Troisième partie, chapitre 28 - L'apôtre Pierre |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
La nouvelle de la délivrance merveilleuse de Lygie
s'était promptement répandue parmi les survivants
de la communauté chrétienne. Les fidèles
accoururent : ce fut d'abord le jeune Nazaire avec Myriam, chez
qui se cachait encore l'Apôtre Pierre ; les autres
suivirent. Vinicius, Lygie, les esclaves chrétiens de
Pétrone, et. les visiteurs, tous écoutaient avec
ferveur le récit d'Ursus au sujet de la voix qui
s'était élevée dans son âme et qui
lui avait ordonné de combattre la bête. Et les
fidèles regagnaient leurs refuges avec l'espoir que le
Christ ne permettrait pas qu'ils fussent exterminés
jusqu'au dernier, avant que lui-même vint pour le terrible
Jugement. Cet espoir raffermissait leurs cœurs, car les
persécutions ne s'arrêtaient point. Le peuple avait
cessé de croire qu'ils fussent les incendiaires, mais
l'édit qui les déclarait ennemis du genre humain
et de l'empire n'en continuait pas moins d'avoir force de
loi.
Longtemps l'Apôtre Pierre n'avait point osé se
montrer chez Pétrone, mais un soir Nazaire annonça
sa venue. Lygie, qui pouvait déjà marcher, sortit
avec Vinicius à sa rencontre et tous deux se
jetèrent à ses pieds. Lui, les revoyait avec une
émotion d'autant plus grande, que du troupeau que lui
avait confié le Christ bien peu de brebis étaient
restées. Et, quand Vinicius lui dit : « Seigneur,
c'est grâce à toi que le Rédempteur me l'a
rendue ! » l'Apôtre répondit : « Il te
l'a rendue pour ta foi, et aussi afin que ne soient point
muettes à jamais toutes les lèvres qui
confessaient son nom. »
Vinicius et Lygie remarquèrent que ses cheveux avaient
blanchi entièrement, que son corps était
courbé, et que ses traits révélaient une
affliction et une souffrance si grandes qu'il semblait avoir
traversé tous les supplices et tous les martyres.
Vinicius, qui comptait dans quelques jours emmener Lygie
à Naples où ils devaient retrouver Pomponia afin
de se rendre ensemble. en Sicile, le supplia de quitter Rome
avec eux.
L'Apôtre mit la main sur la tête du tribun et
répondit :
— Mon labeur touche à sa fin ; mais je ne trouverai
l'hospitalité et le repos que dans la maison du
Seigneur.
Puis, s'adressant à tous les deux :
— Souvenez-vous de moi, car je vous ai aimés comme
le père aime ses enfants, et, quoi que vous fassiez dans
la vie, faites-le au nom du Seigneur.
Et il éleva au-dessus de leurs têtes ses mains
tremblantes, les bénit.
Quelques jours plus tard, Pétrone apporta du Palatin des
nouvelles alarmantes. On avait découvert que l'un des
affranchis de César était chrétien, et l'on
avait saisi chez lui des lettres des apôtres Paul de Tarse
et Pierre, et des lettres de Jacques, de Jude et de Jean.
Tigellin s'était imaginé que l'Apôtre avait
péri comme tant de milliers d'autres chrétiens. Et
maintenant, on apprenait que les deux chefs de la religion
nouvelle étaient encore en vie, et dans Rome même !
Aussi avait-on décidé de s'emparer d'eux à
tout prix : on anéantirait avec eux les derniers vestiges
dela secte maudite. Dans ce but on avait envoyé des
détachements entiers explorer toutes les maisons du
Transtévère.
Vinicius résolut aussitôt d'aller prévenir
l'Apôtre. Le même soir, lui et Ursus se rendirent
à la maison de Myriam où ils trouvèrent
Pierre entouré d'une poignée de fidèles.
Timothée, le compagnon de Paul, et Linus étaient
aussi aux côtés de l'Apôtre.
Nazaire les conduisit aussitôt dans les carrières
désertes situées à quelques centaines de
pas de la Porte Janicule. Ursus portait Linus, dont les
tortionnaires avaient broyé les os.
Aux catacombes, ils se sentirent enfin en sûreté et
ils commencèrent à se concerter sur les moyens de
sauver l'Apôtre, dont la vie leur était
précieuse entre toutes.
— Seigneur, lui disait Vinicius, fais-toi conduire,
à l'aube, du côté des Monts Albains. Nous te
retrouverons là et t'emmènerons à Antium
où se tient le navire sur lequel nous irons à
Naples, puis en Sicile. Bénis seront le jour et l'heure
où tu passeras le seuil de ma maison et prendras place
à mon foyer !
Les autres pressaient l'Apôtre d'accepter :
— Cache-toi, maître, car tu ne peux te maintenir
à Rome. Tu conserveras vivante la vérité,
afin qu'elle ne périsse pas avec nous et avec toi.
Écoute-nous, nous t'implorons comme notre
père.
Pierre répondait :
— Mes enfants, qui de nous sait le temps où le
Seigneur le retranchera de la terre ?
Mais il ne disait pas qu'il quitterait Rome, bien que, depuis
longtemps déjà, dans son âme se fût
glissée l'incertitude et même la terreur.
Son troupeau était dispersé, son oeuvre
était anéantie, et l'Église, qui, avant
l'incendie de la Ville, se développait comme un arbre
splendide, avait été réduite en
poussière par la force de la « Bête ».
La semence avait porté un fruit abondant, mais l'esprit
du mal avait foulé aux pieds la moisson. Les
légions célestes n'étaient point venues au
secours de ceux qui périssaient, et voici que
Néron trônait dans sa gloire, effroyable, plus
puissant que jamais, maitre de toutes les mers et de tous les
continents...
Souvent déjà le pêcheur du Seigneur avait,
dans la solitude, tendu les bras vers le ciel en disant :
« Seigneur ! Que dois-je entreprendre ? Comment me
maintiendrai-je ici ? Comment, impuissant vieillard, lutterai-je
contre l'inépuisable force du mal auquel tu as permis de
régner et de vaincre ?» Et du fond de sa douleur il
l'invoquait ainsi, répétant : « Ils ont
péri, les agneaux que tu m'avais confiés. Ton
Église n'est plus. La solitude et le deuil sont dans la
Ville. Que me commandes-tu en ce jour ? Dois-je rester ici ?
dois-je emmener les débris de ton troupeau, afin qu'au
delà des mers nous puissions encore glorifier ton nom ?
» Et il hésitait. Il avait foi que la vivante
vérité ne périrait point et qu'elle devait
vaincre. Mais parfois, il pensait que l'heure de la victoire ne
viendrait qu'au jour où le Seigneur descendrait sur la
terre dans sa toute-puissance. Souvent il lui semblait que si
lui-même quittait Rome, les fidèles le suivraient ;
alors il les mènerait loin, très loin, vers les
bois ombreux de la Galilée, vers le calme miroir du lac
de Tibériade.
Mais dès qu'il décidait de partir, une angoisse
l'étreignait. Comment quitter cette Ville où le
sang de tant de martyrs avait imprégné la terre,
où tant de lèvres agonisantes avaient
témoigné de la vérité ? Devait-il,
lui seul, éloigner ce calice de ses lèvres ? Et
que répondrait-il au Seigneur, quand il entendrait les
paroles : « Ceux-là sont morts pour leur foi, et
toi, tu as fui ! »
Ses nuits et ses jours se succédaient dans
l'anxiété. Les autres, ceux qu'avaient
déchirés les lions, ceux que l'on avait
cloués aux croix, que l'on avait brûlés dans
les jardins de César, s'étaient endormis,
après leur supplice, dans le sein du Seigneur. Lui, ne
pouvait dormir, et il traversait un martyre plus grand que tous
les martyres qu'avaient inventés les bourreaux. Souvent
l'aube blanchissait les toits, qu'il appelait encore du fond de
son cœur contristé :
— Seigneur, pourquoi m'as-tu commandé de venir en
ce lieu, et de fonder Ta Ville dans le nid de la
Bête ?
Depuis trente-quatre ans, depuis la mort du Maître, il
n'avait point connu le repos. Le bourdon du pèlerin
à la main, il avait parcouru le monde et annoncé
la « bonne nouvelle ». Ses forces s'étaient
épuisées dans les voyages et le labeur ; et quand
enfin, dans cette Ville qui était la tête du monde,
il avait édifié ]'oeuvre du Maître, une
seule flamboyante halenée de la Fureur avait
brûlé cette oeuvre. Et maintenant il fallait
à nouveau reprendre la lutte. Et quelle lutte ! D'un
côté, Néron, le Sénat, le peuple. des
légions étreignat d'un anneau de fer le monde
entier, des villes innombrables, d'innombrables territoires, une
puissance comme jamais l'œil humain n'en avait
contemplé de semblable, et, de l'autre côté,
lui, tellement courbé par l'âge et la tâche,
que ses mains branlantes avaient peine à soulever son
bâton de voyageur...
Et par moments il se disait que ce n'était point à
lui de se mesurer avec le César de Rome, et que cette
oeuvre, Christ seul pouvait l'accomplir...
Eux, l'entourant d'un cercle toujours plus étroit,
répétaient d'une voix suppliante :
— Cache-toi, rabbi, et sauve-nous de la puissance de la
Bête !
Enfin, Linus courba devant lui sa tête
torturée.
— Seigneur ! dit-il, le Sauveur t'a dit : « Pais
mes agneaux. » Mais les agneaux ne sont plus, ou seront
exterminés demain. Retourne là où tu peux
les retrouver. La parole divine est encore vivante à
Éphèse, et à Jérusalem, et à
Antioche, et dans les autres cités. Pourquoi rester
à Rome ? Si tu péris, tu rendras plus absolu
encore le triomphe de la Bête. A Jean, le Seigneur n'a
point marqué le terme de la vie, Paul est citoyen romain
et ils ne peuvent le frapper sans le juger. Mais si la force
infernale s'abat sur toi, notre maître, alors ceux en qui
déjà le cœur est ébranlé
diront : « Qui donc est au-dessus de Néron ?
» Tu es la pierre sur laquelle est édifiée
l'Église de Dieu. Laisse-nous mourir, mais ne permets pas
que l'Antéchrist soit victorieux du Vicaire de Dieu, et
ne reviens pas avant que Dieu ait anéanti celui qui a
fait couler le sang des innocents.
— Vois nos larmes ! répétèrent les autres.
Les larmes baignaient le visage de Pierre. Il se leva, tendit
les mains au-dessus des fidèles agenouillés et dit
:
— Que soit glorifié le nom du Seigneur, et que Sa volonté se fasse !
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |