Troisième partie, chapitre 24 - Suprême tentative

Un soir, Pétrone eut la visite du sénateur Scævinus qui se lança dans une longue conversation sur les temps terribles où l'on vivait, et sur César. Le sénateur parlait si ouvertement que Pétrone, bien qu'en relations d'amitié avec lui, résolut de se tenir sur ses gardes. L'autre se plaignait, disant que le monde roulait de travers, que les gens étaient fous, et que tout finirait par un désastre plus terrible encore que l'incendie de Rome. Il disait que les augustans eux-mêmes étaient mécontents, que Fenius Ruffus, préfet en second des prétoriens. supportait avec la plus grande contrainte l'autorité odieuse de Tigellin, et que toute la famille de Sénèque était poussée à bout par la conduite de Néron tant à l'égard de son vieux maître qu'à l'égard de Lucain. Enfin, il fit allusion à l'irritation du peuple et des prétoriens mêmes, dont la plupart étaient du côté de Fenius Ruffus.

— Pourquoi me dis-tu tout cela ? demanda Pétrone.

— Par sollicitude pour César, répondit Scævinus. J'ai un parent éloigné qui porte le même nom que moi et qui est prétorien. C'est par lui que je sais ce qui se passe au camp... Là aussi le mécontentement s'accroît... Caligula était fou, lui aussi, et qu'est-il arrivé ! II s'est trouvé un Cassius Chærea... C'était un crime épouvantable et il n'y a certainement parmi nous personne qui l'approuve ; pourtant, il est certain que Chærea a délivré le monde d'un Monstre.

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

— C'est-à-dire, répliqua Pétrone, que tu raisonnes de la façon suivante : « Je n'approuve pas Chærea, mais c'était un homme providentiel ; veuillent les dieux qu'il s'en trouve d'autres comme lui ! ... »

Scævinus, changeant de thème, fit alors l'éloge de Pison. Il exaltait sa naissance, sa grandeur d'âme, son attachement à sa femme, et enfin sa sagesse, son calme et son don vraiment rare de capter et séduire les gens.

— César n'a pas d'enfants, dit-il, et tous voient en Pison son successeur. Incontestablement ils l'aideraient de toute leur âme à obtenir le pouvoir. Il est aimé de Fenius Ruffus, et la famille des Annæus lui est excessivement dévouée. Plautius Lateranus et Tullius Sénécion se feraient tuer pour lui. De même Natalis, et Subrius Flavius, et Sulpicius Asper, et Afranius Quinetianus et même Vestinus.

— Oh ! ce dernier ne lui servirait pas à grand'chose, remarqua Pétrone. Vestinus a peur de son ombre.

— Vestinus a peur des songes et des fantômes ; mais c'est un homme brave, que l'on veut avec raison créer consul. Et le fait qu'il réprouve, au fond, les persécutions contre les chrétiens, ne saurait point t'être désagréable à toi, étant donné que tu as intérêt à ce que prennent fin ces atrocités.

— Moi, aucun intérêt, dit Pétrone : c'est Vinicius ! A cause de Vinicius, je voudrais sauver certaine jeune fille, mais je n'y arrive pas, car je suis en disgrâce auprès d'Ahénobarbe.

— Comment ? Tu ne t'aperçois donc pas que César te recherche à nouveau ? Il a besoin .le toi pour ce voyage en Achaïe...

— Lucain pourrait me remplacer.

— Barbe-d'Airain le hait, et, dans son âme, il a déjà décidé la mort du poète. Il cherche uniquement un prétexte, car il cherche toujours des prétextes. Lucain comprend qu'il faut se hâter.

— Par Castor ! dit Pétrone, c'est possible. Quant à moi, j'aurais un moyen fort simple de rentrer en faveur.

— Quel moyen ?

— Répéter à Barbe-d'Airain ce que tu viens de me dire.

— Je n'ai rien dit ! s'écria anxieusement Scævinus.

Pétrone lui mit la main sur l'épaule :

— Tu as dit que César était fou, tu as laissé entrevoir Pison comme successeur probable, et tu as dit : « Lucain comprend qu'il faut se hâter. » — Se hâter de faire quoi ? très cher...

Un moment, ils se regardèrent dans les yeux.

— Tu ne répéteras pas !

— Par les hanches de Cypris ! Tu me connais, toi. Non! je ne répéterai pas. Je n'ai rien entendu, et je ne veux rien entendre... La vie est trop courte pour qu'on se donne la peine d'entreprendre quoi que ce soit. Je te demande seulement d'aller voir Tigellin tout à l'heure. et de causer avec lui le même espace de temps qu'avec moi, — sur le sujet que tu voudras.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ?

— Si, à un moment donné, Tigellin vient me dire : « Scævinus a été chez toi, » il faut que je puisse lui répondre : « Il a été chez toi le même jour ».

Scaevinus brisa sa canne d'ivoire et s'écria :

— Que les mauvais sorts retombent sur cette canne. J'irai chez Tigellin et ensuite chez Nerva, au festin qu'il donne ce soir. Tu y seras aussi ? En tout cas, nous nous verrons après-demain à l'amphithéâtre, où mourra ce qui reste de chrétiens ! ... Au revoir !

— Après-demain ! répéta Pétrone, resté seul. Il n'y a plus de temps à perdre. Ahénobarbe a besoin de mes conseils en Achaïe ; peut-être comptera-t-il avec moi.

Et il décida de tenter un moyen extrême.

Chez Nerva, César lui-même exigea que Pétrone prît place en face de lui.

— J'ai la sensation de n'avoir pas vécu jusqu'ici, lui disait-il, et de ne devoir naître qu'en Grèce.

— Tu naîtras à une gloire nouvelle, à l'immortalité, répondit Pétrone.

— J'ai foi qu'il en sera ainsi, et qu'Apollon ne s'en montrera point jaloux. Si je récolte des lauriers, je lui offrirai une hécatombe à jamais mémorable.

Scaevinus se mit à citer Horace :

Sic te diva potens Cypri
Sic fratres Helenae, lucida ridera,
Ventorumque regat pater...

— Le navire m'attend déjà à Naples, dit César. Je voudrais partir, — partir demain.

Alors Pétrone, les yeux dans les yeux de Néron :

— Tu permettras, divin, qu'auparavant je donne un festin d'hyménée auquel je te convierai, toi avant tous.

— Un hyménée ? Quel hyménée ? demanda Néron.

— Celui de Vinicius avec la fille du roi des Lygiens. En ce moment, il est vrai, elle est incarcérée ; mais, en sa qualité d'otage, elle ne peut être retenue prisonnière. D'ailleurs tu as permis à Vinicius de l'épouser. Et, comme tes sentences, de même que celles de Zeus, sont sans appel, tu la feras mettre en liberté, et je la donnerai à son fiancé.

Le sang-froid et la calme assurance de Pétrone interloquèrent Néron, qui se troublait toujours dès qu'on l'acculait par une question directe.

— Je sais, répondit-il, en baissant des yeux interdits. J'ai songé à elle et aussi à ce géant qui a étouffé Croton.

— En ce cas, tous deux sont sauvés, répondit tranquillement Pétrone.

Mais Tigellin vint en aide à son maître.
— Elle est en prison par la volonté de César, et tu viens de dire, Pétrone, que les sentences de César étaient sans appel.

Les assistants connaissaient tous l'histoire de Vinicius et de Lygie. ils se turent, curieux de l'issue du conflit.

— Elle est en prison par erreur, grâce à ton ignorance du droit des gens, et en dépit de la volonté de César, articula nettement Pétrone. Tu es un homme naïf, Tigellin, mais, malgré ta naïveté, tu n'affirmeras point que c'est elle qui ait incendié Rome : même si tu l'affirmais, César ne te croirait pas.

Mais Néron était déjà revenu de son embarras, et il se mit à cligner ses yeux de myope avec une expression méchante.

— Pétrone a raison, dit-il.

Tigellin le regarda, étonné.

— Pétrone a raison, répéta Néron. Demain les portes de la prison lui seront ouvertes, et, quant au festin d'hyménée, nous en recauserons après-demain, à l'amphithéâtre.

— J'ai encore perdu, songea Pétrone.

Et rentré chez lui, il était tellement persuadé qu'était venue la fin de Lygie, que le lendemain il dépêcha au surveillant du spoliaire un affranchi dévoué, avec mission de traiter du prix du cadavre, qu'il voulait, après le supplice, envoyer à Vinicius.