Troisième partie, chapitre 26 - Sauvée !

Quatre Bithyniens portaient avec précaution Lygie vers la maison de Pétrone. Vinicius et Ursus, à côté de la litière, marchaient, silencieux, car, après les émotions de la journée, ils n'avaient point la force de parler. Vinicius était encore à demi hébété. Il se répétait que Lygie était sauve, que ni la prison, ni la mort dans l'arène ne la menaçaient plus, que leurs malheurs avaient pris fin et qu'il l'emmenait chez lui pour ne plus jamais se séparer d'elle. Il lui semblait que ce fût là l'aurore d'une vie nouvelle, plutôt que la réalité. De temps en temps, il se penchait sur la litière ouverte, afin de contempler, à la clarté de la lune, ce cher visage comme assoupi, et il se répétait :

— C'est elle. Christ l'a sauvée !

Il se souvenait maintenant que, dans le spoliaire, où lui et Ursus avaient porté Lygie, ils avaient trouvé un médecin qui avait assuré qu'elle était vivante et qu'elle vivrait. A cette pensée, une joie si impétueuse gonflait sa poitrine, qu'il défaillait par instants, et, incapable de marcher de ses propres forces, il était obligé de s'appuyer au bras d'Ursus. Ursus regardait le ciel ensemencé d'étoiles et priait.

Ils s'avançaient d'un pas hâtif parmi les maisons nouvellement édifiées, dont la blancheur resplendissait sous la clarté lunaire. La ville était déserte. Çà et là seulement des groupes de gens couronnés de lierre chantaient et dansaient devant les portiques, aux sons de la flûte, jouissant de la période fériée qui se prolongeait jusqu'à la fin des jeux, et de cette nuit splendide. Aux abords de la maison, Ursus cessa de prier et dit à voix basse, comme s'il eût craint de réveiller Lygie :

— Seigneur, c'est le Rédempteur qui l'a sauvée de la mort. Quand je l'ai aperçue sur les cornes de l'aurochs, une voix en moi s'est écriée : « Défends-la ! » et c'était certainement la voix de l'Agneau. La prison avait rongé mes forces, mais Lui me les a rendues pour ce moment-là : et c'est lui qui a inspiré à cette foule sanguinaire la pensée de prendre sa défense. Que sa volonté soit faite !

— Glorifié soit le nom du Sauveur ! répondit Vinicius.

Il ne put continuer : des sanglots immenses enflaient sa poitrine. Un irrésistible désir s'empara de lui de se prosterner sur le sol, de remercier le Seigneur pour le miracle que sa miséricorde avait accompli...

Cependant, ils avaient atteint la maison : tous les serviteurs, prévenus par un esclave, étaient sortis en foule à leur rencontre. Déjà à Antium, Paul de Tarse avait converti la plupart d'entre eux. Les malheurs de Vinicius leur étaient parfaitement connus, et leur joie fut immense à la vue des victimes arrachées à la cruauté de Néron. Elle s'accrut encore, quand Théoclès, le médecin, déclara que Lygie n'avait aucune lésion grave ; la fièvre des prisons l'avait. délibitée ; mais bientôt les forces seraient revenues.

Elle reprit connaissance la même nuit. En s'éveillant dans un splendide cubicule, éclairé de lampes de Corinthe et embaumé de verveine, elle ne put comprendreoù elle se trouvait ni ce qui lui était arrivé. Elle avait gardé le souvenir de l'instant où les bourreaux la ligotaient aux cornes de la bête entravée. Voyant penché sur elle, dans la douce lumière, le visage de Vinicius, elle se figura qu'elle n'était plus dans le monde d'ici-bas. Le désarroi de ses idées lui faisait accepter comme une chose toute naturelle que l'on eût fait halte à mi-route du ciel, en raison de sa fatigue et de sa faiblesse. Comme elle ne ressentait aucune douleur, elle sourit à Vinicius et voulut s'enquérir ; mais ses lèvres ne purent émettre qu'un murmure à peine intelligible, où Vinicius ne discerna que son nom.

Il s'agenouilla près d'elle et, posant une main légère sur ce front adoré :

— Christ t'a sauvée et t'a rendue à moi I

Les lèvres de Lygie remuèrent de nouveau en un indistinct murmure ; ses paupières se refermèrent, et elle tomba dans un sommeil profond, auquel s'attendait Théoclès et qu'il considérait comme un signe excellent. Vinicius resta à genoux près du lit, en prières. Son àme se fondait en un amour illimité. Il perdit conscience. Théoclès entra plusieurs fois dans le cubicule. A plusieurs reprises, soulevant la portière, Eunice montra sa tête dorée. Enfin les grues que l'on élevait dans les jardins se mirent à gruer, annonçant le lever du jour. Lui, se prosternait encore aux pieds du Christ, sans rien voir, sans rien entendre, — le cœur réduit en une seule flamme d'holocauste... Et, plongé dans l'extase, il se sentait, sur terre encore, à demi ravi au ciel.