Première partie, chapitre 7 - Au Palatin

Jan Styka - Acté - Édition Flammarion 1901-1904

Les têtes les plus altières s'étaient jadis inclinées devant Acté, alors la maîtresse de Néron.

Elle avait mérité la gratitude de beaucoup, et ne s'était point fait d'ennemis. Octavie elle-même n'était pas parvenue à la haïr. Maintenant, on la jugeait trop insignifiante pour lui porter envie. Elle continuait à aimer Néron d'un amour triste et douloureux, d'un amour sans espoir, alimenté du seul souvenir des heures à jamais disparues ; et Poppée n'exigea même pas son renvoi du palais.

On invitait de temps en temps Acté à la table de César, en vertu de ce précédent que jadis Pallas et Narcisse — des affranchis comme elle — assistaient à tous les festins de Claude, où, ministres puissants, ils occupaient des places d'honneur. Et puis sa beauté était un ornement pour les festins impériaux.

Du reste, César était depuis longtemps sans scrupules quant au choix des convives. Des sénateurs s'asseyaient à sa table, principalement ceux qui consentaient à jouer le rôle de pitres ; des patriciens vieux et jeunes, altérés de plaisirs, de luxe et de stupres ; des femmes qui portaient de grands noms et qui, le soir venu, s'affublaient de perruques fauves pour courir les aventures par les ruelles mal éclairées ; des pontifes qui, la coupe haute. raillaient les dieux. Puis c'était un ramassis de chanteurs, de mimes, de musiciens, de danseurs et de danseuses ; de poètes qui, tout en disant leurs vers, songeaient aux sesterces dont seraient rétribuées leurs louanges aux vers de César ; de philosophes faméliques qui reconduisaient les plats avec des yeux goulus ; de cochers fameux, de prestidigitateurs, de thaumaturges. de conteurs d'anecdotes, de baladins, d'une foule de gueux que la mode ou la sottise avait dotés d'une célébrité éphémère, et parmi lesquels, il n'en manquait pas qui, sous des boucles un peu longues, cachaient, signe d'esclavage, des oreilles percées.

Les plus notoires prenaient place à la table ; le menu fretin servait aux interludes, guettant le moment où les gens du service livreraient à son avidité les restes des mets et des boissons. Ce dernier genre d'invités était recruté par Tigellin, Vatinius et Vitellius, qui avaient plus d'une fois été forcés de fournir à leurs invités des accoutrements à peu près dignes du faste impérial. César, du reste, aimait cette compagnie. Et le luxe de la cour vêtait tout de splendeur...

Ce jour-là, Lygie devait prendre place au festin. Tout chancelait en elle. Elle avait peur de César, elle avait peur des hommes, elle avait peur de ce palais en brouhaha, elle avait peur de fêtes dont l'ignominie lui était connue par les conversations d'Aulus, de Pomponia et de leurs amis. Encore que fort jeune, elle n'était pas une ingénue : la notion du mal parvenait tôt, en ces temps troubles, aux oreilles mêmes des enfants.

Elle savait ainsi que dans ce palais on comploterait sa perte. Mais, en son âme enthousiaste d'une haute doctrine elle jura de ne pas se laisser vaincre. Elle le jura à sa mère adoptive, à elle-même, et à ce Divin Maître que non seulement elle adorait, mais qu'elle chérissait de tout cœur, pour la douceur de son enseignement, pour l'amertume de sa mort et pour la gloire de sa résurrection.

Comme ni Aulus ni Pomponia ne pouvaient plus être rendus responsables de ses actes, elle se demandait maintenant s'il ne valait pas mieux résister à la volonté de César, ne point paraître au festin. Naissait en elle le désir de prouver son courage en s'exposant au supplice et à la mort. Le Divin Maître n'avait-il pas donné l'exemple ? Et Pomponia ne disait-elle pas que les plus ardents parmi les adeptes désiraient cette épreuve, la demandaient dans leurs prières ?

Lygie, encore chez Aulus, avait été possédée parfois d'un semblable désir. Elle se voyait déjà martyre, mains et pieds saignants, blanche comme la neige, belle d'une beauté surnaturelle, portée vers l'azur par des anges.

Il entrait dans ces spéculations beaucoup d'enfantine rêverie, mais aussi une certaine complaisance pour soi-même, que Pomponia avait tenté de réprimer. Maintenant que la résistance pouvait provoquer quelque horrible chittiment et que les tortures entrevues dans les rêves pouvaient se muer en réalités, aux belles visions, aux complaisances égoïstes venait s'ajouter une espèce de curiosité mêlée d'effroi, — la curiosité de savoir comment on pourrait bien la punir et quel genre de supplice on inventerait pour elle.

Ainsi son âme flottait irrésolue. Mais Acté, à qui elle confiait ses hésitations, la regarda avec stupeur.

Se mettre en travers de la volonté de César et, dès le premier jour, s'exposer à sa fureur ? — pour agir de la sorte, il fallait être une enfant, ne pas comprendre la portée de ses actes... De tout ce que venait de dire Lygie, il ressortait qu'elle n'était point, à proprement parler, une otage, mais une fillette oubliée par ses compatriotes, — donc nullement protégée par le droit des gens ; et, en tout état de valise, César était assez puissant pour se permettre, dans un moment de colère, de fouler aux pieds toutes les lois. ll avait plu à César de la prendre ; il disposait. d'elle dorénavant ; elle était le jouet de la volonté de César, au-dessus de quoi n'existe rien au monde.

— Oui, continua-t-elle, moi aussi j'ai lu les lettres de Paul de Tarse, et je sais que par delà la terre il y a Dieu, et le Fils de Dieu qui ressuscita d'entre les morts... Mais sur terre il n'y a que César. Ne l'oublie pas, Lygie. Je sais aussi que ta doctrine te défend d'étre ce que j'ai été moi-même, et qu'entre le déshonneur et la mort, vous autres — comme les stoïciens dont me parla souvent Épictète — ne pouvez choisir que la mort. Mais es-tu sûre que ce soit la mort qui t'attende, et non le déshonneur encore ? Ne sais-tu pas que, par ordre de Tibère, respectueux de la loi qui interdit de faire périr des vierges, la fille de Séjan, une enfant, à peine, fut violée avant d'étre mise à mort ? Lygie, Lygie, n'irrite point César ! Quand viendra le moment décisif où tu seras forcée de choisir entre le déshonneur et la mort, tu agiras ainsi que te le commande ta Vérité... Mais ne provoque pas ta perte, et crains d'irriter pour une cause futile un dieu terrestre qui est un dieu sanguinaire.

Un peu myope, elle rapprochait son exquis visage de celui de Lygie, comme pour constater mieux l'effet de ses paroles.

Lygie mit ses bras autour du cou d'Acté :

— Tu es si bonne, Acté !

— Mon bonheur est passé, et ma joie a disparu ; mais je ne suis point méchante.

Elle se mit à marcher dans la pièce à pas précipités, se parlant à elle-même et comme avec désespoir.

— Non, lui non plus n'était point méchant. ll se croyait même bon, et il voulait être bon. Je le sais, et mieux que personne. Le changement n'est venu que plus tard... quand il a cessé d'aimer... D'autres l'ont amené là, ­ oui, d'autres et Poppée.

A ses cils des larmes perlèrent.

— Tu le plains donc, Acté ?

— Si je le plains... répondit-elle d'une voix sourde.

De nouveau, elle marcha, les mains crispées, le visage morne.

— Tu l'aimes encore, Acté ? questionna timidement Lygie.

— Je l'aime... Personne ne l'aime... que moi.

Quand, enfin, son visage eut repris son expression quotidienne, elle dit :

— Parlons de toi, Lygie. Ce serait folie de combattre la volonté de César. Et d'ailleurs tes craintes sont vaines : je connais bien cette maison, et, de la part de César, nul péril, je pense, ne te menace. S'il t'avait fait enlever pour son propre compte, on ne t'aurait pas amenée au Mont Palatin. Le maître ici, c'est Poppée ; et Néron, depuis qu'elle lui a donné une fille, est plus que jamais sous son influence. Non... il a donné des ordres pour que tu assistes au festin ; mais il ne t'a pas vue encore, et n'a questionné personne : donc, il n'a pas d'intentions à ton égard. Pétrone me prie de te prendre sous ma protection ; et comme Pomponia m'a écrit, elle aussi, il est probable qu'ils se sont concertés. Qui sait si Néron persuadé par Pétrone ne te renverra pas chez Aulus ? Je doute fort qu'il ait pour Pétrone un amour sans bornes, mais il ose rarement ne pas être de son avis.

— Ah ! répondit Lygie, Pétrone est venu chez nous avant qu'on m'emmenât, et ma mère est convaincue que c'est à son instigation que Néron m'a réclamée.

— Peut-étre Pétrone a-t-il simplement raconté, en présence de Néron, à quelque souper, avoir vu chez les Aulus l'otage des Lygiens. Et Néron jaloux de ses prérogatives t'aura réclamée uniquement parce que les otages appartiennent à César. Et puis, il n'aime pas Aulus et Pomponia... Non, je ne pense pas que Pétrone, s'il eût voulu t'enlever, eût usé d'un moyen semblable. Je ne sais s'il est meilleur que le reste de l'entourage de César, mais il est différent. Peut-être, enfin, trouveras-tu, outre Pétrone, quelqu'un encore, qui consente à intercéder en ta faveur. N'as-tu pas connu, chez les Aulus, un des familiers de César ?

— J'y ai vu Vespasien et Titus...

— César ne les aime point.

— Et Sénèque.

— Il suffit que Sénèque conseille une chose, pour que Néron fasse le contraire.

Le clair visage de Lygie se teinta de rose :

— J'y ai vu aussi Vinicius...

— Je ne le connais pas.

— C'est un parent de Pétrone. Il est revenu d'Arménie récemment.

— Néron le voit-il d'un œil favorable ?

— Vinicius ?... Tout le monde aime Vinicius...

— Et il consentirait à intercéder pour toi ?

Acté sourit tendrement :

— Alors tu vas probablement le voir au festin. Il faut que tu y assistes... Et d'abord, si tu veux rentrer dans la maison des Aulus, ce festin sera pour toi l'occasion de demander à Pétrone et à Vinicius qu'ils veuillent bien intervenir dans ce sens. S'ils étaient ici, tous deux te diraient ce que je dis moi-même : essayer de résister serait folie. Sans doute, César pourrait ne pas s'apercevoir de ton absence, mais s'il s'en apercevait, si la pensée lui venait que tu puisses avoir l'audace de t'opposer à sa volonté, il n'y aurait plus pour toi de salut possible. Viens, Lygie. Entends-tu ce bruit de voix dans le palais ? Déjà le soleil descend sur l'horizon ; les invités vont bientôt arriver.

— Tu as raison, Acté, répondit Lygie. Je suivrai ton conseil.

Elle-même n'aurait pu déterminer exactement si le désir de voir Pétrone et Vinicius primait en elle la curiosité toute féminine de contempler une fois dans sa vie une pareille fête, d'y voir César, sa cour, la fameuse Poppée, d'autres beautés... et toute cette splendeur dont on faisait de tels récits !

Acté la conduisit alors vers son unctorium particulier afin de la frotter d'aromates et de l'habiller pour le festin ; et, bien que la maison de César ne manquât pas d'esclaves féminines et qu'Acté en eût un certain nombre à son service personnel, elle décida, par sympathie pour cette fillette séduisante, de l'habiller de ses propres mains. Tout de suite il fut visible que la jeune femme, malgré sa gravité et malgré la lecture assidue des épîtres de Paul de Tarse, avait conservé beaucoup de l'ancienne âme hellène, pour qui rien n'est plus éloquent que la beauté du corps. Ayant dévêtu Lygie, elle ne put retenir un cri d'admiration à la vue de ses formes à la fois graciles et pleines, pétries de nacre perlide et de roses : un incomparable printemps s'offraità ses yeux.

— Lygie, s'exclama-t-elle enfin, tu es cent fois plus belle que Poppée !

Élevée dans la maison de l'austère Pomponia, où la pudeur était observée même entre femmes, la jeune fille restait là, harmonieuse comme le chant, toute rose de pudeur, les genoux serrés, les deux mains sur la gorge, ses yeux voilés de cils royaux.

Soudain, elle leva les bras d'un geste brusque, enleva les épingles qui maintenaient ses cheveux d'un mouvement de tête, elle les libéra et s'en couvrit ainsi que d'une cape ondoyante.

Acté effleura la sombre toison :

— Tes cheveux ! ... Je ne veux pas les poudrer d'or : leurs ondes ont déjà des reflets dorés... Çà et là, peut-être ajouterai-je un soupçon de poudre, pour les baiser d'un rayon de soleil... Il doit être merveilleux, votre pays lygien, où poussent des filles semblables.

— Je ne m'en souviens plus, répliqua Lygie. Ursus m'a dit que chez nous il y avait des forêts, des forêts, des forêts.

— Et des fleurs dans les forêts..., continua Acté, trempant les mains dans un vase rempli de verveine, pour en lubrifier les cheveux de Lygie. Puis, elle lui frotta légèrement le corps d'huiles odorantes, et la vêtit d'une tunique dorée, souple et sans manches, sur laquelle devait être posé le neigeux peplum. Mais, comme il fallait d'abord coiffer Lygie, elle l'enveloppa, en attendant, d'un peignoir, et, l'ayant fait s'asseoir dans un fauteuil, elle la livra aux mains des esclaves. Enfin, la coiffure terminée, on drapa sur elle le peplum en plis légers. Acté lui mit des perles au cou, lui effleura les cheveux d'un peu de poussière d'or, et se fit habiller elle-même par ses femmes.

Bientôt, elle fut prête à son tour. Et quand les premières litières parurent devant la porte principale, toutes deux gagnèrent un péristyle d'où l'on avait vue sur l'entrée, sur les galeries et sur la cour d'honneur.

Graduellement, la foule devenait plus compacte des gens passant sous l'arc élancé de la porte, que couronnait le splendide quadrige de Lysias. Aux yeux de Lygie s'offrait un spectacle dont la maison austère des Aulus n'avait pu lui donner nulle idée.

C'était l'heure du couchant. Les derniers rayons du soleil baisaient le marbre jaune des colonnes, le réchauffant de roses chatoyantes.

Adriano Minardi - Édition Montgrédien, 1901

Entre les colonnes, auprès des blanches statues des Danaïdes, auprès des statues des dieux et des héros, coulait ininterrompu le flot des hommes et des femmes, semblables tous à des statues, — drapés de toges, de peplums, de stoles qui descendaient jusqu'à terre en plis souples. Un Hercule gigantesque, la tête encore éclairée, et noyé à partir de la poitrine dans l'ombre projetée par les colonnes, contemplait de très haut le défilé.

Acté indiquait à Lygie les toges à bords larges des sénateurs, leurs tuniques de couleur, leurs sandales ornées de croissants ; elle lui montrait les chevaliers, les artistes fameux, et les dames drapées à la romaine ou à la grecque ou encore vêtues de fantastiques atours orientaux, avec des coiffures semblables à des nœuds colubrins, à des pyramides, ou simplement copiées sur celles des statues de déesses, très basses sur le front et ornées de fleurs ; et elle donnait leur nom à bien des hommes et à bien des femmes, ajoutant parfois des commentaires brefs et effrayants.

C'était pour Lygie un monde étrange, dont la beauté enivrait ses yeux et dont son esprit était impuissant à concilier les contrastes. De ce crépuscule irradié de lumière, de ces rangées de colonnes allant se perdre dans le lointain, de ces hommes semblables à des statues, un calme immense émanait : il eût semblé que, parmi ces marbres aux lignes simples, des demi-dieux dussent vivre, dans une joie paisible... Hélas ! la voix assourdie d'Acté lui dévoilait peu à peu tous les secrets tortueux de ce palais el de ces gens. Là-bas. c'est le portique couvert, dont les colonnes et les dalles sont rouges encore du sang dont s'éclaboussa leur blancheur quand Caïus Caligula tomba sous le couteau de Cassius ; c'est là que fut égorgée sa femme, que son enfant fut fracassé sur les pavés... Là. sous cette aile du palais, il est une oubliette où le plus jeune Drusus, torturé par la faim, se rongeait les poignets ; là fut empoisonné son frère aîné; là rugit de peur Gemellus : là Claude se tordit dans des convulsions ; là gémit Germanicus ! ... Ces murs ont entendu les râles et les hoquets des agonisants, — et ces hommes qui maintenant se hâtent vers la fête sont, peut-être déjà condamnés. Sur plus d'un visage, le sourire masque peut-être l'angoisse du lendemain... Peut-être la fièvre, la cupidité, la jalousie dévorent-elles le cœur de ces demi- dieux gemmés et fleuris.

Les pensées épouvantées de Lygie ne parvenaient point à suivre les paroles d'Acté. Et, tandis que ce monde merveilleux fascinait ses regards avec une force toujours accrue, son âme fut prise soudain du regret incoercible de la maison d'Aulus et de Græcina, où régnait l'amour.

Le flot des invités venant de la Voie d'Apollon grossissait toujours. Derrière la porte s'élevait le brouhaha des clients qui avaient escorté leurs patrons jusqu'au palais. Çà et là, aux visages blancs ou hâlés, s'opposait la face ténébreuse d'un Numide avec son casque empenné et ses anneaux auriculaires. On transportait des luths, des cithares, des flambeaux et des bouquets de fleurs de serre, car l'automne était déjà fort avancé. Le murmure grandissant des conversations se mêlait au clapotis des jets d'eau dont les tresses où jouait la lumière vespérale se brisaient sur les vasques avec une musique de sanglots.

Acté s'était tue. Lygie regardait toujours la foule, semblant y chercher quelqu'un. Soudain, son visage rosit : de la rangée de colonnes venaient de sortir Pétrone et Vinicius, — et vers le grand triclinium ils marchaient, divins.

Lygie sentit son cœur s'alléger. Elle était moins seule. Le douloureux regret de Pomponia et de la maison d'Aulus cessa de la poindre. Le désir de voir Vinicius, de lui parler, fit taire en elle tous autres désirs. En vain se remémora-t-elle les paroles d'Acté, les avertissements de Pomponia.. Elle comprit soudain que non seulement il fallait qu'elle assistât au festin, mais qu'elle avait même le désir d'y assister. A la pensée que bientôt elle allait entendre cette voix si chère qui lui avait parlé d'amour et qui chantait encore à ses oreilles, elle fut saisie d'une joie dominatrice.

Mais elle s'épouvanta de sa joie. Elle se crut parjure à la pure doctrine dans laquelle on l'avait élevée, parjure à Pomponia, parjure à elle-même. Seule, elle se fût mise à genoux, et, se frappant la poitrine, eût répété : C'est ma faute, c'est ma faute... Acté, la prenant par la main, la mena vers le triclinium. Lygie s'avançait, les yeux obscurcis, les oreilles bourdonnantes. Comme dans un songe, elle vit, sur les tables et aux murs, des myriades de lampes papillottantes ; comme dans un songe, elle entendit le cri dont on saluait César ; comme à travers un brouillard opaque, elle vit César lui-même. C'est à peine si elle se rendit compte qu'Acté, après l'avoir installée à la table, prenait place à sa droite.

A sa gauche, une voix discrète, une voix connue, parla :

— Salut à la plus belle des vierges sur terre, à la plus belle des étoiles aux cieux ; salut à la divine Callina !

Vinicius était sans toge, selon l'usage, et vêtu seulement d'une tunique écarlate, d'où ses bras cerclés d'or sortaient nus et purs, — trop noueux peut-être : bras de soldat faits pour le glaive et le bouclier. Il portait une couronne de roses. Avec ses sourcils d'un seul arc, avec ses yeux splendides et son teint hâlé, il signifiait la jeunesse et la force. Il parut si beau à Lygie qu'elle parvint à peine à articuler :

— Salut à toi, Marcus...

Il disait :

— Heureux mes yeux, qui te contemplent ! heureuses mes oreilles, qui perçoivent ta voix plus douce que les cithares et les flûtes. De Vénus ou de toi, Lygie, c'est toi, divine, que je choisirais. Je savais te revoir ici. Pourtant, à ta venue, toute mon âme a palpité d'une joie neuve.

Ses yeux rayonnaient d'un ravissement sans bornes. Il la regardait comme s'il eût désiré s'imprégner de sa vue. Lygie sentit que, dans cette foule et dans ce palais, il était le seul être qui lui fût proche, et elle se mit à le questionner sur toutes ces choses qui pour elle étaient incompréhensibles et lourdes d'épouvante. D'où savait-il qu'il la trouverait dans la maison de César ? Pourquoi était-elle ici ? Pourquoi César l'avait-il. enlevée à Pomponia ? Ici, tout lui faisait peur. Elle voulait retourner auprès de sa mère. Elle fût morte de regret et d'anxiété sans l'espérance de voir Pétrone et Vinicius intercéder en sa faveur auprès de César.

Vinicius lui expliqua qu'il avait connu son enlèvement de la bouche d'Aulus lui-même.

Pourquoi se trouvait-elle là, il l'ignorait, César n'ayant coutume de rendre compte de ses décisions à personne. Pourtant, qu'elle fût sans crainte : lui, Vinicius, était près d'elle, et il resterait près d'elle. Elle était son âme entière, et il veillerait sur elle comme sur son âme. Puisque la maison de César lui faisait peur, il lui jurait qu'elle ne resterait pas dans cette maison.
Et, bien qu'il parlât évasivement et inventât, par instants, sa voix gardait l'accent de la vérité, car ses sentiments étaient vrais.

Une compassion sincère l'envahissait, et les paroles de Lygie lui allaient au cœur ; et quand elle se mit à le remercier et à lui promettre que Pomponia l'aimerait pour sa bonté, et qu'elle-même lui serait reconnaissante jusqu'au dernier souffle, il ne fut plus maître de son émotion. Son cœur se fondait de bonheur. La beauté de Lygie enivrait ses sens, et il sentit qu'il la désirait éperdument; mais en même temps il comprit qu'elle lui était chère au delà de toute expression, et que vraiment il pourrait l'adorer comme une divinité. Et, comme le brouhaha du festin s'exaspérait, il se pencha vers elle et se prit à lui murmurer des paroles simples et douces, des mots issus de l'âme, harmonieux comme une musique et enivrants ainsi qu'un vin.

Et Lygie s'enivrait de ses paroles. Parmi ces étrangers qui l'entouraient, il lui était toujours plus proche, toujours plus cher... et si digne de confiance, et tellement dévoué ! ... Jadis, chez les Aulus, il ne lui avait parlé de l'amour, et du bonheur par l'amour, que sous une forme générale ; mais maintenant ! ... Et ses joues s'enflammèrent, son cœur bondit, ses lèvres s'entr'ouvrirent étonnées.

Une peur l'envahissait d'écouter ces choses, et pourtant pour rien au monde elle n'eût voulu en perdre une parole. Par instants, elle baissait les yeux ; puis elle levait de nouveau sur Vinicius un regard lumineux, timide, à la fois, et inquisiteur, comme si elle eût voulu lui dire : « Parle encore ! » Le bruit, la musique, l'arôme des fleurs et le parfum des encens recommencèrent à l'étourdir. Vinicius reposait près d'elle, plein de jeunesse, de force, d'amour et fort enflammé de désir. Et Lygie, envahie par l'ardeur qui émanait de lui, éprouvait une honte pleine de volupté.

Mais le voisinage de Lygie agissait aussi sur Vinicius. Dans sa poitrine, courait une flamme que vainement il cherchait à étouffer avec du vin.

Du vin !... mais, plus que le vin, — ce merveilleux visage, ces bras nus, cette poitrine virginale qui soulevait la tunique d'or, et ce corps que laissaient deviner les plis du peplum neigeux l'enivraient plus de minute en minute. Soudain, il lui prit la main au-dessus du poignet, comme il avait fait déjà chez les Aulus, el il chuchota, les lèvres tremblantes :

— Je t'aime, Callina l... Divine, je t'aime...

— Laisse-moi, Marcus, dit Lygie.

Mais lui, les yeux voilés d'un nuage :

— Ma divine, aime-moi ; aime-moi ! ...

La voix d'Acté s'éleva :

— César vous regarde tous deux.

Vinicius fut pris d'une colère soudaine contre César et contre Acfé. Ces paroles venaient de rompre le charme magique. Pour le jeune homme, dans un tel moment, même une voix aimée eût semblé importune ; mais il jugea que c'était à dessein qu'Acté avait interrompu son entretien. Haussant la tête et regardant la jeune affranchie par-dessus les épaules de Lygie, il dit avec colère :

— Ils sont passés, Acté, les temps où tu reposais aux côtés de César dans les festins, et l'on dit que tu es en train de devenir aveugle : comment as-tu pu si bien lire sur le masque de César ?

Une nuance de tristesse dans la voix, elle répondit :

— Et pourtant j'ai pu lire... Lui aussi a la vue basse, et il vous observe à travers son émeraude.

Lygie, qui, au commencement du festin, n'avait vu César qu'à travers un brouillard, et qui ensuite, toute aux paroles de Vinicius, avait oublié de le regarder, tourna vers lui des yeux curieux et terrifiés.

Acté avait dit vrai, César, penché sur la table, un œil mi-clos, avait rapproché de l'autre son émeraude monoculaire : il les regardait.

Son regard croisa celui de Lygie et le cœur de la vierge se glaça. Encore enfant, dans la campagne d'Aulus, en Sicile, elle se faisait conter, par une vieille esclave égyptienne, des histoires de dragons hôtes des cavernes. Il lui sembla que l'œil glauque d'un de ces monstres la regardait fixement. Comme un enfant craintif, elle saisit la main de Vinicius, et dans sa tête se succédèrent de rapides et chaotiques impressions : ainsi, c'était lui ? lui... l'effroyable, le tout-puissant ? ... Jamais elle ne l'avait vu encore, et elle se l'imaginait différent. Elle se figurait quelque face horrible aux traits où la fureur se fût gravée à jamais... Elle voyait une tête énorme plantée sur une énorme nuque, une tête terrifiante, oui, mais grotesque, et semblable de loin à une tête d'enfant en bas âge. Une tunique améthyste, interdite aux simples mortels, bleutait sa face courte et large. Les cheveux sombres étaient, selon la mode lancée par Othon, coiffés en quatre rangs de boucles superposées.

Il n'avait point de barbe, — tout récemment, il l'avait offerte à Jupiter. Et Rome entière lui avait décerné des actions de grâces, bien qu'on se chuchotât qu'il avait fait ce sacrifice parce que, tels tous ceux de sa famille, il avait le menton barbu de rouge. Pourtant, dans la forte saillie de son front au-dessus des sourcils, il y avait quelque chose d'olympien ; et ses sourcils froncés le révélaient conscient de son omnipotence. Mais sous ce front de demi-dieu grimaçait une face simiesque, noyée de graisse prématurée, pleine de désirs inconstants, une face d'ivrogne et de cabotin. A Lygie il parut sinistre, mais surtout hideux.

Il posa son émeraude. Alors elle vit deux yeux bleus à fleur de tête, papillotants sous l'excès de la lumière, vides d'expression, vitreux, pareils à des yeux d'agonisant.

Lui, se tournant vers Pétrone, demanda :

— Est-ce là l'otage dont est amoureux Vinicius ?

— Oui.

— Comment se nomme son peuple ?

— Les Lygiens.

— Vinicius la trouve belle ?

— Couvre d'un peplum féminin un tronc d'olivier pourri, et Vinicius le déclarera admirable. Mais sur ton visage, ô juge incorruptible, je lis déjà ta sentence. Trop sèche, en effet, et telle qu'une tête de pavot sur la tige trop grêle... Or, toi esthète divin, ce qui t'intéresse dans la femme, c'est la tige ; et, trois fois, quatre fois, tu as raison. Le visage à lui seul ne signifie rien. J'ai beaucoup appris auprès de toi, encore que mon coup d'œil n'ait. pu acquérir la sûreté du tien... Et je veux faire le pari avec Tullius Sénécion, en prenant sa maîtresse pour enjeu, — que, si difficile qu'il soit de juger des proportions d'une femme couchée, toi, tu t'es déjà dit : hanches trop étriquées.

— Hanches trop étriquées, répéta Néron, les yeux mi-clos.

Pétrone eut un imperceptible sourire, et Tullius Sénécion, occupé jusqu'alors à causer avec Vestinus, ou plutôt à se moquer des songes, en lesquels l'autre avait foi, se tourna vers Pétrone et, sans savoir le moins du monde de quoi il s'agissait, s'écria :

— Tu te trompes ! Je tiens avec César.

— Fort bien, répliqua Pétrone. Justement, j'étais en train de soutenir que tu avais quelque lueur d'intelligence. César, lui, affirmait que tu es un âne, tout simplement.

— Il en tient, dit Néron hilare, tournant son pouce vers le sol comme au cirque quand le gladiateur vaincu doit être achevé.

Vestinus, s'imaginant que l'on continuait à parler de songes, s'écria :

— Eh bien ! moi, je crois aux songes, et Sénèque m'a dit un jour qu'il y croyait aussi.

— La nuit dernière, j'ai rêvé que j'étais devenue vestale, dit, se penchant sur la table, Calvia Crispinilla.

Là-dessus Néron battit des mains et tout le monde, à son exemple, éclata en applaudissements, car Crispinilla. — femme nombre de fois divorcée, — était connue dans Rome entière pour son fabuleux dévergondage. Mais, nullement déconcertée, elle dit :

— Eh bien ! quoi ? elles sont toutes vieilles et laides, vos vestales. Rubria, seule, a semblance humaine. Et ainsi nous serions deux, bien que Rubria, l'été, soit criblée de taches de rousseur.

— Tu admettras pourtant, très pure Calvia, dit Pétrone, que tu ne pouvais devenir vestale que dans ton rêve.

— Mais si César l'ordonnait ?

— Tu me feras croire que les songes — je dis les plus fantastiques — peuvent se réaliser. —Certainement, ils se réalisent, dit Vestinus. Je comprends qu'on ne croie pas aux dieux ; mais ne point croire aux songes...

— Et les prédictions ? s'enquit Néron. On m'a prédit jadis que Rome resserait d'exister et qu'en revanche je régnerais sur l'Orient total.

— Les prédictions et les songes, tout cela se tient, dit Vestinus. Un jour, certain proconsul très sceptique envoya au sanctuaire de Mopsus un esclave muni d'une lettre hermétiquement cachetée, pour mettre le dieu à l'épreuve. L'esclave passa la nuit dans le temple afin d'avoir un songe prophétique. De retour, il raconta : « J'ai vu dans mon rêve un jeune homme, beau comme le soleil et qui m'a dit un seul mot : « Noir ». Entendant cela, le proconsul pâlit et, se tournant vers ses invités, des sceptiques comme lui, leur dit : « Savez-vous ce qu'il y avait dans cette lettre ? »

— Qu'y avait-il dans cette lettre ? questionna Sénécion.

— Dans la lettre, il y avait cette question : « Quel taureau dois-je offrir en sacrifice : un blanc ou un noir ? »

Mais l'intérêt soulevé par cette anecdote fut interrompu par Vitellius, qui était arrivé au festin déjà ivre et qui, soudain, sans aucune raison, éclata en rires convulsifs.

— De quoi rit donc cette barrique de suif ? demanda Néron.

— Le rire est une des supériorités de l'homme sur la bête, dit Pétrone. Vitellius n'a point d'autre argument pour nous prouver qu'il n'est point un porc.

Soudain, Vitellius cessa de rire et, faisant claquer ses lèvres luisantes de graisse et de sauces, il se prit à considérer les assistants avec autant de stupéfaction que s'il les voyait pour la première fois.

Puis il leva une main semblable à un coussin capitonné et dit d'une voix éraillée :

— J'ai perdu mon anneau de chevalier, l'anneau qui me vient de mon père...

— Lequel était savetier, ajouta Néron.

Mais Vitellius fut derechef secoué d'un rire saugrenu, et on le vit qui cherchait son anneau dans le peplum de Calvia Crispinilla.

Là-dessus Vatinus simula des cris de femme effarouchée, tandis que l'amie de Calvia, Nigidia, une jeune veuve aux yeux de courtisane dans un visage puéril, s'écriait :

— Ce qu'il cherche, il ne l'a point perdu.

— Et s'il le trouve, il sera fort empêché de s'en servir, ajouta Lucain.

Le festin s'animait. A tout instant, de l'intérieur de grands vases pleins de neige et festonnés de lierre, on tirait des cratères de vins. De la voûte, tombaient des roses.

Pétrone pria Néron de vouloir bien, avant que les convives fussent complètement ivres, illustrer le festin de son chant. En choeur on appuya ses paroles.

Néron commença par refuser.

Il était véritablement très enroué. La nuit, sil s'était mis des plombs sur la poitrine, mais cela n'avait pas servi à grand'chose... Il songeait même à partir pour Antium, y respirer l'air marin.

Mais Lucain l'adjura au nom de l'art et de l'humanité. Tout le monde savait que le divin poète, le chanteur sans second avait composé un nouvel hymne à Vénus, au prix duquel celui de Lucrèce n'était que vagissement de louveteau. Qu'il fît donc de ce festin un festin véritable ! Souverain paternel, il ne devait point infliger à ses sujets la torture de son silence :

— Ne sois pas implacable, César !

— Ne sois point implacable ! répéta l'assemblée.

Néron étendit les mains, témoignant qu'on lui faisait violence et qu'il cédait. Tous les visages prirent l'expression de la gratitude, tous les yeux se tournèrent vers lui. Mais il donna l'ordre d'annoncer à Poppée qu'il allait chanter. Une indisposition avait empêché Augusta de venir au festin, et aucun remède ne serait aussi efficace que le chant de César...

Poppée vint aussitôt. Elle régnait encore sans partage sur le cœur de Néron ; mais il eût été dangereux d'irriter César, quand il s'agissait de son amour-propre de chanteur, de cocher ou de poète. Elle entra, blonde et vêtue, elle aussi, d'une tunique améthyste, le cou lumineux de perles énormes qui avaient fait partie des dépouilles opimes de Massinissa. Et, femme deux fois divorcée, elle avait le regard et le visage d'une vierge. Des acclamations l'accueillirent, où revenait sans cesse le nom de « Divine Augusta » De sa vie Lygie n'avait vu beauté telle. Elle ne pouvait en croire ses yeux. Ainsi, c'était là l'infâme Poppée, qui avait incité César à assassiner sa mère et son épouse, — Poppée dont on renversait les statues la nuit, par la ville, et qu'insultaient sur tous les murs des inscriptions. Lygie n'avait jamais imaginé les esprits célestes décorés d'une beauté plus délicieuse.

— Ah ! Marcus, est-ce possible...?

— Oui, elle est belle : mais toi, tu l'es cent fois davantage. Tu ignores ta beauté, sinon tu deviendrais amoureuse de toi-même, comme Narcisse. Poppée baigne son corps dans du lait d'ânesse : c'est dans son propre lait que Vénus a dû te baigner... Ne la regarde pas ! Tourne tes yeux vers moi ! Touche de tes lèvres le bord de cette coupe, que j'y pose les miennes...

Et il se penchait toujours plus, tandis qu'elle reculait vers Acté. Mais César venait de se lever. Dans sa main le chanteur Diodore mit un luth-delta ; le chanteur Terpnos prit pour l'accompagner un nablium. Néron, appuyant son delta sur la table, leva les yeux au ciel. Dans le triclinium ce fut un silence interrompu seulement par le bruit soyeux des roses qui tombaient de la voûte.

Il chanta, plutôt scanda d'une voix chantante, accompagné des luths, son hymne à Vénus. La voix de César, bien que voilée, ni ses vers n'étaient sans charme... Et la pauvre Lygie fut à nouveau prise de remords : cet hymne qui glorifiait l'impure et païenne Vénus ne lui semblait que trop beau, et César lui-même, lauré, les yeux au ciel, lui apparaissait plus majestueux et moins terrifiant.

Un tumulte d'applaudissements marqua la fin de l'hymne. « O voix divine ! » s'exclamait-on de toutes parts. Parmi les femmes, quelques-unes, ayant levé les bras, restèrent ainsi, en extase, bien que le chant eût cessé. D'autres essuyaient leurs yeux en larmes. Dans la salle entière, ce fut un bourdonnement intense. Poppée, baissant sa tête dorée, pressa sur ses lèvres la main de Néron, et la tint ainsi longuement, sans une parole. Le jeune Pythagore. un Grec d'une beauté miraculeuse, que plus tard, à demi fou, César devait, en grand cérémonial, épouser par-devant les flamines, — s'agenouilla à ses pieds.

Mais Néron regardait attentivement du côté de Pétrone, à la louange de qui il était sensible par-dessus tout. Pétrone proclama :

— Mon avis sur la musique de cet hymne, c'est qu'Orphée doit être aussi jaune d'envie que Lucain ici présent ; quant aux vers, je les aurais préférés moins bons : j'eusse alors trouvé une louange qui ne fût pas indigne d'eux.

Lucain ne prit point le mot en mauvaise part : il eut même pour Pétrone un regard reconnaissant ; puis, feignant l'humeur, il répliqua :

— Maudite destinée qui me fait le contemporain d'un tel poète ! On aurait eu une place dans la mémoire des hommes et sur le mont de Phébus; — et voilà que l'on est éclipsé par César comme un quinquet par Ie soleil !

Cependant Pétrone, qui avait la mémoire docile, se mit à répéter des passages de l'hymne, citant des vers isolés, analysant et exaltant les formules les plus heureuses. Lucain parut alors capté au charme du poème, et il joignit son admiration à celle de Pétrone.

Néron exultait. Il indiqua lui-même les vers qu'il considérait comme les plus beaux ; puis, il s'évertua à consoler Lucain, lui disant de ne point perdre courage : sans doute, chacun restait dans le rôle pour lequel il était né ; mais l'adoration des hommes pour Jupiter n'était point pour exclure le culte des autres dieux.

Puis il se leva pour reconduire Poppée qui, vraiment malade, désirait s'en aller. Il avait recommandé aux convives de ne point quitter la place. Un instant après il était de retour, curieux du spectacle qu'il avait préparé avec Pétrone et Tigellin.

On entendit encore des vers. On entendit ensuite des dialogues dont l'extravagance ne parvenait pas à racheter la niaiserie. Enfin, le célèbre mime Pâris mima les aventures d'Io, fille d'Inachos. II semblait à Lygie qu'elle voyait des miracles et des sortilèges. Par d'artificieux mouvements des bras et du corps, Paris parvenait à donner la sensation de choses en apparence inexprimables au moyen de la danse. Ses mains troublèrent l'atmosphère, et d'elles émanait comme une nuée vibrante et lumineuse de voluptueux frissons, où une forme virginale palpitait d'extase. C'était un tableau et non une danse, un tableau qui dévoilait le mystère même de l'amour. Et, quand ensuite entrèrent les corybantes qui, avec des ballerines syriaques, exécutèrent, au son des cithares, des flûtes, des cymbales et des tambourins, une danse bachique, pleine de cris sauvages et sauvagement orgiaque, il sembla à Lygie que la voûte allait se fendre et tomber sur la tête des convives.

Mais de l'épervier d'or tendu sur eux tombaient des roses, rien que des roses. Et., à côté d'elle Vinicius, à moitié ivre, disait :

— Je t'ai vue dans la maison d'Aulus, auprès de la fontaine, et aussitôt t'ai aimée. C'était à l'aube ; tu croyais n'être vue de personne, et je te voyais, moi !... Et telle je t'ai aperçue, telle je te vois toujours, malgré ce peplum qui te dérobe. Laisse-le glisser, comme Crispinilla. Vois ! les dieux et les hommes ont soif d'amour. Il n'y a rien, rien que l'amour au monde ! Mets ta tête sur ma poitrine, et ferme les yeux.

Aux tempes et aux poignets, ses artères battaient lourdement ; elle était envahie par la sensation d'une chute vertigineuse... Vinicius, au lieu de venir à son secours, l'attirait maintenant vers l'abîme, lui était ennemi. De nouveau, elle eut peur de ce festin, peur de lui, peur d'elle-même...

Une voix semblable à celle de Pomponia s'élevait dans son âme : Prends garde, Lygie ! Mais quelque chose aussi lui criait qu'il était trop tard déjà... D'avoir été enveloppée de ces flammes, d'avoir assisté à ce festin, d'avoir palpité aux paroles de Vinicius, elle se sentait perdue sans retour...

Cependant la fin du festin n'était point proche encore. Les esclaves continuaient à servir de nouveaux mets et à remplir de vin les coupes ornées de verdure. Devant la table disposée en demi-cercle, parurent deux athlètes.

Immédiatement, ils s'étreignirent. Leurs torses luisants d'huile formèrent un seul bloc, tandis que leurs os craquaient sous l'effort de bras durs et que leurs mâchoires grinçaient. Par instants, les dalles poudrées de safran résonnaient du heurt de leurs pieds nus... Une seconde, ils restèrent immobiles, groupe de marbre... Les Romains suivaient avec délices le jeu des échines affreusement bandées, des mollets et des bras noueux. Mais la lutte ne s'éterniserait pas : Croton. le maître et le chef de l'école des gladiateurs, passait à juste titre pour l'homme le plus fort de l'Empire. Bientôt la respiration de l'adversaire se précipita ; il se mit à râler ; sa face bleuit ; il cracha un filet sanguinolent, et s'affaissa.

Les applaudissements saluèrent la fin de la lutte. Maintenant Croton, un pied sur l'échine vaincue, ses bras énormes croisés, promenait sur l'assistance le regard circulaire des triomphateurs.

Entrèrent alors des imitateurs de cris d'animaux, des jongleurs et des bouffons. Mais ils n'émurent pas, car le vin troublait déjà tous les yeux. Les danseuses syriaques s'étaient mêlées aux convives. La musique n'était plus qu'un vacarme chaotique de cithares, de luths, de cymbales arméniennes, de sistres égyptiens. de trompes et de cors ; et, comme certains convives tenaient à causer, des cris congédièrent les musiciens. L'air saturé du parfum des huiles dont des éphèbes de merveilleuse beauté n'avaient cessé d'humecter les pieds des convives, lourd de safran, d'effluves humains, d'odeurs florales, se fit irrespirable. Les lampes brûlaient d'une flamme terne et blême, les couronnes chaviraient sur des fronts où perlait la sueur.

Henryk Siemiradzki - Orgie romaine au temps des Césars - 1872

Vitellius disparut sous la table ; Nigidia, le torse nu, appuya sa tête de bébé ivre-mort sur la poitrine de Lucain. lequel, ivre lui-même, se mit à balayer de son souffle l'or dont étaient poudrés les cheveux de l'enfant. Vestinus répétait, pour la dixième fois, la réponse de Mopsus à la lettre close du proconsul, tandis que Tullius, qui se raillait des dieux, la bouche pâteuse et d'une voix hoquetante, disait :

— Car, si l'on admet que le Sphéros de Xénophane est un dieu tout rond, alors, tu comprends, c'est un dieu que l'on peut faire rouler devant soi, avec le pied, connue une barrique...

Mais Domitius Afer, le concussionnaire et le délateur, s'indigna de semblables propos, et, d'indignation, inonda de Falerne sa tunique.

Lui continuait à croire aux dieux. Rome devait périr, disait-on... Des gens prétendent même qu'elle périt déjà. Et c'est certain... Mais si cela arrive, la faute en sera à la jeunesse, qui n'a plus la foi... Et, sans la foi, il n'y a pas de vertu. On abandonne les sévères coutumes d'autrefois. Les épicuriens sont-ils capables de tenir tête aux Barbares ? Le désastre est inévitable. Quant à lui, il regrette d'avoir vécu jusque-là et d'en être réduit à chercher dans le plaisir l'oubli des chagrins patriotiques qui le terrasseraient.

Il attira une des danseuses syriaques et, de sa bouche édentée, se mit à lui baiser les épaules et le dos, ce que voyant, le consul Memmius Regulus partit d'un éclat de rire, et, levant sa tête chauve, s'écria :

— Qui donc prétend que Rome va périr? Quelle sottise ! Moi, consul, j'en sais quelque chose, — peut-être ? Trente légions garantissent la paix romaine.

Il appuya ses poings contre ses tempes et, à tue-tête :

— Trente légions ! Trente légions de la Bretagne à la frontière des Parthes !

Soudain, il se prit à réfléchir et, consultant son front du doigt, il déclara :

— Ma foi, je crois bien qu'il y en a trente-deux...

Il roula sous la table, où bientôt il commença à expectorer les langues de flamants, les cèpes rôtis, les champignons glacés, les sauterelles au miel, les poissons, les viandes, tout ce qu'il avait bu ou mangé.

Pourtant, Domitius ne se laissa point convaincre par le nombre des légions qui garantissaient la paix romaine : « Non, non, Rome devait périr, puisque la foi aux dieux et les mœurs austères avaient péri ! Rome devait périr ! ... Quel dommage, pourtant !... la vie est douce, César est débonnaire, le vin délectable. Quel dommage ! »

El, la tête dans les épaules de la bacchante, il fondit en larmes.

— Et puis, la vie future ! .. Achille avait raison de dire, qu'il vaut mieux être le dernier des bouviers en ce monde sublunaire, qu'un roi dans les régions cimmériennes. — Savoir encore s'il y a des dieux, bien que le doute soit funeste à l'empire ! ...

Lucain, cependant, avait dissipé les dernières parcelles d'or des cheveux de Nigidia, qui maintenant gisait, pacifiée. Il enleva le lierre qui ornait l'amphore voisine, et en enguirlanda la dormeuse ; à son tour il s'habilla de lierre, et il affirma avec l'accent de la plus profonde conviction :

— Je ne suis pas du tout un homme ; je suis un faune.

Pétrone n'était point ivre ; mais Néron, qui, au début, par souci de sa voix céleste, avait évité de boire, avait vidé coupe sur coupe et s'était enivré . II voulait même chanter encore de ses vers, des vers grecs, cette fois, mais il ne parvenait pas à se les rappeler ; et, par erreur, il entonna une chanson d'Anacréon. Pythagore, Diodore et Terpnos se joignirent à lui ; mais, comme ils ne retrouvaient leur voix ni les uns ni les autres, bientôt ils se turent.

Maintenant, Néron, en sa qualité de connaisseur et d'esthète, s'extasiait sur la beauté de Pythagore, et, d'admiration, lui baisait les mains. De mains aussi belles, il n'en avait vu que voilà bien longtemps, chez... chez... ?

Et, le front dans la main, il compulsa ses souvenirs. Soudain, son visage s'effara : — Sa mère ! ... C'étaient les mains de sa mère, — d'Agrippine ! De sombres visions l'envahirent.

— On prétend, dit-il, que, par les nuits de lune, elle erre sur les eaux autour de Baïa et de Baula... Elle erre, elle erre comme si elle cherchait... Quand elle s'approche d'une barque, elle la regarde et disparaît. Mais le pêcheur que son regard a rencontré meurt.

— Un thème à effet, dit Pétrone.

Vestinus, tendant son cou de héron, chuchotait d'un air mystérieux :

— Les dieux, je n'y crois pas... Mais je crois aux spectres... Les spectres...

Néron n'écoutait point leurs paroles.

— J'ai pourtant célébré les Lemuralia ! continuait-il. Je ne veux plus la voir ! cinq ans, cinq ans déjà ! J'ai été forcé, — forcé de la condamner : elle avait soudoyé un assassin. Si je ne l'avais pas devancée, vous n'auriez pas entendu mon chant, ce soir.

— Nous te rendons grâce, César, au nom de la Ville, de l'Univers ! s'écria Domitius Afer.

— Du vin ! et que les tympanons tonnent !

Le vacarme reprit. Lucain, dans sa robe de verdure, voulant le dominer, se leva et vociféra :

— Je ne suis pas un homme ! Je suis un faune, et j'habite les forêts. Eéé...cho...oooo !

A son tour, César fut ivre ; les hommes, les femmes, furent ivres.

Vinicius n'était pas moins ivre que les autres. Outre le désir, montait en lui une rage de querelle. Son visage au teint sombre avait blêmi et, la langue pâteuse déjà, il ordonnait à voix haute :

— Donne-moi tes lèvres. Aujourd'hui ou demain, — qu'importe ! c'est assez attendre. César t'a reprise aux Aulus pour me faire don de toi, tu m'entends ! Demain, à la nuit tombante, j'enverrai te prendre, tu m'entends !... César avant de te réclamer t'a promise à moi... Tu dois être à moi ! Tes lèvres, donne-moi tes lèvres ! Je ne veux pas attendre à demain... Vite, donne tes lèvres !

Il l'enlaça. Elle luttait désespérément sentant qu'elle allait succomber. En vain, des deux mains, elle s'efforçait de rompre l'étreinte de ce bras épilé ; en vain, d'une voix de terreur et d'amertume, elle le suppliait de ne point être ainsi, d'avoir pitié...

L'haleine de cette bouche avinée l'enveloppait, toujours plus forte, et le visage noirâtre fut tout près de son visage. Ce n'était plus le Vinicius de naguère, bon et presque cher à son âme ; c'était un satyre méchant. Ses forces la trahissaient de plus en plus. En vain, se penchant en arrière, elle tournait la tête, afin d'éviter les baisers. Il se haussa, la saisit des deux bras, lui attira la tête sur sa poitrine, et, d'une bouche qui haletait, se mit à écraser ses lèvres exsangues.

Mais, à ce moment, une force effroyable délaça ses bras aussi aisément que des bras d'enfant, et le repoussa lui-même, comme un fétu ou une feuille sèche. Que s'était-il passé ? Vinicius se frotta les yeux, stupéfait, et vit au-dessus de lui la gigantesque stature du Lygien Ursus.

Le Lygien restait immobile et très calme. Mais ses yeux dardés sur Vinicius avaient une expression si singulière que le jeune homme sentit son sang se glacer. Puis, le géant prit sa reine dans ses bras et, d'un pas égal, sortit du triclinium. Acté le suivit.

Vinicius resta un instant, comme pétrifié. Puis il sauta sur ses pieds et se précipita vers l'issue :

— Lygie ! Lygie !

Mais le désir, la stupéfaction, la fureur et l'ivresse lui fauchèrent les jambes. Il chancela, trébucha, et, se raccrochant aux épaules nues d'une bacchante syriaque, demanda, les paupières clignotantes :

— Que s'est-il passé ?

La femme, un sourire dans ses yeux brouillés, lui tendit une coupe de vin :

— Bois ! dit-elle.

Vinicius but et s'écroula sur les dalles. Les convives étaient, pour la plupart, vautrés sous la table ; quelques-uns titubaient par la salle, en battant les murailles ; d'autres dormaient auprès de la table, ronflant ou bien expectorant dans le sommeil l'excès de leurs ingurgitations.

Et, sur les consuls ivres et sur les sénateurs, sur les chevaliers, les poètes, les philosophes ivres, sur les danseuses et sur les patriciennes, sur ce monde tout-puissant encore et déjà désâmé, sur ce monde qui roulait vers l'abîme dans sa débauche suprême et fleurie, — de l'épervier d'or tendu sous la voûte pleuvaient, sans trêve, des roses.

Dehors, c'était l'aube.

Ulpiano Checa - L'enlèvement de Lygie - L'art du théâtre, 15 juin 1901