Deuxième partie, chapitre 14 - Le cortège de César

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

On savait à Rome que César, en passant, visiterait Ostie, ou plutôt visiterait à Ostie un navire, le plus grand navire du monde, arrivé d'Alexandrie, avec une cargaison de blé, et que, de là, par la Voie Littorale il se rendrait à Antium. Des ordres avaient été donnés quelques jours auparavant : aussi, dès le matin, près de la Porte d'Ostie, la curiosité rassemblait une foule où la populace romaine se mêlait à des échantillons de toutes les nations de l'univers.

César avait coutume d'emporter en voyage tous les objets parmi lesquels il aimait vivre, et à la moindre de ses haltes, il pouvait se faire installer un décor familier de statues et de mosaïques. Aussi, dans ses déplacements, était-il accompagné d'une armée entière de serviteurs, outre les bataillons de prétoriens, outre les augustans et leurs escortes.

Dès l'aube, les bergers de la Campanie avaient amené cinq cents ânesses, pour que le lendemain, à son arrivée à Antium, Poppée prît dans leur lait son bain quotidien. La populace s'éjouissait à voir, dans la poussière tourbillonnante se dodeliner le millier d'oreilles magistrales, à entendre le claquement des fouets et les cris sauvages des pâtres.

Après le passage des ânesses, une troupe de jeunes serviteurs s'égailla sur la roule pour la balayer et la joncher de fleurs et d'aiguilles de pin. La matinée s'avançait, et la foule devenait plus dense. Quelques-uns avaient amené toute leur famille ; ils étalaient des vivres sur les pierres destinées au nouveau sanctuaire de Cérès, et mangeaient. Çà et là s'étaient formés des rassemblements. On y pérorait sur le départ de l'empereur, sur ses prochains voyages et sur les voyages en général. A ce propos, les marins et les vétérans racontaient merveilles des pays dont ils avaient entendu parler dans leurs lointaines expÉditions et que n'avait foulés nul pied romain. Des citadins, qui jamais n'avaient dépassé la Voie Appienne, oyaient avec stupéfaction des récits fabuleux sur l'Inde et l'Arabie, sur cet îlot d'un archipel breton, où Briarée enchaîna Saturne endormi, sur les contrées hyperboréennes, sur les mers de glace, sur la façon dont mugissent les eaux océanes quand s'y plonge le soleil. On racontait aussi que ce fameux navire d'Ostie transportait du blé pour deux ans, sans compter quatre cents voyageurs et force bêtes féroces destinées au Cirque pour les jeux de l'été. De là quelque enthousiasme pour César qui non seulement nourrissait son peuple, mais l'amusait.

Passèrent les cavaliers numides de la garde prétorienne ; leur mufle noir se dorait aux reflets des casques, les pointes de leurs lances brillaient comme des flammèches. Et le défilé commença.

D'abord s'avançaient des véhicules que chargeaient des tentes rouges, violettes, blanches, des tapis d'Orient, des meubles, des ustensiles de cuisine, des cages avec les oiseaux dont les cervelles ou les langues devaient être servies sur la table impériale, des amphores de vin, des paniers de fruits. Mais les objets qui risquaient de se détériorer sur les chariots étaient portés à pied : il y avait une troupe de porteurs pour les statuettes en bronze corinthien, une autre pour les vases étrusques, une autre pour les vases grecs ; une autre pour les vases d'or, d'argent ou les vases fabriqués en verre d'Alexandrie. De petits détachements de prétoriens, fantassins ou cavaliers. séparaient les groupes des porteurs, et sur chaque groupe veillaient des gardiens armés de fouets à mèche de plomb ou de fer. Ce cortège d'esclaves portant avec sollicitude les précieux objets ressemblait à quelque solennelle procession religieuse, et l'analogie devint plus sensible encore lorsqu'on vit les instruments de musique : harpes, luths grecs, luths hébraïques ou égyptiens, lyres, phormynx, cithares, flûtes, buccins, cymbales. Quelque Apollon ou quelque Bacchus partait-il en voyage ? Puis, thyrses en main, ce furent, sur des chars splendides, les acrobates, les danseurs, les danseuses. On charroyait ensuite les esclaves destinés aux jeux voluptueux : de jeunes garçons et des fillettes, cueillis en Grèce et en Asie Mineure, aux longs cheveux bouclés que réprimaient des filets d'or, au visage enduit d'une couche épaisse de fards, pour que la fleur n'en fût brûlée par le vent de la Campanie.

Fiers d'une force qu'ils auraient pu tourner contre César même, venait ensuite un nouveau bataillon de prétoriens, blancs Sicambres velus aux yeux pers, au pas lourd, devant qui les porte-étendard haussaient les aigles romaines, les panneaux commémoratifs, les statuettes des dieux de la Germanie et de Rome et le buste impérial.

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

Des lions et des tigres, qu'avaient domestiqués d'habiles dompteurs et qui servaient à Néron de bêtes de trait quand il voulait imiter Dionysios, se parquaient sur les chars suivants. Des Hindous et des Arabes les tenaient par des laisses d'acier qui disparaissaient sous les lieurs ; et les fauves de leurs languides yeux glauques regardaient ; parfois, soulevant leurs têtes colossales, ils humaient le relent du peuple.

Encore, des voitures impériales, des litières, un détachement de prétoriens composé uniquement de volontaires d'Italie, un gros d'esclaves élégants et de jeunes garçons, et bientôt César.

L'Apôtre Pierre, qui voulait avoir vu Néron, était dans la foule, avec Lygie au visage masqué d'un voile épais et Ursus dont la force offrait à la jeune fille une protection sûre. Le Lygien prit un bloc destiné à la construction du sanctuaire et l'apporta à l'Apôtre qui monta dessus, afin de mieux voir le défilé.

La foule murmura d'abord contre Ursus qui écartait ses vagues, comme un navire ; mais quand, à lui seul, il eut soulevé le bloc que quatre des plus forts parmi ces hommes n'auraient pu remuer, on l'applaudit.

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

Et ce fut, sur un char découvert que traînaient six étalons d'Idumée et sans personne qu'à ses pieds deux nains monstrueux, César.

Il était vêtu d'une tunique blanche, et d'une toge améthyste qui bleutait son visage. Depuis son départ de Naples, il avait sensiblement engraissé. Un double menton lui amplifiait le masque, de sorte que ses lèvres, déjà trop voisines du nez, semblaient maintenant s'ouvrir sous les narines mêmes. Son cou énorme était pris dans un foulard qu'à chaque instant il rajustait d'une main pâle, dont le poil roux formait sur les poignets comme une tavelure sanglante ; il ne faisait pas épiler ses mains, parce qu'on lui avait dit que cela pouvait avoir pour conséquence un tremblement des doigts qui l'eût empêché de jouer du luth. Une vanité incommensurable empreignait son visage, avec de la fatigue et de l'ennui. L'ensemble de sa personne était à la fois effrayant et grotesque.

On criait : « Salut, divin ! Salut, victorieux ! Salut, incomparable ! fils d'Apollon ! Apollon, salut ! » Lui, souriait. Mais parfois, des gens, qui ne savaient pas leur plaisanterie prophétique, rompaient l'unanimité de l'acclamation par un : « Barbe-d'Airain ! ... Barbe-d'Airain ! Crains-tu que ta barbe flamboyante n'incendie Rome ? »

César ne s'irritait pas trop de ces apostrophes, car il ne portait plus sa barbe, l'ayant offerte à Jupiter Capitolin. Mais d'autres individus, embusqués derrière des tas de pierres et derrière les assises du temple, hurlaient : «Matricide ! Oreste ! Alcméon ! » ; d'autres encore : « Où est Octavie ? Rends ton manteau de pourpre ! » A Poppée, qui venait immédiatement derrière lui, on lançait l'appellation : « Toison fauve! » qui désignait les prostituées. L'oreille affinée de Néron percevait:aussi ces insultes, et alors il approchait de l'œil son émeraude polie, comme pour chercher et noter les insulteurs. Ainsi vit-il l'Apôtre debout sur le bloc de pierre.

Jan Styka - La rencontre - 1902

Les regards de ces hommes se croisèrent. En cette minute obscure étaient face à face les deux maîtres de l'univers, l'un qui allait s'effacer comme un rêve sanglant, l'autre, ce vieillard vêtu de laine rude, qui prendrait possession du monde entier et de cette ville, pour les siècles des siècles.

César avait passé. Immédiatement derrière lui parurent huit Africains portant une litière magnifique, où était assise cette Poppée détestée du peuple, vêtue, comme Néron, d'améthyste, fardée, pensive et immobile. La suivaient toute une cour de serviteurs des deux sexes, ainsi qu'une file de chars qui transportaient ses costumes et ses ustensiles de beauté.

Le soleil avait depuis longtemps quitté le zénith, quand commença le défilé des invités de César : les augustans, cortège déroulé en serpent chatoyant. La foule souriait avec bienveillance au passage de Pétrone, en litière avec son esclave favorite ; Tigellin, de temps en temps, se levait sur son char et tendait le cou pour voir si César d'un signe ne l'appellerait. La multitude saluait Licinius Pison par des applaudissements, Vitellius par des rires et Vatinius par des sifflets. A l'égard des consuls Licinius et Lecanius, elle fut indifférente, mais Tullius Sénécion, qui était aimé on ne sait pourquoi, fut accueilli, de même que Vestinus, par des acclamations. La cour était innombrable. On se montrait et Domitius Afer et le décrépit Lucius Saturninus ; on voyait Vespasien et ses fils, et le jeune Nerva, et Lucain, et Annius Gallon, et Quintianus, et quantité de femmes illustres pour leurs mœurs dissolues et leur faste. Les rayons mêmes du soleil semblaient captifs dans la splendeur du cortège. Il ne manquait pas, parmi la foule, de misérables au ventre creux ; pourtant, ce spectacle ne faisait pas qu'attiser leur convoitise : il leur donnait aussi l'orgueilleux sentiment de la force et de l'invulnérabilité romaines que révérait l'univers.

Vinicius était de la fin du cortège. A la vue de l'Apôtre et de Lygie qu'il n'espérait pas rencontrer, il sauta de son char :

— Tu es venue ? Je ne sais comment te remercier, ô Lygie. Dieu ne pouvait m'envoyer meilleur présage. Sois bénie. Je te fais mes adieux, mais pour peu de temps. Sur ma route, je vais poster des relais de chevaux parthes et je passerai auprès de toi chaque jour de liberté, jusqu'à ce que j'obtienne licence de revenir. Au revoir !

— Au revoir, Marcus, répondit Lygie. Que le Christ te conduise et qu'il ouvre ton âme aux paroles de Paul !

— Mon trésor, qu'il soit fait comme tu dis ! Paul préfère marcher parmi mes hommes ; mais il est avec moi, et il sera mon maître et mon compagnon. Lève ce voile, toi, ma seule joie, afin que je te contemple encore avant mon départ. Pourquoi t'es-tu ainsi cachée ?

Elle souleva son voile, et, montrant son visage rayonnant et l'éclat de ses yeux admirables, elle demanda :

— C'est mal ?

Son sourire avait un peu de l'espièglerie d'une fillette. Vinicius la regarda avec ravissement et répondit :

— C'est mal pour mes yeux qui voudraient ne voir que toi jusqu'à la mort.

Et, à la stupéfaction de la populace, l'illustre augustan posa ses lèvres sur les mains de l'humble jeune fille.

— Adieu...

Il partit rapidement, car l'escorte impériale avait pris de l'avance. L'Apôtre Pierre le bénit d'un signe de croix imperceptible...

Demas, le meunier, celui-là même chez qui Ursus travaillait la nuit, s'approcha d'eux.

Il baisa la main de l'Apôtre, le pria de venir avec ses compagnons se réconforter chez lui, ajoutant que sa maison était près de l'Emporium.

Ils prirent quelque nourriture et un peu de repos chez Demas, et, le soir venu, se dirigèrent du côté du Transtévère. Comme ils voulaient traverser le fleuve au Pont Emilien, ils passèrent par le Clivus Publicus qui coupe la colline de l'Aventin entre le temple de Diane et celui de Mercure. De cette hauteur, l'Apôtre regardait les édifices proches et ceux qui se perdaient dans le lointain. Il réfléchissait à l'immensité et à la puissance de cette ville où il venait enseigner la parole divine. Il avait vu les légions romaines dans les différents pays qu'il avait parcourus, mais c'étaient là comme les membres épars de cette force qui lui semblait aujourd'hui, pour la première fois, se personnifier sous les traits de César. Cette Ville, viciée jusqu'à la moelle et en même temps inébranlable, ce César assassin de son frère, assassin de sa mère et de sa femme, et derrière qui flottait une escorte de spectres aussi nombreuse que sa cour, ce débauché et ce bouffon, maître de trente légions et, par elles, de l'univers, ces courtisans couverts d'or et d'étoffes écarlates, incertains du lendemain et pourtant plus puissants que des rois, tout cet ensemble lui apparut comme le royaume infernal de l'iniquité. Et son cœur simple s'étonna que Dieu eût confié la terre à ce monstre pour qu'il la pétrît, la bouleversât, la foulât aux pieds, en exprimât les larmes et le sang. « Maître, dit-il en son âme, que ferai-je en face de cette ville où tu m'as envoyé ? A elle appartiennent les mers et les continents, à elle les animaux terrestres et les créatures qui peuplent les eaux, à elle tous les autres royaumes et les cités. Trente légions la protègent. Et moi, Maître, je ne suis qu'un pécheur des bords du lac. Oue ferai-je ? et comment pourrai-je vaincre le mal ? »

Sa prière fut interrompue par la voix de Lygie :

— On dirait que la ville entière est en feu...

En effet, le soleil se couchait d'une manière insolite.

De l'endroit où ils étaient placés, ils embrassaient un vaste espace. Vers la droite, ils apercevaient le Cirque Maxime ; plus haut, les palais du Palatin, comme étagés, et en face d'eux, derrière le Forum aux bœufs et le Vélabre, le sommet du Capitole avec le temple de Jupiter. Mais les murs, les colonnes et les sommets des temples étaient noyés d'or et de pourpre. Les parties visibles du fleuve semblaient rouler du sang. Et plus le soleil s'enfonçait derrière le Janicule, plus le rayonnement du ciel se faisait semblable à la lueur d'un incendie. Il enveloppa les sept collines, et s'épandit sur l'immensité de la plaine.

— On dirait que la ville est en feu, répéta Lygie.

Et Pierre :

— La colère de Dieu est suspendue sur elle.