Troisième partie, chapitre 25 - L'aurochs |
Au temps de Néron étaient entrées en faveur
les représentations du soir dans les cirques et les
amphithéâtres, Les augustans prisaient fort ces
représentations, car elles étaient presque
toujours suivies de festins et d'orgies qui se prolongeaient
jusqu'au jour. Bien que le peuple fût déjà
rassasié de sang, la nouvelle que la fin des jeux
était proche et que les derniers chrétiens
allaient mourir dans le spectacle du soir fit affluer sur les
gradins une foule innombrable. Les augustans vinrent jusqu'au
dernier, devinant que César avait décidé de
s'offrir le drame de la douleur de Vinicius. Tigellin avait
gardé le silence, quant au genre de supplice
réservé à la fiancée du jeune
tribun ; mais ce silence même attisait la curiosité
universelle. Ceux qui jadis avaient vu Lygie chez les Plautius
racontaient merveilles de sa beauté. Les autres
étaient exclusivement préoccupés de savoir
si elle paraîtrait sur l'arène, car ceux qui, chez
Nerva, avaient entendu la réponse de Néron
à Pétrone, la commentaient de façons
différentes. Certains allaient même jusqu'à
supposer que Néron rendrait, ou bien qu'il avait
déjà rendu la vierge à son fiancé ;
on se rappelait qu'elle était une otage, qu'elle avait,
par conséquent, le droit d'adorer telles divinités
qu'il lui plaisait et que le droit des gens ne permettait pas de
la punir de ce chef.
L'incertitude, l'attente et la curiosité s'étaient
emparées de tous les spectateurs. César
était venu plus tôt que d'habitude. Outre Tigellin
et Vatinius, il avait amené Cassius, un centurion d'une
carrure prodigieuse et d'une force immense. La garde
prétorienne était plus nombreuse et
commandée non par un centurion, mais par le tribun
Subrius Flavius, connu pour son attachement aveugle à la
personne impériale. On comprit que César voulait,
le cas échéant, être prémuni contre
un coup de désespoir de Vinicius : la curiosité
s'en accrut.
Tous les regards se tournaient, avec une insistance avide, vers
la place occupée par l'infortuné fiancé.
Lui était très pâle, et à son front
perlait la sueur.
Pétrone, ne sachant rien d'exact, s'était
contenté de lui demander s'il était prêt
à tout, et s'il assisterait au spectacle. Aux deux
questions, Vinicius avait répondu oui. Mais un frisson
l'avait secoué tout entier : il se doutait bien que
Pétrone ne l'interrogeait pas sans raison. Depuis quelque
temps, il vivait d'une vie partielle : il s'était
déjà plongé dans la mort, il consentait
à la mort même de Lygie, — la mort serait
pour tous deux la délivrance et l'hymen. C'est ainsi
qu'il avait pu songer avec sérénité
à l'instant fatal. Mais l'échéance
était arrivée, et maintenant que, sous ses yeux,
on allait supplicier l'être qui lui était plus cher
que la vie, le désespoir naguère apaisé
recommençait à hurler dans son âme. La
volonté de sauver Lygie à tout prix s'était
emparée de lui à nouveau. Dès le matin, il
avait tenté de pénétrer dans les cunicules
afin de savoir si elle s'y trouvait. Mais les prétoriens
surveillaient toutes les issues, et les ordres étaient si
sévères que même les soldats qui le
connaissaient ne s'étaient laissés fléchir,
ni par ses prières, ni par son or. Il semblait à
Vinicius que l'incertitude le tuerait avant même qu'il ne
vît le spectacle. Au fond de son cœur un reste
d'espoir palpitait encore : peut-être Lygie ne se
trouvait-elle pas parmi les condamnés, peut-être
toutes ses terreurs étaient-elles vaines... Par instants,
il s'accrochait de toutes ses forces à cette
idée.Mais quand, repoussé de la porte du cunicule,
il était revenu prendre place dans
l'amphithéâtre, et quand, aux regards curieux qui
pesaient sur lui, il avait compris que les plus effrayantes
suppositions étaient admissibles, il s'était mis
avec une véhémence passionnée et presque
menaçante à implorer le Christ : « Tu as le
pouvoir de la sauver, répétait-il en serrant
convulsivement les mains. Tu en as le pouvoir ! » Il ne
s'était certes jamais douté que cet instant
pût être si atroce. S'il devait voir le supplice de
Lygie, tout son amour, lui semblait-il, se changerait en haine,
et sa foi en désespérance. Et il était
opprimé par la peur d'offenser ce Christ qu'il suppliait.
Il ne demandait plus qu'elle vécût, il voulait
seulement qu'elle mourût avant qu'on la
traînât sur l'arène ; et de l'abîme de
sa douleur montait cette prière : « Ne me refuse
pas cela, rien que cela, et je t'aimerai mille fois plus que je
ne t'ai aimé jusqu'ici. » Enfin, ses pensées
se déchaînèrent comme les flots que tord la
rafale. Il se sentit altéré de vengeance et de
sang.
La tentation démente s'emparait de lui, de se ruer sur
Néron et de l'étrangler là. En même
temps, il comprenait que, par ce désir, il offensait de
nouveau le Christ et violait ses commandements. Par moments des
éclairs d'espoir traversaient son cerveau... Toutes ces
choses devant lesquelles son âme tremblait seraient encore
détournées par une main toute-puissante et
miséricordieuse. Mais l'espoir cédait
aussitôt à une affliction immense : Celui qui
eût pu d'un seul mot faire s'effondrer le cirque et sauver
Lygie, l'avait abandonnée, bien qu'elle l'adorât de
toutes les forces de son âme de pureté. Et il
pensait aussi que maintenant elle était là, dans
ce cunieule obscur, proie sans défense à la
bestialité des gardiens, que peut-être elle n'avait
plus qu'un souffle, tandis que lui attendait, morne et
impuissant, dans cet atroce amphithéâtre, sans
même savoir quel supplice on avait inventé pour
elle. Enfin, tel l'homme qui, roulant dans un précipice,
se cramponne à tout ce qui en accidente les parois,
Vinicius se cramponna à la pensée que par la foi
seule il pouvait encore la sauver. Il ne restait plus rien que
la foi ! Et Pierre n'avait-il pas dit que la foi pouvait
ébranler la terre sur ses fondements !
Et il s'absorba en cet espoir, il terrassa le doute, et enferma
tout son être dans ce seul mot : j'ai foi. Et il attendit
un miracle.
Mais, de même que se rompt une corde trop tendue,
l'âme de Vinicius se brisa sous l'effort. Une pâleur
cadavérique se répandit sur son visage ; son corps
se figea peu à peu en une roideur torpide. Alors il pensa
que sa supplication avait été exaucée et
qu'il allait mourir. Il lui sembla aussi que Lygie était
morte déjà, et qu'ainsi le Christ les prenait tous
deux auprès de lui. L'arène, la neige des toges
innombrables, la lumière des milliers de milliers de
lampes et de flambeaux, tout s'effaça soudain devant ses
yeux...
Mais sa défaillance fut courte. Il s'éveilla, ou
plutôt fut éveillé par les
trépignements impatientés de la foule.
— Tu es malade, lui dit Pétrone, fais-toi porter
à la maison.
Et sans s'occuper de ce que dirait César, il se leva pour
soutenir le jeune tribun et sortir avec lui. Un flot de
pitié avait soulevé son cœur, et il
était exaspéré de voir Néron, son
émeraude dans l'œil, étudier avec
complaisance la douleur de Vinicius, sans doute pour la
décrire quelque jour en des strophes pathétiques
et capter les acclamations.
Vinicius secoua la tête. Il pouvait mourir dans cet
amphithéâtre, mais il ne pouvait le fuir : le
spectacle allait commencer.
Au même instant, en effet, le préfet de la Ville
jeta sur le sable un mouchoir rouge. La porte faisant face
à l'estrade impériale grinça sur ses gonds,
et de la gueule obscure surgit sur l'arène
illuminée le Lygien Ursus. Le géant clignait des
paupières, ébloui. Il s'avança jusqu'au
centre, et ses regards circulaires cherchaient ce qu'on lui
opposerait. Les augustans et la plupart des spectateurs savaient
que cet homme avait étouffé Croton, et un murmure
s'éleva de gradin en gradin. Les gladiateurs
dépassant de loin la moyenne n'étaient point rares
à Rome, mais jamais encore les yeux des quirites
n'avaient vu un géant de cette allure. Les
sénateurs, les vestales, César, les augustans et
le peuple, tous admiraient avec un enthousiasme de connaisseurs
ses cuisses formidables, sa poitrine semblable à deux
boucliers contractés et ses bras herculéens.
Lui, restait immobile au centre de la lice, pareil en sa
nudité à quelque colosse de granit, avec, dans son
visage barbare, une expression d'attente et de tristesse. Et,
voyant l'arène vide, il promenait l'étonnement de
ses yeux bleus et enfantins sur les spectateurs, sur
César, puis sur les grilles des canicules, d'où il
attendait les bourreaux.
Au moment où il était entré dans
l'arène, son cœur avait une fois encore tressailli
de l'espoir que, peut-être, il mourrait sur la croix. Mais
n'apercevant ni croix, ni trou pour la croix, il pensa qu'il
était indigne d'une telle faveur et qu'il lui faudrait
finir d'autre façon, et probablement sous les crocs des
fauves. Il était sans armes, et avait résolu de
mourir patiemment, en fidèle de l'Agneau. Et, comme il
voulait encore élever sa prière vers le
Rédempteur, il s'agenouilla, joignit les mains et leva
les yeux vers les étoiles qui palpitaient là-haut,
dans l'ouverture du velarium.
Cette posture déplut à la multitude. On
était las de voir expirer des moutons. Si le géant
refusait de se défendre, le spectacle serait une
déconvenue. Çà et là, des sifflets
percèrent. Des voix s'y joignirent qui appelaient les
mastigophores. Mais, peu à peu, le silence se fit, car
nul ne savait ce qui allait faire face au géant, ni si,
au moment décisif, il refuserait le combat.
L'attente ne fut point de longue durée. Soudain
éclata la strideur déchirante des cuivres ; la
grille opposée à l'estrade impériale
s'ouvrit, et, dans la lice, parmi les clameurs des bestiaires,
se rua un monstrueux aurochs de Germanie avec, sur la
tête, une femme nue.
— Lygie ! Lygie ! s'écria Vinicius.
Et, saisissant des deux mains ses cheveux sur les tempes, il se
tordit sur lui-même tel un homme qui sent dans ses
entrailles le fer d'une lance, et râla d'une voix rauque
et inhumaine :
— J'ai foi ! J'ai foi ! ... Christ, un miracle !
Et il ne sentit pas qu'au même instant Pétrone lui
couvrait la tête de sa toge. Il crut que la mort ou la
douleur lui enténébraient les yeux. Il ne
regardait rien, il ne voyait rien. La sensation l'avait envahi
d'un vide effroyable. Nulle idée ne subsistait en lui, et
seules ses lèvres répétaient en
délire :
— J'ai foi ! J'ai foi ! J'ai foi !
Subitement, l'amphithéâtre fut muet. Les augustans
s'étaient levés de leurs sièges comme un
seul homme. Sur l'arène, une chose inouïe se passait
.A la vue de sa princesse ligottée aux cornes du taureau
sauvage, le Lygien, humble tout à l'heure et prêt
à la mort, avait bondi comme ébloui d'un feu vif,
et, l'échine courbée, fonçait d'une course
oblique vers la bête en démence.
De toutes les poitrines jaillit un cri bref de stupeur
éperdue, que suivit un silence sourd.
D'un bond, le Lygien avait atteint la bête et l'avait
agrippée aux cornes.
— Regarde ! cria Pétrone en arrachant la toge de la
tête de Vinicius.
L'autre se leva, renversa en arrière sa face crayeuse, et
se mit à regarder l'arène avec des yeux vitreux et
égarés.
Les poitrines n'avaient plus un souffle. Dans
l'amphithéâtre, on eût entendu un vol de
mouche.
Depuis que Rome était Rome, jamais on n'avait rien vu de
tel.
Jan Styka - L'aurochs - 1902 |
L'homme tenait la bête par les cornes. Plus haut que les
chevilles, ses pieds étaient engravés dans le
sable ; son échine s'était infléchie comme
un arc bandé ; sa tête avait disparu entre ses
épaules ; les muscles de ses bras avaient
émergé en une saillie telle que l'épiderme
semblait devoir craquer sous leur bosse. Mais il avait
arrêté net le taureau. Et l'homme et la bête
se figeaient en une immobilité si absolue, que les
spectateurs croyaient avoir devant eux une image des travaux de
Thésée ou d'Hercule. Mais de cette fixité
apparente se dégageait l'effroyable tension de deux
forces cabrées. L'aurochs était ensablé des
quatre jambes, et la masse sombre et velue de son corps
s'était contractée, telle une boule gigantesque.
Lequel, épuisé d'abord, s'abattrait le premier,
— cela, pour les spectateurs fanatiques de lutte, avait en
ce moment plus de poids que leur propre destin, que le sort de
Rome entière, et que la domination de Rome sur le monde.
Ce Lygien, maintenant, était un demi-dieu. César
lui-même était debout. Lui et Tigellin, sachant la
force de l'homme, avaient à dessein organisé ce
spectacle, tout en se disant, ironiques : « Qu'il terrasse
donc, ce vainqueur de Croton, le taureau que nous lui aurons
choisi ! »
Et maintenant, ils contemplaient avec stupeur le tableau qu'ils
avaient devant eux, incapables de croire qu'il fût
réel. Dans l'amphithéâtre, des hommes
avaient levé les bras, et s'immobilisaient dans cette
pose. D'autres avaient le front inondé de sueur, comme
s'ils eussent eux-mêmes lutté contre la bête.
Dans l'hémicycle s'entendait seule la stridulation des
lampes et le bruisselis des brasilles qui s'égouttaient
des torches. La parole avait expiré sur les lèvres
; les cœurs battaient à rompre les poitrines. Pour
tous les spectateurs, la lutte semblait se prolonger des
siècles.
Et l'homme et la bête, figés en leur effort atroce,
restaient comme enchaînés au sol.
Soudain un.beuglement sourd et gémissant monta de
l'arène.
Toutes les gorges lancèrent une clameur, et de nouveau ce
fut le silence absolu. On croyait rêver : aux bras de fer
du barbare, la tête monstrueuse virait peu à
peu.
Le visage du Lygien, sa nuque et ses bras étaient devenus
pourpres ; l'arc de son échine s'était
voûté encore davantage. On voyait qu'il rassemblait
le reste de ses forces surhumaines et que bientôt elles
allaient être taries.
Toujours plus étranglé, toujours plus rauque et
plus douloureux, le beuglement de l'aurochs se mêlait au
souffle strident du Lygien. La tête de l'animal pivotait
toujours davantage, et soudain de sa gueule une énorme
langue baveuse s'échappa.
Un instant encore, et les oreilles des spectateurs proches de la
lice perçurent le fracas sourd des os broyés ;
puis la bête croula comme une masse, le garrot tordu,
morte.
En un clin d'œil, le géant avait
désentravé les cornes, et pris la vierge dans ses
bras ; puis il se mit à haleter précipitamment. Sa
face était pâle, ses cheveux agglutinés de
sueur, ses épaules et ses bras inondés. Un moment,
il resta immobile et comme hébété ; puis il
leva les yeux et regarda les spectateurs.
L'amphithéâtre était en
démence.
Les murs de l'immense bâtisse tremblaient sous la
clameur de dizaines de milliers de poitrines. Les
spectateurs des gradins supérieurs avaient
quitté leurs places, dévalaient vers
l'arène et s'écrasaient dans les
passages, entre les bancs, afin de mieux voir
l'Hercule.
De toutes parts s'élevèrent des voix
demandant sa grâce, des voix passionnées,
tenaces, qui bientôt se coalisèrent en une
immense clameur. Le géant devenait cher à
cette foule uniquement éprise de force physique,
il devenait la première personne dans
Rome.
Lui, comprit que le peuple demandait pour lui la vie et
la liberté. Mais ce n'était pas de cela
qu'il avait souci. Un moment, il promena ses regards
autour de lui, puis il s'approcha de l'estrade
impériale en balançant le corps de la
jeune fille sur ses bras tendus, et leva des yeux
suppliants, comme pour dire : « C'est sa
grâce que je demande ! C'est elle que vous devez
sauver ! J'ai fait cela pour elle ! »
Les spectateurs comprirent immédiatement son
désir. A la vue de la jeune fille
évanouie qui, auprès du corps immense du
Lygien, semblait une enfant toute petite,
l'émotion s'empara de la foule, des chevaliers
et des sénateurs. Sa frêle silhouette, son
évanouissement, l'effroyable danger dont venait
de la sauver le géant, et enfin sa beauté
et le dévouement du Lygien, tout cela fit
tressaillir les cœurs. Des gens croyaient que
c'était un père qui mendiait la
grâce de son enfant. La pitié
éclata comme une flamme. On avait eu assez de
sang, assez de morts, assez de supplices... Des voix
étranglées de sanglots exigeaient leur
grâce à tous deux. |
U. Checa - Ursus vainqueur - L'art du théâtre, 15 juin 1901 |
Cependant Ursus faisait le tour de l'arène et continuait
à balancer la jeune fille dans ses bras, suppliant des
yeux et du geste qu'on laissât la vie sauve à
Lygie. Soudain ,Vinicius bondit de son siège, franchit la
cloison du pourtour, se précipita vers Lygie et couvrit
de sa toge le corps nu de sa fiancée.
Puis il déchira sa tunique sur sa poitrine,
découvrant les cicatrices de ses blessures
d'Arménie, et tendit les bras vers le peuple.
Alors, la frénésie dépassa les bornes de
tout ce qu'avait jamais vu l'amphithéâtre. La
populace se mit à trépigner et à hurler.
Les voix qui demandaient la grâce devinrent comminatoires.
Des milliers de spectateurs tournèrent vers César
des poings serrés. Des éclairs de fureur
étaient dans tous les yeux.
Néron tergiversait.
Il ne ressentait aucune haine pour Vinicius, et la mort de Lygie
ne lui importait pas outre mesure. Mais il eût
préféré voir le corps de la jeune fille
éventré par les cornes du taureau ou
déchiqueté par les crocs des bétes. Sa
cruauté, aussi bien que son imagination
dépravée, se complaisaient voluptueusement
à de semblables spectacles. Et voici que le peuple
voulait le priver de sa joie ! La fureur se refléta sur
son visage noyé de graisse.
Au surplus, son amour-propre ne lui permettait pas de se
soumettre à la volonté de la foule ; en même
temps, par poltronnerie native, il hésitait à y
opposer un refus.
Et il se mit à chercher des yeux si du moins chez les
augustans il apercevrait un pouce tourné vers le sol en
signe de mort. Mais Pétrone tendait sa paume
levée, et le regardait droit dans les yeux avec une
nuance de défi. Le superstitieux Vestinus, qui,
très enclin à s'émouvoir, avait peur des
fantômes, mais point peur des hommes, donnait aussi le
signe de grâce. De même le sénateur
Scaevinus, de même Nerva, de même Tullius
Sénécion, de même le vieux et fameux chef
Ostorius Scapula, de même Austitius, de même Pison,
et Vetus, et Crispinus, et Minutius Thermus, et Pontius
Telesinus, — et de même le plus austère de
tous, Thraséas, que vénérait le peuple. A
cette vue, César éloigna l'émeraude de son
œil avec une expression de mépris et de rancune,
mais Tigellin, qui voulait à tout prix la victoire sur
Pétrone, se pencha et dit :
— Ne cède pas, divinité : nous avons les
prétoriens.
Néron se tourna du côté où, à
la tête de sa garde, se tenait le farouche Subrius Flavius
qui, jusqu'ici, lui était dévoué corps et
âme. Et il vit une chose inouïe. La face
rébarbative du vieux tribun était baignée
de larmes, et de sa main levée il faisait le signe de
grâce.
Cependant la rage envahissait la multitude. Sous les
trépignements incessants, un bouillonnement de
poussière avait voilé l'amphithéâtre.
Parmi les clameurs, des imprécations retentissaient:
« Ahénobarbe ! Matricide ! Incendiaire ! »
Néron eut peur. Le peuple était maître
absolu dans le cirque. Ses prédécesseurs, et
surtout Caligula, se permettaient parfois de s'opposer à
la volonté populaire, ce qui, du reste, provoquait
toujours des bagarres, souvent même des rixes sanglantes.
Mais Néron était dans une situation moins libre.
D'abord, comme, comédien et comme chanteur, il avait
besoin de la faveur du peuple ; ensuite, il voulait, dans sa
lutte contre le Sénat et les patriciens, avoir le peuple
pour lui ; enfin, depuis l'incendie de Rome, il s'était
efforcé de circonvenir la plèbe par tous les
moyens et de diriger sa colère sur les chrétiens.
Il comprit qu'il serait dangereux de résister plus
longtemps : une sÉdition née dans le cirque
pouvait envahir toute la Ville et avoir des conséquences
incalculables.
Il jeta donc un regard vers Subrius Flavius, vers le centurion
Selevinus, parent du sénateur, vers les soldats, et ne
voyant partout que sourcils froncés, que visages
émus, et que regards dardés sur lui, il fit le
signe de grâce.
Un tonnerre d'applaudissements éclata du haut en bas de l'hémicycle. Le peuple était sûr de la vie des condamnés : à partir de cet instant, ils se trouvaient sous sa protection, et personne, pas même César, n'eût osé les poursuivre encore de sa haine.
Henryk Siemiradzki - La Dircé chrétienne - 1897 |