Deuxième partie, chapitre 15 - A Laurentum |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
VINICIUS A LYGIE :
« L'esclave Phlégon, par qui je l'adresse cette
lettre, est chrétien ; c'est donc l'un de ceux qui
obtiendront leur liberté de tes mains, mon trésor.
C'est un vieux serviteur de notre famille et je puis
écrire par son intermédiaire en toute confiance.
Je t'écris de Laurentum où nous nous sommes
arrêtés à cause de la chaleur. Othon
possédait ici une splendide villa dont jadis il fit don
à Poppée, et celle-ci, quoique divorcée
depuis, a jugé convenable de conserver ce cadeau...
Lorsque, des femmes qui m'entourent à présent, je
reporte ma pensée vers toi, il me semble que les pierres
de Deucalion ont dû engendrer des espèces humaines
tout à fait dissemblables : toi, tu appartiens à
celle qu'a produite le cristal. Je t'admire et je t'aime de
toute mon âme, au point que je voudrais ne te parler que
de toi, et il faut que je fasse un effort pour te raconter notre
voyage.
« César a donc été l'hôte de
Poppée, qui secrètement avait
préparé une réception magnifique. Parmi les
convives, peu d'augustans : mais Pétrone et moi
étions invités. Après le repas, nous nous
sommes promenés, en des barques dorées. sur la mer
bleue comme tes yeux, ma divine. Nous ramions nous-mêmes,
car évidemment l'Augusta était flattée
d'être servie par des personnages consulaires ou par leurs
fils. César, debout, en toge de pourpre, près du
gouvernail, chantait en l'honneur de la mer un hymne
composé la nuit précédente, et dont il
avait écrit la musique avec Diodore. Sur les barques qui
nous faisaient cortège, se tenaient des esclaves indiens,
habiles à tirer des sons harmonieux des conques marines ;
autour de nous, émergeaient des dauphins qu'on eût
crus attirés des gouffres d'Amphithrite par la musique.
Et moi, sais-tu ce que je faisais ? Je pensais à toi, je
soupirais après toi et j'aurais voulu prendre cette mer,
cet azur, cette musique, tout, et te le donner à toi.
Veux-tu qu'un jour nous allions habiter au bord de la mer, mon
Augusta. loin de Rome ? Je possède en Sicile une terre,
avec une forêt d'amandiers qui au printemps se couvrent de
fleurs roses et descendent si près de la mer que les
extrémités de leurs branches baignent presque dans
l'eau. Là je t'aimerai, là je pratiquerai cette
doctrine que Paul me fera connaître : je sais
déjà qu'elle ne s'oppose pas à l'amour et
au bonheur. Veux-tu ? Mais avant d'entendre la réponse de
tes lèvres adorées, je continue à te
raconter ce qui s'est passé dans la barque.
« Lorsque nous fûmes à quelque distance du
rivage, nous aperçûmes une voile devant nous, et
aussitôt une discussion s'éleva : était-ce
une simple barque de pêcheur ou bien un navire d'Ostie ?
Je devinai le premier, et alors l'Augusta déclara que
pour mes yeux il n'y avait rien de caché ; puis se
couvrant le visage de son voile, elle me demanda si je la
reconnaîtrais ainsi. Pétrone répondit
aussitôt que derrière un nuage le soleil même
devient invisible ; mais Poppée, feignant de plaisanter,
dit que l'amour seul pourrait aveugler une vue aussi
perçante, et, nommant différentes dames de la
cour, dits me questionna, cherehant qui j'aimais. le
répondais avec calme, mais à la fin elle
prononça aussi ton nom : en même temps elle
découvrit son visage et eut des yeux méchants et
curieux. Je suis véritablement reconnaissant à
Pétrone d'avoir fait pencher la barque à ce
moquent, ce qui détourna de moi l'attention
générale ; car si j'avais entendu à ton
sujet des paroles malveillantes ou ironiques, j'aurais
difficilement résisté à l'envie de
fracasser de ma rame la tête de cette femme perverse... Tu
te rappelles, n'est-ce pas, ce que je t'ai raconté la
veille de mon départ, dans la maison de Linus, sur ma
rencontre de l'étang d'Agrippa ?
« Pétrone tremble pour moi et aujourd'hui encore il
me conjurait de ne pas irriter l'amour-propre de l'Augusta. Mais
Pétrone ne me comprend plus, et il ne sait pas qu'en
dehors de ma Lygie il n'y a pour moi ni plaisir, ni
beauté, ni amour, et que Poppée ne m'inspire que
répulsion et mépris. Tu as déjà
transformé mon âme, et cela au point que le ne
saurais reprendre mon ancien genre de vie. Mais ne crains pas
qu'il m'arrive rien de fâcheux ici. Poppée ne
m'aime pas : elle est incapable d'aimer qui que ce soit, et ses
caprices ne viennent que de sa colère contre César
qui est encore sous son influence et qui tient peut-être
encore à elle. mais qui ne la ménage plus, et ne
cache plus devant elle ses turpitudes.
« J'ajouterai d'ailleurs autre chose qui devra te
tranquilliser.
« Au moment de mon départ, Pierre m'a dit de ne pas
redouter César, car pas un cheveu ne tomberait de ma
tête, et j'ai foi en lui. Une voix me répète
que chacune de ses paroles doit s'accomplir, et comme il a
béni notre amour, ni César, ni toutes les
puissances du Hades, ni même le Destin ne sont capables de
t'arracher à moi, ô ma Lygie. Cette pensée
me rend heureux comme si j'étais dans ce ciel qui seul
est heureux et calme. Mais toi, chrétienne, ce que je dis
du Ciel et du Destin t'offense peut-être ? En ce cas
pardonne-moi, car je pèche involontairement. Le
baptême ne m'a pas encore purifié, mais mon
cœur est comme un vase vide que Paul de Tarse doit remplir
d'une foi d'autant plus douce qu'elle est la tienne.
« A Antium, je passerai les jours et les nuits à écouter Paul, qui dès le commencement de notre voyage a acquis une telle influence parmi mes hommes qu'ils ne le quittent plus, voyant en lui non seulement un thaumaturge, mais encore un être presque surhumain. Hier, je lisais de la joie sur son visage et lorsque je lui demandai ce qu'il faisait, il me répondit : « Je sème ». Pétrone sait que Paul demeure chez moi et il désire le voir, de même que Sénèque, qui a entendu parler de lui par Gallon. Mais voici que les étoiles pâlissent déjà, ô ma Lygie, et la matinale Lucifer brille deplus en plus. Bientôt l'aube teintera de rose les vagues de la mer. Tout dort autour de moi : seul je veille ; je pense à toi et je t'aime. Je te salue en même temps que je salue l'aurore, ô ma fiancée. »
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |