Deuxième partie, chapitre 13 - Le fiancé |
Le même soir, en passant par le Forum pour rentrer chez
lui, Vinicius aperçut, à l'entrée du Vicus
Tuscus, la litière dorée de Pétrone
portée par huit Bithyniens. Les ayant
arrêtés d'un signe, il s'approcha des
rideaux.
— Je te souhaite un rêve exquis et favorable !
s'écria-t-il en riant à la vue de Pétrone
endormi.
— Ah ! c'est toi ! dit Pétrone. Oui ! je me suis
assoupi, j'ai passé la nuit au Palatin. J'allais acheter
de quoi me distraire à Antium. Quoi de neuf ?
— Tu cours les libraires ? demanda Vinicius.
— Oui, je ne veux pas mettre en désordre ma
bibliothèque. On dit qu'il a paru quelque chose de
nouveau de Musonius et de Sénèque. Je suis
également à la recherche d'un Perse, et d'une
certaine Édition des églogues de Virgile que je ne
possède pas. Oh que je suis fatigué et que les
mains me font mal à force de retirer les rouleaux de
leurs cylindres... C'est que, une fois entré dans une
librairie, la curiosité vous prend de tout voir. Je suis
allé chez Aviranus, chez Atractus sur l'Argiletum, et
auparavant chez les Sosius dans le Vicus Sandalarius. Par
Castor ! comme j'ai sommeil !...
— Tu as été au Palatin : c'est donc moi qui
te demanderai ce qu'il y a de nouveau ? ou plutôt,
sais-tu, renvoie ta litière et tes caisses de livres et
viens chez moi : nous parlerons d'Antium et d'autre chose
encore.
— Bien, repartit Pétrone en sortant de la
litière. Après-demain nous nous mettons en route
pour Antium. Sois prêt. Les pois à l'huile d'olive,
pas plus que le foulard enroulé autour de son gros cou,
n'ont garanti Barbe-d'Airain : il est enroué. Dans ces
circonstances, on ne peut songer à remettre le voyage. Il
maudit Rome et l'air qu'on y respire, il voudrait la raser ou la
détruire par le feu, il a soif de la mer. Il dit que ces
odeurs que le vent apporte des ruelles étroites le
conduiront au tombeau. Aujourd'hui on a fait de grands
sacrifices dans tous les temples à l'intention de sa
voix... et. gare à Rome et surtout gare au Sénat,
si elle ne s'éclaircit incontinent.
— Il n'y aurait plus de motif pour aller en
Achaïe.
— Penses-tu donc que notre divin César
possède cet unique talent ? répliqua
Pétrone. Il se produira dans les jeux olympiques, comme
poète, avec son incendie de Troie, comme conducteur de
chars, comme musicien, comme athlète, bah ! même
comme danseur, et chaque fois il râflera toutes les
couronnes. Sais-tu pourquoi le singe est enroué ? Hier
n'a-t-il pas voulu égaler notre Pâris ; il nous a
dansé l'aventure de Léda, ce qui l'a mis en
sueur ; et il a pris froid. Il était trempé et
visqueux comme une anguille fraîchement sortie de l'eau.
Il changeait de masque à chaque instant, il tournait
comme une toupie, agitait les bras comme un matelot ivre, et le
dégoût vous prenait à regarder ce vaste
ventre et ces jambes grêles. Pâris lui donnait. des
leçons depuis quinze jours ; te figures-tu
Ahénobarbe en Léda ou en cygne-dieu ? En
voilà un cygne ! Parlons-en ! Mais il veut se produire en
public dans cette pantomime, à Antium, d'abord ensuite
à Rome.
— Qu'il chantât en public, déjà on
s'en scandalisait ; mais penser que le César romain
paraîtra sur la scène comme mime, non ! Rome ne le
tolérera pas !
— Mon cher, Rome tolérera tout, et le Sénat
votera des remerciements au « père de la patrie
». La multitude est même fière d'avoir un
empereur pour bouffon.
— Dis-le, peut-on s'avilir davantage ?
Pétrone haussa les épaules.
Jan Styka - Néron et Pythagore - Édition Flammarion, 1901-1904 |
— Tu vis chez toi, plongé dans tes
méditations, tantôt au sujet de Lygie, tantôt
au sujet des chrétiens. Rien d'étonnant que tu ne
saches pas ce qui s'est passé, il y a quelques jours.
Néron a épousé publiquement Pythagore. Il
jouait le rôle de la jeune mariée. Cela semble le
comble de la folie, n'est-il pas vrai ? Eh bien, les flamines
sont venus et les ont unis solennellement. J'assistais à
la cérémonie. Je suis capable de tolérer
bien des choses, et cependant je me suis dit que les dieux, s'il
y en a, devraient se manifester par un signe quelconque. Mais
César ne croit pas aux dieux, et il a raison.
— Alors il est, en une seule personne, grand-prêtre,
dieu et athée, dit Vinicius.
— C'est exactement cela, dit Pétrone en riant.
Quelle trinité ! Quel monde !
— Tel monde, tel César ! Mais cela ne durera pas.
Devisant ainsi ils arrivèrent chez Vinicius, qui
réclama gaiement le repas du soir.
— Oui, mon cher, le monde doit se réformer,
renaître !
— Ce n'est pas nous qui le réformerons,
répondit Pétrone, fût-ce pour ce seul motif
que, sous le règne d'Ahénobarbe, l'homme est
semblable au papillon ; il vit au soleil de la faveur et, au
premier vent de froideur impériale, il périt. Par
le fils de Maïa ! je me demande parfois comment ce Lucius
Saturninus a pu arriver à quatre-vingt-treize ans et
survivre à Tibère, à Caligula et à
Claude. Mais peu importe. Me permettras-tu d'envoyer ta
litière chercher Eunice ? Mon envie de dormir est
passée et je voudrais me réjouir. Fais venir pour
le repas le joueur de cithare, et ensuite nous parlerons
d'Antium. Il faut y penser, surtout toi.
Vinicius donna l'ordre d'aller chercher Eunice, mais
déclara qu'il n'avait nullement l'intention de se casser
la tête à propos d'Antium.
— Le monde ne se borne pas au Palatin, surtout pour ceux
qui ont autre chose dans le cœur et dans
l'âme.
Il disait cela si négligemment et si gaiement que
Pétrone le regarda et dit :
— Que se passe-t-il donc en toi ? te voilà
aujourd'hui tel que tu étais alors que tu portais encore
au cou la bulle d'or.
— Je suis heureux, répondit Vinicius, et c'est pour
te le dire que je t'ai invité à venir chez
moi.
— Que t'arrive-t-il ?
— Quelque chose que je ne céderais pas pour
l'empire romain.
Il s'appuya au dossier de la chaise, posa sa tête sur son
bras et commença à parler, la figure rayonnante
:
— Te souviens-tu du jour où nous sommes
allés ensemble chez Aulus Plautius ? Là tu vis
pour la première fois une divine jeune fille à
laquelle tu donnais toi-même les noms d'Aurore et de
Printemps. Te rappelles-tu cette Psyché, cette
incomparable, la plus belle des vierges et de toutes vos
divinités ?
— Quelle langue parles-tu ? Évidemment je me
rappelle Lygie.
— .le suis son fiancé.
— Hein ?
Mais Vinicius bondit de son siège et appela
l'intendant.
— Fais entrer ici tous les esclaves sans exception ; tous,
à l'instant !
— Tu es son fiancé ? répéta
Pétrone.
Avant qu'il fût revenu de son étonnement,
l'énorme atrium fourmilla d'esclaves.
Vinicius se tourna vers Demas l'affranchi :
— Ceux qui ont servi dans ma maison pendant vingt ans
auront à se présenter demain chez le
préteur où on leur accordera la liberté.
Les autres recevront chacun trois pièces d'or et double
ration durant une semaine. Qu'on expédie l'ordre aux
ergastules de province de lever les punitions, de
désenchaîner les prisonniers et de les nourrir
convenablement. Ce jour est un jour de bonheur pour moi, et je
veux que la joie règne dans ma maison.
Eux restèrent un moment silencieux, comme s'ils ne
pouvaient en croire leurs oreilles, puis toutes les mains se
levèrent ensemble et toutes les bouches
s'écrièrent. :
— Aah, aah ! seigneur. Aah, aah !
Vinicius les congédia d'un signe, et quoiqu'ils eussent
envie de le remercier et de tomber à ses pieds, ils
sortirent à la hàte remplissant la maison
d'allégresse depuis les sous-sols jusqu'au toit.
— Demain, dit Vinicius, je les réunirai dans le
jardin et je leur ordonnerai de tracer devant eux les signes
qu'ils voudront. Ceux qui dessineront un poisson seront
affranchis par Lygie.
Mais Pétrone, qui ne s'étonnait jamais longtemps
de rien, avait déjà repris son sang-froid :
— Un poisson...? Ah ! je me souviens de ce que disait
Chilon : c'est le signe des chrétiens.
Puis il ajouta en tendant la main à Vinicius :
— Le bonheur est toujours là où chacun le
voit. Que Flore pendant de longues années parsème
de fleurs votre route ! Je te souhaite tout ce que tu peux te
souhaiter.
— Je te remercie, je pensais que tu allais me
blâmer, et, vois-tu, tu aurais perdu ton temps.
— Moi, te blâmer ? Pas le moins du monde. Au
contraire, je te dis que tu fais bien.
— Ah ! girouette, répliqua Vinicius, as-tu donc
oublié ce que tu m'as dit autrefois, comme nous sortions
de chez Græcina ?
— Non, mais j'ai changé d'avis... Mon cher,
à Rome, tout change. Les maris changent de femmes, les
femmes de maris ; pourquoi donc ne changerais-je pas d'avis ?
Peu s'en est fallu que Néron n'épousât
Acté, à qui l'on avait fabriqué une origine
royale. Eh bien ! quoi ! il aurait une honnête
épouse, et nous, nous aurions une honnête Augusta.
Par Protée et par ses solitudes submergées ! je
changerai d'avis chaque fois que je le croirai convenable et
commode. Quant à Lygie, son origine royale est plus
certaine que l'histoire des ancêtres troyens
d'Acté. Mais toi, à Antium, prends garde à
Poppée, car elle est vindicative.
— Je n'y pense même pas ! Pas un cheveu ne tombera
de ma tête à Antium.
— Si tu t'imagines m'étonner encore une fois, tu te
trompes ; mais d'où te vient cette certitude ?
— L'Apôtre Pierre me l'a dit.
— Ah ! c'est l'Apôtre Pierre qui te l'a dit ! Contre
cela il n'est pas d'argument. Permets cependant que je prenne
quelques précautions, pour le cas où
l'Apôtre Pierre se montrerait faux prophète, car,
si par hasard l'Apôtre Pierre s'était
trompé, il perdrait ta confiance, qui sûrement
pourra, dans la suite, être utile à l'Apôtre
Pierre.
— Fais ce que tu voudras, mais moi, j'ai foi en lui, et
si tu t'imagines me décourager en me
répétant facétieusement son nom à
tout propos, tu te trompes.
— Alors une question : es-tu déjà
chrétien ?
— Pas encore, mais Paul de Tarse part avec moi pour
m'expliquer la doctrine du Christ. Ensuite je recevrai le
baptême... Car il est faux qu'ils soient les ennemis de la
vie et de la joie, comme lu le disais.
— Tant mieux pour toi et pour Lygie !
Puis, haussant les épaules et comme se parlant à
soi-même :
— L'habileté de ces gens à gagner des
adeptes est stupéfiante. Et comme cette secte se
répand !
— Oui ! Ils sont des milliers et des dizaines de mille
à Rome, dans les villes d'Italie, en Grèce et en
Asie. Il y a des chrétiens dans les légions et
parmi les prétoriens ; il y en a dans le palais
même de César. Des esclaves et des citoyens, des
pauvres et des riches, la plèbe aussi bien que les
patriciens professent leur doctrine. Sais-tu que l'on compte des
chrétiens parmi les Cornelius, que Pomponia Græcina
est chrétienne, qu'Octavie l'était aussi,
paraît-il, et qu'Acté l'est certainement ? Oui,
cette religion envahit le monde, elle est seule capable de le
rénover. Ne hausse pas les épaules, car qui sait
si, dans un mois ou dans un an, tu ne l'adopteras pas
toi-même ?
— Moi ? dit Pétrone. Non, par le fils de Latone, je
ne l'adopterai pas, renfermât-elle la vérité
et la sagesse humaine aussi bien que divine... Cela exigerait de
la fatigue et je n'aime pas me fatiguer ; des renoncements et je
n'aime renoncer à rien dans la vie. Avec ta nature
enflammée et bouillonnante, on pouvait toujours
s'attendre à ce qui arrive ; mais moi ? mes pierres
précieuses, mes camées, mes vases et mon Eunice.
Je ne crois pas à l'Olympe, mais je me l'arrange sur
terre, et je tâcherai de fleurir jusqu'à ce que les
flèches du divin archer me transpercent, ou bien que
César m'envoie l'ordre de m'ouvrir les veines. J'aime
trop le parfum des violettes et un triclinium confortable.
J'aime jusqu'à nos dieux... comme figures de
rhétorique. J'aime aussi l'Achaïe, où je
m'apprête à aller avec notre entripaillé aux
jambes grêles, l'incomparable et divin César
Auguste Périodonicès, Hercule, Néron
!
Et il éclata de rire à la seule supposition qu'il
pût adopter la doctrine des pêcheurs
galiléens et chantonna à mi-voix :
— De myrtes verdoyants j'enguirlanderai mon
épée, |
Il s'interrompit, car l'introducteur annonçait
Eunice.
Aussitôt on servit le souper. Après plusieurs
morceaux chantés par le joueur de cithare, Vinicius
raconta à Pétrone la visite de Chilon.
Pétrone, que le besoin de sommeil reprenait, porta la
main à son front et dit :
— L'idée était bonne, étant
donné le résultat. Quant à Chilon, je lui
aurais remis cinq pièces d'or ; mais du moment que tu
avais ordonné qu'on le fustigeât, il fallait le
faire mourir sous les coups, car sait-on si, un jour, les
sénateurs ne s'inclineront pas devant lui comme ils
s'inclinent aujourd'hui devant notre chevalier de
l'alène, Vatinius. Bonne nuit.
Ayant déposé leurs couronnes, Pétrone et
Eunice prirent congé. Vinicius se rendit dans sa
bibliothèque et écrivit à Lygie :
« Je veux qu'en ouvrant tes jolis yeux, ma divine, tu
trouves un bonjour dans cette lettre. C'est pourquoi je
t'écris ce soir, quoique je doive te voir demain.
César part dans deux jours pour Antium, et moi,
hélas ! je suis obligé de l'accompagner. Je te
l'ai déjà dit, désobéir serait
exposer ma vie, et maintenant je n'aurais pas le courage de
mourir. Pourtant, si tu ne veux pas que je parte, réponds
un seul mot et je reste : affaire à Pétrone,
alors, de détourner de moi le danger. En ce jour de joie,
j'ai donné des récompenses à tous mes
esclaves, et ceux qui ont servi chez moi pendant vingt ans iront
demain chez le préteur pour être affranchis. Toi,
ma bien-aimée, tu dois m'en complimenter, car il me
semble que ce sera conforme à cette doctrine que tu
professes ; je l'ai fait à cause de toi. Je leur dirai
que c'est à toi qu'ils doivent la liberté, afin
qu'ils célèbrent ton nom.
Moi-même, en revanche, je veux devenir l'esclave du
bonheur, et ton esclave, et je souhaite ne jamais être
affranchi. Maudit soit Antium, maudits les voyages
d'Ahénobarbe ! Trois et quatre fois heureux encore de
n'être pas aussi érudit que Pétrone, car
alors je serais peut-être forcé d'aller en
Achaïe. Mais ton souvenir adoucira pour moi les heures de
séparation. Chaque fois que je pourrai me rendre libre,
je sauterai à cheval et galoperai jusqu'à Rome,
afin de délecter mes yeux de ta vue et mes oreilles de la
douceur de ta voix. Quand il me sera impossible de venir,
j'enverrai un esclave avec une lettre et la mission de
s'informer de toi.
« Je te salue, ma divine, et me jette à tes pieds. Ne te mets pas en colère si je t'appelle divine : si tu me l'interdis, je t'obéirai, mais aujourd'hui je ne sais pas encore dire autrement. Je te salue du seuil de ta future demeure, je te salue de toute mon âme. »