en aide aux
quirites, on avait publié des clauses facilitant la
reconstruction des maisons. D'autres prescriptions vinrent
réglementer la largeur des rues et les matériaux
à employer pour se prémunir contre un nouvel
incendie. César lui-même assistait aux
séances du Sénat et délibérait avec
les Pères conscrits pour le plus grand bien du peuple et
de la Ville. Mais nulle grâce ne fut accordée aux
condamnés. Avant tout, le maître du monde voulait
inculquer au peuple la certitude absolue qu'une
répression aussi inouïe ne pouvait atteindre que des
criminels véritables. Nulle voix au Sénat ne
s'éleva en faveur des chrétiens, car personne ne
se souciait d'attirer sur soi la colère de César ;
en outre. les gens doués de clairvoyance politique
affirmaient que, mise en pratique, cette doctrine nouvelle
ébranlerait les bases mêmes de la domination
romaine.
Vinicius n'avait plus aucun espoir de sauver Lygie de la mort,
et, déjà détaché de lavie,
entièrement absorbé en la pensée du Christ,
il n'espérait plus s'unir à elle que dans
l'éternité.
Il devinait que Lygie se préparait, elle aussi, à
la mort, et que leurs âmes, malgré les murs qui les
séparaient, s'avançaient maintenant de concert ;
et il souriait à cet avenir, comme il eût souri
à un grand bonheur.
L'incoercible torrent de foi, qui arrachait de la terre et
portait au delà de la tombe tant de milliers d'adeptes,
s'était aussi emparé d'Ursus. Longtemps, il
n'avait point voulu se résigner en son cœur
à la mort de Lygie. Mais journellement leur arrivaient
les échos de ce qui se passait dans les
amphithéâtres et les jardins, et la mort
apparaissait un bien supérieur à tous ceux que
pouvait concevoir l'esprit d'un mortel. Et Ursus n'eut plus le
courage d'implorer le Christ pour qu'il privât Lygie de ce
bonheur. Dans son âme simple de barbare, et quoiqu'il
eût entendu dire que devant Dieu tous les hommes sont
égaux, il se figurait qu'à la fille du chef des
Lygiens devait nécessairement échoir en partage
une plus grande quantité des joies surhumaines promises,
et que, dans la gloire éternelle, une place plus
rapprochée de « l'Agneau » serait
assignée à sa reine. Il s'attendait aussi à
ce que Christ lui permît de continuer à la servir.
Pour lui-même, il nourrissait le secret désir
d'expirer sur la croix, de même que l'Agneau divin. Mais
cela lui semblait un bonheur inouï, bien qu'il sût
qu'à Rome la croix était le supplice des pires
criminels, il osait à peine demander une telle mort. Il
pensait que probablement on le ferait périr sous les
dents des fauves, et cela le chagrinait et l'inquiétait
immensément. Dès l'enfance, il avait habité
les forêts, et, grâce à sa force surhumaine,
avant même d'avoir atteint l'âge d'homme, il
était devenu fameux dans tout le peuple des Lygiens. La
chasse avait été son occupation favorite, et
aujourd'hui encore la vue des fauves, dans les vivaria ou les
amphithéâtres, éveillait en lui un
irrésistible désir de lutte et de carnage. Il
craignait done que le jour où il lui faudrait se
rencontrer avec eux dans l'amphithéâtre, il ne
fût assailli par des pensées indignes d'un
chrétien.
Il priait toute la journée, rendait des services aux prisonniers, venait en aide aux gardiens et consolait la jeune princesse, qui parfois lui confiait ses regrets de n'avoir pu, dans son existence trop courte, accomplir autant de bonnes œuvres que la sainte femme Thabita, dont la vie lui avait été contée par l'Apôtre Pierre, Les gardiens de la prison, que remplissait de respect la force effroyable du géant, avaient fini par l'aimer pour sa douceur. Souvent, stupéfiés par sa sérénité, ils lui en demandaient la cause ; et Ursus leur parlait avec une conviction tellement inébranlable de la vie qui l'attendait après la mort, qu'ils l'écoutaient étonnés : ces cachots, où jamais ne pénétrait le soleil, pouvaient donc être visités par le bonheur ? Plus d'un parmi ces hommes se taisait que sa besogne était une besogne d'esclave, sa vie, une vie de misère, et plus d'un songeait que la mort seule serait le terme de son infortune. Seulement, la mort les emplissait d'une appréhension nouvelle, car ils n'espéraient rien au delà, tandis que ce géant et cette vierge qui, semblable à une fleur, s'étiolait dans les cachots, allaient vers la mort ainsi que vers une porte s'ouvrant sur l'infini bonheur.