Première partie, chapitre 6 - Le stratagème de Pétrone

Pétrone était chez lui. Le portier n'osa pas arrêter Vinicius, qui se précipita dans l'atrium, puis dans la bibliothèque. Pétrone écrivait, Vinicius lui arracha de la main le roseau, qu'il brisa, enfonça ses doigts dans le bras de son oncle et, d'une voix rauque :

— Qu'as-tu fait d'elle ? où est-elle ?

Pétrone, ce Pétrone si efféminé, saisit la main que le jeune athlète lui incrustait dans le bras, saisit l'autre également, et, les tenant toutes les deux dans l'étau d'une seule des siennes :

— Moi, vois-tu, c'est le matin seulement que je suis impotent ; le soir, je retrouve ma vigueur. Essaye de dégager tes mains ! C'est un tisserand qui t'aura enseignë la gymnastique et un forgeron les usages.

Il lâcha les mains de Vinicius, qui resta devant lui honteux et furieux.

— Tu as une main d'acier, mais par tous les dieux infernaux, je jure que, si tu m'as trahi, je te plongerai un couteau dans la gorge, fût-ce dans les appartements de César.

— Causons tranquillement, répondit Pétrone. Je souffre de ta grossièreté, et si l'ingratitude humaine pouvait encore m'étonner, je m'étonnerais de la tienne.

— Où est Lygie ?

— Au lupanar, c'est-à-dire chez Néron.

— Pétrone !

— Du calme, et assieds-toi. J'ai demandé à César deux choses, qu'il m'a promises : d'abord, de retirer Lygie de la maison des Aulus et ensuite de te la remettre. N'as-tu pas un couteau dans quelque pli de ta toge ? Tu vas peut-être me frapper ? Mais je te conseille d'attendre plutôt quelques jours, parce qu'on te mettrait en prison et cependant Lygie se morfondrait chez toi.

Un silence. Vinicius regarda Pétrone d'un air stupéfait, puis dit :

— Pardonne-moi ; je l'aime, et l'amour me trouble l'esprit.

Jan Styka - Lygie - Édition Flammarion 1901-1904

— Admire-moi, Marcus. Avant-hier, voici ce que j'ai dit à César : « Mon neveu Vinicius est si amoureux d'une maigre fillette élevée chez les Aulus, que ses soupirs font de sa maison un bain de vapeur. Toi, César, — toi et moi, qui n'aimons que la véritable beauté, nous n'en donnerions pas mille sesterces, mais ce garçon-là a toujours été aussi sot qu'un trépied... »

— Pétrone !

— Si tu ne comprends pas que je parlais de la sorte pour préserver Lygie, je suis prêt à croire que j'ai dit la vérité ! J'ai donc convaincu Barbe-d'Airain qu'un esthète comme lui ne pouvait tenir pareille fille pour une beauté ; Néron, qui n'ose voir que par mes yeux, ne la convoitera pas. Il fallait bien se mettre à l'abri de ce singe et le tenir en laisse. Je continuai en disant négligemment à Barbe-d'Airain : « Prends Lygie et remets-la à Vinicius : tu en as le droit, car c'est une otage, et, en même temps, tu joueras un bon tour à Aulus.» Il y consentit, et, d'ailleurs, il avait d'autant moins de raison de n'y pas consentir que je lui avais incidemment fourni l'occasion de faire de la peine à de braves gens. Tu seras le gardien officiel de l'otage ; on remettra entre tes mains ce trésor Iygien, et toi, non seulemenl tu ne dissiperas rien de ce trésor, mais tu feras en sorte qu'il multiplie. Heureux mortel !

— C'est bien vrai ? Rien ne la menace dans la maison de César ?

— Si elle devait s'y fixer à demeure, Poppée parlerait d'elle à Locuste ; mais pour quelques jours, rien à craindre. Il y a dix mille personnes dans le palais de César. Il se peut que César ne l'aperçoive même pas. Tout à l'heure, un centurion est venu m'apprendre de sa part qu'on avait amené la jeune fille au palais et qu'on l'avait remise aux mains d'Acté. Une bonne âme, cette Acté ; c'est pourquoi je la lui ai fait confier. Pomponia Græcina est, évidemment du même avis, puisqu'elle lui a écrit. Demain il y a un festin chez Néron. Je t'ai fait garder une place auprès de Lygie.

— Caïus, pardonne-moi mon emportement, je pensais que tu l'avais enlevée pour toi ou pour César.

— Ton emportement, je puis te le pardonner ; mais ces gestes vulgaires, ces cris grossiers et celte voix de joueur de mora, voilà ce que je n'aime pas, Marcus. C'est Tigellin qui est l'entremetteur de César. Moi, si je voulais prendre cette fille, je te dirais tout de suite en te regardant bien en face : « Vinicius, je t'enlève Lygie, et la garderai tant que je n'en serai pas fatigué. »

Il fixait sur les yeux de Vinicius ses prunelles couleur de noisette, avec une expression froide et insolente qui accrut la confusion du jeune homme.

— C'est moi qui suis coupable, dit Vinicius. Tu es généreux et je te remercie. Permets seulement que je te pose encore une question. Pourquoi n'as-tu pas fait envoyer Lygie chez moi directement ?

— Parce que César veut sauver les apparences : l'aventure va faire du bruit dans Rome, on en parlera : mais puisque nous reprenons Lygie comme otage, tant qu'on en parlera, elle restera dans le palais de César. Ensuite on te l'expédiera sans bruit. Barbe-d'Airain est un chien peureux. Il sait que sa puissance est illimitée, et pourtant il cherche une excuse à chacun de ses actes. Es-tu suffisamment calmé pour philosopher un peu ? Je me suis souvent demandé pourquoi, fût-il puissant comme César et sûr comme lui de l'impunité, le crime se donne laborieusement le masque du droit, de la justice et de la vertu... Selon moi tuer son frère, sa mère et sa femme est chose digne d'un roitelet asiatique et non d'un empereur romain ; mais si cela m'arrivait, je ne me donnerais pas la peine d'écrire au Sénat des lettres justificatives... et Néron en a écrit. Néron veut sauver les apparences, parce que Néron est un poltron ; mais Tibère n'en était pas un, et cependant il a cherché à justifier chacun de ses attentats. Pourquoi cet hommage insolite du crime à la vertu ? Sais-tu mon opinion ? C'est que le crime est laid, tandis que la vertu est belle. Donc, le véritable esthète est en même temps un homme vertueux. Donc, moi, je suis un homme vertueux. Je ferai aujourd'hui une légère libation aux ombres de Protagoras, de Prodicus et de Gorgias. Les sophistes mêmes peuvent servir à quelque chose. Mais je continue. — J'ai enlevé Lygie aux Aulus pour te la donner. Or, Lysippe eût fait de vous des groupes admirables. Puisque vous êtes beaux tous deux, mon action aussi est belle, et, étant belle, ne saurait être mauvaise. Ouvre bien les yeux, Marcus ! Tu vois, assise devant toi, la Vertu incarnée en Pétrone !

Vinicius, en homme que la réalité des choses intéressait plus que les théories, lui dit alors :

— Demain je verrai Lygie, et ensuite je l'aurai dans ma maison tous les jours, sans cesse et jusqu'à ma mort !

— Toi, tu auras Lygie, et moi j'aurai Aulus sur le dos. Il me vouera à tous les dieux infernaux. Si au moins l'animal prenait d'abord une bonne leçon de déclamation ! ...

— Aulus est venu me voir. Je lui ai promis de lui donner des nouvelles de Lygie.

— Écris-lui que la volonté du « divin » César est la loi suprême, et que ton premier fils s'appellera Aulus. Il faut bien que le vieux ait quelque petite consolation. Si je demandais à Barbe-d'Airain de l'inviter demain à son festin ? Il te verrait au triclinium à côté de Lvgie.

—Non, pas cela, dit Vinicius. Ils me font de la peine, surtout Pomponia.

Il s'assit et écrivit la lettre qui devait enlever au vieux chef son dernier espoir.