Deuxième partie, chapitre 12 - Confidences

Dans le petit jardin, Vinicius racontait à la jeune fille, avec des mots venant du cœur, ce qu'un instant auparavant il avait avoué aux Apôtres : le trouble de son âme, les transformations qu'elle avait subies, et enfin cette tristesse immense qui avait assombri sa vie depuis qu'il avait quitté la demeure de Myriam. Il l'aimait chez les Aulus et au Palatin, il l'aimait lorsqu'il l'avait vue à l'Ostrianum, écoutant les paroles de Pierre, et lorsqu'elle veillait près de son lit, et lorsqu'elle l'avait quitté. Chilon venait de découvrir sa demeure et lui avait conseillé de l'enlever, mais il avait châtié le Grec, préférant demander aux Apôtres la parole de vérité, et sa main à elle... Oue béni fût l'instant où cette inspiration lui était venue, puisqu'il était maintenant près d'elle et qu'elle ne le fuirait plus !

— Ce n'est pas toi que je fuyais, dit Lygie.

— Pourquoi donc as-tu fui ?

Elle leva sur lui ses yeux de pâle iris, puis, la tête baissée, répondit :

— Tu le sais...

Suffoqué par l'excès du bonheur, Vinicius ne parvenait pas à lui exprimer clairement ce qu'il éprouvait. Aussi bien ne s'en rendait-il pas compte lui-même. Mais il sentait qu'avec elle faisait son apparition dans le monde une beauté nouvelle, point une statue seulement, mais une âme. Il lui dit, et cela la combla de joie, qu'il l'avait aimée davantage quand elle l'avait fui, et qu'au foyer domestique elle serait pour lui une sainte.

Jan Styka - Dans le jardin de Linus - 1902

Puis il lui prit la main, silencieux ; il la regardait avec ravissement, et il répétait son nom comme pour s'assurer qu'il l'avait retrouvée, qu'il était près d'elle.

— O Lygie ! Lygie !

Il finit par lui demander ce qui se passait dans son âme, et elle avoua qu'elle l'aimait déjà dans la maison des Aulus, et que si, du Palatin, il l'avait reconduite chez eux, elle lui aurait l'ait connaître son amour et aurait essayé d'apaiser leur colère.

— Je te jure, dit Vinicius, que je n'ai même pas eu la pensée de t'enlever aux Aulus. Pétrone te le racontera un jour : déjà je lui avais déclaré que je t'aimais et que je désirais t'épouser. Je lui avais dit : « Ou'elle enduise ma porte de graisse de loup et qu'elle prenne place à mon foyer, » mais il s'était moqué de moi et avait inspiré à César l'idée de te réclamer comme otage pour te remettre entre mes mains. Combien de fois, dans mes peines, ne l'ai-je pas maudit ! Mais c'est peut-être un heureux hasard qui en a ainsi disposé : je n'aurais pas connu les chrétiens et ne t'aurais pas comprise.

— Crois-moi, Marcus, répondit Lygie, c'est le Christ qui a voulu t'amener à lui.

Ils passèrent près d'une tonnelle couverte d'un lierre touffu et s'approchèrent de l'endroit où Lisus, après avoir étranglé Croton, s'était jeté sur Vinicius.

— Ici, sans toi, je serais mort.

— Ne me le rappelle pas, répondit Lygie, et n'en garde pas rancune à Ursus.

— Pourrais-je me venger sur lui de t'avoir défendue ? Si c'était un esclave, je lui donnerais immédiatement la liberté.

— Si c'était un esclave, il y a longtemps que les Aulus l'auraient affranchi.

— Te rappelles-tu que je voulais te rendre aux Aulus'? mais tu m'as répondu que César pourrait en être informé et se venger sur eux. Eh bien ! maintenant, tu les verras aussi souvent que tu le voudras. Quand tu seras à moi, si César me demande ce que j'ai fait de l'otage qu'il m'a confiée, je lui dirai : « Je l'ai épousée et elle voit les Aulus avec mon consentement. » Il ne restera pas longtemps à Antium, car il lui tarde d'aller en Achaïe, et d'ailleurs, je ne suis pas tenu à le voir chaque jour. Lorsque Paul de Tarse m'aura enseigné votre vérité, je me ferai baptiser et rentrerai à Rome ; je regagnerai l'amitié des Aulus qui reviennent à la ville un de ces jours, et il n'y aura plus d'obstacles. Alors j'irai te prendre et je t'installerai à mon foyer. O très chère très chère !

Lygie leva sur lui ses yeux rayonnants et répondit :

— Et alors, je dirai: « Où fu seras, Caïus, je serai, CaIa. »

Ils s'arrêtèrent sous un cyprès, à l'entrée de la chambre. Lygie s'appuya au tronc, tandis que Vinicius disait d'une voix tremblante :

— Ordonne à Ursus d'aller chez les Aulus chercher tes meubles et tes jouets d'enfant et de les transporter chez moi.

Et elle, rougissante comme une rose ou comme l'aurore, répondit :

— L'usage commande d'agir autrement...

— Je sais, c'est la pronuba qui les apporte ordinairement derrière la fiancée, mais fais cela pour moi. Je les emporterai dans ma villa d'Antium, et ils me parleront de toi.

Les mains jointes, il répétait :

— Pomponia va revenir un de ces jours. Fais cela pour moi, divine, fais-le, très chère !

— Que Pomponia fasse ce qu'elle voudra, répliqua Lygie, rougissant plus encore à la pensée de la pronuba.

Ils se turent de nouveau, car l'amour brisait le souffle de leurs poitrines. Lygie était adossée au cyprès ; sa blanche figure se détachait dans l'ombre comme une fleur ; ses yeux étaient baissés et sa gorge se soulevait plus fréquemment, tandis que Vinicius pâlissait el que ses traits s'altéraient. Dans le silence de midi, ils entendaient les battements de leurs cœurs, et, dans leur ivresse commune, ce cyprès, les buissons de myrte et la tonnelle s'étaient transformés pour eux en un jardin d'amour.

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

Mais Myriam se montra à la porte et les invita à venir partager le repas. Ils prirent place entre les Apôtres qui les regardaient avec ravissement, voyant en eux la nouvelle génération qui, après leur mort, continuerait à semer le grain de leur doctrine.

Pierre rompit et bénit le pain ; sur toutes les figures se peignait la quiétude ; un bonheur immense emplissait la chambre.

— Vois donc, dit enfin Paul en se tournant du côté ale Vinicius, si nous sommes les ennemis de la vie et de la joie...

Vinicius répondit :

— Jamais je n'ai été aussi heureux que parmi vous.