Troisième partie, chapitre 27 - Projets de départ |
Après l'élargissement de Lygie, Pétrone, ne
voulant point irriter César, le suivit au palais en
compagnie des autres augustans. Il désirait entendre ce
qui s'y dirait, et, avant tout, être sûr que
Tigellin n'inventerait pas quelque nouveau moyen de perdre la
jeune fille. Elle et Ursus avaient passé, pour ainsi
dire, sous la protection du peuple. Mais Pétrone, qui
connaissait la haine que lui avait vouée le tout-puissant
préfet de la garde, supposait que, ne pouvant l'atteindre
directement, celui-ci tenterait de tirer vengeance de
Vinicius.
Néron était fort irrité. La
représentation s'était terminée d'une
façon qui n'était point du tout conforme à
ses désirs. D'abord, il ne daigna pas gratifier
Pétrone d'un regard ; mais Pétrone, sans se
démonter le moins du monde, s'approcha avec toute sa
désinvolture d'Arbitre des élégances, et
lui dit :
— Il m'est venu une idée, divin. Fais un
poème sur la vierge que la volonté du Maitre du
monde délivre des cornes d'un aurochs sauvage pour la
rendre à l'amant. Les Grecs ont le cœur tendre, et
je suis persuadé qu'un tel poème les
enchantera.
L'idée plut à César, et même
doublement : d'abord comme thème, et ensuite comme
occasion nouvelle de glorifier sa magnanimité. Il regarda
Pétrone un moment et répondit :
— En effet. Tu as peut-être raison. Mais convient-il
que je chante ma propre bonté ?
— Inutile de donner les noms. Toute la Ville sait de qui
il s'agit, et d'ici les nouvelles se répandent dans le
monde entier.
— Et tu es persuadé que cela plaira en
Achaïe ?
— Par Pollux ! s'écria Pétrone.
Et il partit satisfait : il avait la certitude que Néron,
dont la vie entière consistait à enclore la
réalité dans le cadre de ses conceptions
littéraires, se ferait maintenant un scrupule de
gâter ce joli motif, et lierait les mains, par cela
même, à Tigellin.
Toutefois, il ne revint en rien sur son intention
d'éloigner Vinicius, dès que la santé de
Lygie le permettrait. Et le lendemain, en le voyant, il lui dit
:
— Pars pour la Sicile avec elle. Grâce à
certain incident favorable, aucun danger ne vous menace de la
part de Néron ; mais Tigellin est capable d'avoir recours
même au poison, par haine de moi, sinon par haine de
vous.
Vinicius sourit et répliqua :
— Elle était sur les cornes de l'aurochs et
pourtant Christ l'a sauvée.
— Offre-lui une hécatombe, si tu veux, dit
Pétrone légèrement impatienté, mais
ne lui demande pas de la sauver une seconde fois... Te
souviens-tu de la façon dont Eole reçut Odysseus,
quand celui-ci vint lui demander une nouvelle cargaison de vents
favorables ? Les dieux n'aiment pas à se
répéter.
— Quand Il lui aura rendu la santé, répondit
Vinicius, je la conduirai auprès de Pomponia
Græcina.
— Tu feras d'autant mieux que Pomponia est malade. Un
parent. des Aulus, Austitius, vient de me le dire. Pendant votre
absence, des choses se passeront probablement ici, qui feront
qu'on vous oubliera. Par les temps qui courent, les plus heureux
sont ceux que l'on néglige. Que la Fortune vous soit
propice, qu'elle vous tienne lieu de soleil en hiver et d'ombre
en été
Et, laissant Vinicius à son bonheur, il alla se
renseigner auprès de Théoclès sur la
santé de Lygie.
Tout danger était définitivement
écarté. Par ordre de Théoclès, deux
jours après, on la transporta dans les jardins qui
entouraient la villa. Elle y restait de longues heures. Vinicius
ornait sa litière d'anémones, et aussi d'iris,
afin de lui rappeler l'atrium des Aulus. Souvent, à
l'ombre des ramures, ils causaient, la main dans la main, de
leurs douleurs et de leurs épouvantes de
naguère.
César pouvait continuer à délirer à
Rome, et à emplir le monde d'épouvante ; eux
sentaient au-dessus de leurs têtes une protection cent
fois plus formidable, et ne craignaient plus ni sa fureur ni sa
démence, tout comme s'il eût cessé d'avoir
sur eux droit de vie et de mort. Une fois, à l'heure du
coucher du soleil, ils entendirent des rugissements venus des
lointains vivaria. Jadis, ces voix glaçaient Vinicius de
terreur, comme des présages de mort. Maintenant ils se
regardèrent et levèrent les yeux vers le
rayonnement du soir. Parfois Lygie, très affaiblie
encore, et incapable de marcher seule, s'assoupissait parmi le
calme du jardin, et Vinicius veillait sur elle. Et, contemplant
son visage au repos, il songeait malgré lui que ce
n'était plus la même Lygie qu'il avait vue chez les
Aulus. La prison et la fièvre avaient en partie
éteint sa beauté.
Jadis, chez les Aulus, et, plus tard dans la maison de Myriam,
elle était aussi merveilleuse qu'une statue, et aussi
miraculeuse qu'une fleur. Maintenant, son visage était
presque diaphane, ses mains avaient maigri, la fièvre
avait amenuisé ses formes, ses lèvres
étaient pâles et ses yeux semblaient moins bleus.
La blonde Eunice, qui lui apportait des fleurs et couvrait ses
pieds de tissus précieux, paraissait auprès d'elle
la déesse Cypris. L'esthétique Pétrone
s'efforçait en vain de retrouver en elle les charmes de
naguère, et, parfois, il se disait en haussant les
épaules que ce fantôme revenu des
Champs-Élyséens ne valait point toutes ces luttes,
toutes ces douleurs, et tous ces supplices qui avaient presque
tué Vinicius. Mais Vinicius ne l'en aimait que davantage,
car maintenant il aimait son âme et, quand il veillait sur
son sommeil, il lui semblait veiller sur l'univers entier.
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |