Première partie, chapitre 7 - Au Palatin |
Jan Styka - Acté - Édition Flammarion 1901-1904 |
Les têtes les plus altières
s'étaient jadis inclinées devant
Acté, alors la maîtresse de
Néron.
Elle avait mérité la gratitude de
beaucoup, et ne s'était point fait d'ennemis.
Octavie elle-même n'était pas parvenue
à la haïr. Maintenant, on la jugeait trop
insignifiante pour lui porter envie. Elle continuait
à aimer Néron d'un amour triste et
douloureux, d'un amour sans espoir, alimenté du
seul souvenir des heures à jamais disparues ; et
Poppée n'exigea même pas son renvoi du
palais.
On invitait de temps en temps Acté à la
table de César, en vertu de ce
précédent que jadis Pallas et Narcisse
— des affranchis comme elle — assistaient
à tous les festins de Claude, où,
ministres puissants, ils occupaient des places
d'honneur. Et puis sa beauté était un
ornement pour les festins impériaux.
Du reste, César était depuis longtemps
sans scrupules quant au choix des convives. Des
sénateurs s'asseyaient à sa table,
principalement ceux qui consentaient à jouer le
rôle de pitres ; des patriciens vieux et jeunes,
altérés de plaisirs, de luxe et de
stupres ; des femmes qui portaient de grands noms et
qui, le soir venu, s'affublaient de perruques fauves
pour courir les aventures par les ruelles mal
éclairées ; des pontifes qui, la coupe
haute. raillaient les dieux. Puis c'était un
ramassis de chanteurs, de mimes, de musiciens, de
danseurs et de danseuses ; de poètes qui, tout
en disant leurs vers, songeaient aux sesterces dont
seraient rétribuées leurs louanges aux
vers de César ; de philosophes faméliques
qui reconduisaient les plats avec des yeux goulus ; de
cochers fameux, de prestidigitateurs, de thaumaturges.
de conteurs d'anecdotes, de baladins, d'une foule de
gueux que la mode ou la sottise avait dotés
d'une célébrité
éphémère, et parmi lesquels, il
n'en manquait pas qui, sous des boucles un peu longues,
cachaient, signe d'esclavage, des oreilles
percées. |
Les plus notoires prenaient place à la table ; le menu
fretin servait aux interludes, guettant le moment où les
gens du service livreraient à son avidité les
restes des mets et des boissons. Ce dernier genre
d'invités était recruté par Tigellin,
Vatinius et Vitellius, qui avaient plus d'une fois
été forcés de fournir à leurs
invités des accoutrements à peu près dignes
du faste impérial. César, du reste, aimait cette
compagnie. Et le luxe de la cour vêtait tout de
splendeur...
Ce jour-là, Lygie devait prendre place au festin. Tout
chancelait en elle. Elle avait peur de César, elle avait
peur des hommes, elle avait peur de ce palais en brouhaha, elle
avait peur de fêtes dont l'ignominie lui était
connue par les conversations d'Aulus, de Pomponia et de leurs
amis. Encore que fort jeune, elle n'était pas une
ingénue : la notion du mal parvenait tôt, en ces
temps troubles, aux oreilles mêmes des enfants.
Elle savait ainsi que dans ce palais on comploterait sa perte.
Mais, en son âme enthousiaste d'une haute doctrine elle
jura de ne pas se laisser vaincre. Elle le jura à sa
mère adoptive, à elle-même, et à ce
Divin Maître que non seulement elle adorait, mais qu'elle
chérissait de tout cœur, pour la douceur de son
enseignement, pour l'amertume de sa mort et pour la gloire de sa
résurrection.
Comme ni Aulus ni Pomponia ne pouvaient plus être rendus
responsables de ses actes, elle se demandait maintenant s'il ne
valait pas mieux résister à la volonté de
César, ne point paraître au festin. Naissait en
elle le désir de prouver son courage en s'exposant au
supplice et à la mort. Le Divin Maître n'avait-il
pas donné l'exemple ? Et Pomponia ne disait-elle pas que
les plus ardents parmi les adeptes désiraient cette
épreuve, la demandaient dans leurs prières ?
Lygie, encore chez Aulus, avait été
possédée parfois d'un semblable désir. Elle
se voyait déjà martyre, mains et pieds saignants,
blanche comme la neige, belle d'une beauté surnaturelle,
portée vers l'azur par des anges.
Il entrait dans ces spéculations beaucoup d'enfantine
rêverie, mais aussi une certaine complaisance pour
soi-même, que Pomponia avait tenté de
réprimer. Maintenant que la résistance pouvait
provoquer quelque horrible chittiment et que les tortures
entrevues dans les rêves pouvaient se muer en
réalités, aux belles visions, aux complaisances
égoïstes venait s'ajouter une espèce de
curiosité mêlée d'effroi, — la
curiosité de savoir comment on pourrait bien la punir et
quel genre de supplice on inventerait pour elle.
Ainsi son âme flottait irrésolue. Mais Acté,
à qui elle confiait ses hésitations, la regarda
avec stupeur.
Se mettre en travers de la volonté de César et,
dès le premier jour, s'exposer à sa fureur ?
— pour agir de la sorte, il fallait être une enfant,
ne pas comprendre la portée de ses actes... De tout ce
que venait de dire Lygie, il ressortait qu'elle n'était
point, à proprement parler, une otage, mais une fillette
oubliée par ses compatriotes, — donc nullement
protégée par le droit des gens ; et, en tout
état de valise, César était assez puissant
pour se permettre, dans un moment de colère, de fouler
aux pieds toutes les lois. ll avait plu à César de
la prendre ; il disposait. d'elle dorénavant ; elle
était le jouet de la volonté de César,
au-dessus de quoi n'existe rien au monde.
— Oui, continua-t-elle, moi aussi j'ai lu les lettres de
Paul de Tarse, et je sais que par delà la terre il y a
Dieu, et le Fils de Dieu qui ressuscita d'entre les morts...
Mais sur terre il n'y a que César. Ne l'oublie pas,
Lygie. Je sais aussi que ta doctrine te défend
d'étre ce que j'ai été moi-même, et
qu'entre le déshonneur et la mort, vous autres —
comme les stoïciens dont me parla souvent
Épictète — ne pouvez choisir que la mort.
Mais es-tu sûre que ce soit la mort qui t'attende, et non
le déshonneur encore ? Ne sais-tu pas que, par ordre de
Tibère, respectueux de la loi qui interdit de faire
périr des vierges, la fille de Séjan, une enfant,
à peine, fut violée avant d'étre mise
à mort ? Lygie, Lygie, n'irrite point César !
Quand viendra le moment décisif où tu seras
forcée de choisir entre le déshonneur et la mort,
tu agiras ainsi que te le commande ta Vérité...
Mais ne provoque pas ta perte, et crains d'irriter pour une
cause futile un dieu terrestre qui est un dieu
sanguinaire.
Un peu myope, elle rapprochait son exquis visage de celui de
Lygie, comme pour constater mieux l'effet de ses paroles.
Lygie mit ses bras autour du cou d'Acté :
— Tu es si bonne, Acté !
— Mon bonheur est passé, et ma joie a disparu ;
mais je ne suis point méchante.
Elle se mit à marcher dans la pièce à pas
précipités, se parlant à elle-même et
comme avec désespoir.
— Non, lui non plus n'était point méchant.
ll se croyait même bon, et il voulait être bon. Je
le sais, et mieux que personne. Le changement n'est venu que
plus tard... quand il a cessé d'aimer... D'autres l'ont
amené là, oui, d'autres et
Poppée.
A ses cils des larmes perlèrent.
— Tu le plains donc, Acté ?
— Si je le plains... répondit-elle d'une voix sourde.
De nouveau, elle marcha, les mains crispées, le visage
morne.
— Tu l'aimes encore, Acté ? questionna timidement
Lygie.
— Je l'aime... Personne ne l'aime... que moi.
Quand, enfin, son visage eut repris son expression quotidienne,
elle dit :
— Parlons de toi, Lygie. Ce serait folie de combattre la
volonté de César. Et d'ailleurs tes craintes sont
vaines : je connais bien cette maison, et, de la part de
César, nul péril, je pense, ne te menace. S'il
t'avait fait enlever pour son propre compte, on ne t'aurait pas
amenée au Mont Palatin. Le maître ici, c'est
Poppée ; et Néron, depuis qu'elle lui a
donné une fille, est plus que jamais sous son influence.
Non... il a donné des ordres pour que tu assistes au
festin ; mais il ne t'a pas vue encore, et n'a questionné
personne : donc, il n'a pas d'intentions à ton
égard. Pétrone me prie de te prendre sous ma
protection ; et comme Pomponia m'a écrit, elle aussi, il
est probable qu'ils se sont concertés. Qui sait si
Néron persuadé par Pétrone ne te renverra
pas chez Aulus ? Je doute fort qu'il ait pour Pétrone un
amour sans bornes, mais il ose rarement ne pas être de son
avis.
— Ah ! répondit Lygie, Pétrone est venu
chez nous avant qu'on m'emmenât, et ma mère est
convaincue que c'est à son instigation que Néron
m'a réclamée.
— Peut-étre Pétrone a-t-il simplement
raconté, en présence de Néron, à
quelque souper, avoir vu chez les Aulus l'otage des Lygiens. Et
Néron jaloux de ses prérogatives t'aura
réclamée uniquement parce que les otages
appartiennent à César. Et puis, il n'aime pas
Aulus et Pomponia... Non, je ne pense pas que Pétrone,
s'il eût voulu t'enlever, eût usé d'un moyen
semblable. Je ne sais s'il est meilleur que le reste de
l'entourage de César, mais il est différent.
Peut-être, enfin, trouveras-tu, outre Pétrone,
quelqu'un encore, qui consente à intercéder en ta
faveur. N'as-tu pas connu, chez les Aulus, un des familiers de
César ?
— J'y ai vu Vespasien et Titus...
— César ne les aime point.
— Et Sénèque.
— Il suffit que Sénèque conseille une chose, pour que Néron fasse le contraire.
Le clair visage de Lygie se teinta de rose :
— J'y ai vu aussi Vinicius...
— Je ne le connais pas.
— C'est un parent de Pétrone. Il est revenu
d'Arménie récemment.
— Néron le voit-il d'un œil favorable ?
— Vinicius ?... Tout le monde aime Vinicius...
— Et il consentirait à intercéder pour toi
?
Acté sourit tendrement :
— Alors tu vas probablement le voir au festin. Il faut que
tu y assistes... Et d'abord, si tu veux rentrer dans la maison
des Aulus, ce festin sera pour toi l'occasion de demander
à Pétrone et à Vinicius qu'ils veuillent
bien intervenir dans ce sens. S'ils étaient ici, tous
deux te diraient ce que je dis moi-même : essayer de
résister serait folie. Sans doute, César pourrait
ne pas s'apercevoir de ton absence, mais s'il s'en apercevait,
si la pensée lui venait que tu puisses avoir l'audace de
t'opposer à sa volonté, il n'y aurait plus pour
toi de salut possible. Viens, Lygie. Entends-tu ce bruit de voix
dans le palais ? Déjà le soleil descend sur
l'horizon ; les invités vont bientôt arriver.
— Tu as raison, Acté, répondit Lygie. Je
suivrai ton conseil.
Elle-même n'aurait pu déterminer exactement si le
désir de voir Pétrone et Vinicius primait en elle
la curiosité toute féminine de contempler une fois
dans sa vie une pareille fête, d'y voir César, sa
cour, la fameuse Poppée, d'autres beautés... et
toute cette splendeur dont on faisait de tels récits
!
Acté la conduisit alors vers son unctorium particulier
afin de la frotter d'aromates et de l'habiller pour le festin ;
et, bien que la maison de César ne manquât pas
d'esclaves féminines et qu'Acté en eût un
certain nombre à son service personnel, elle
décida, par sympathie pour cette fillette
séduisante, de l'habiller de ses propres mains. Tout de
suite il fut visible que la jeune femme, malgré sa
gravité et malgré la lecture assidue des
épîtres de Paul de Tarse, avait conservé
beaucoup de l'ancienne âme hellène, pour qui rien
n'est plus éloquent que la beauté du corps. Ayant
dévêtu Lygie, elle ne put retenir un cri
d'admiration à la vue de ses formes à la fois
graciles et pleines, pétries de nacre perlide et de roses
: un incomparable printemps s'offraità ses yeux.
— Lygie, s'exclama-t-elle enfin, tu es cent fois plus
belle que Poppée !
Élevée dans la maison de l'austère
Pomponia, où la pudeur était observée
même entre femmes, la jeune fille restait là,
harmonieuse comme le chant, toute rose de pudeur, les genoux
serrés, les deux mains sur la gorge, ses yeux
voilés de cils royaux.
Soudain, elle leva les bras d'un geste brusque, enleva les
épingles qui maintenaient ses cheveux d'un mouvement de
tête, elle les libéra et s'en couvrit ainsi que
d'une cape ondoyante.
Acté effleura la sombre toison :
— Tes cheveux ! ... Je ne veux pas les poudrer d'or :
leurs ondes ont déjà des reflets dorés...
Çà et là, peut-être ajouterai-je un
soupçon de poudre, pour les baiser d'un rayon de
soleil... Il doit être merveilleux, votre pays lygien,
où poussent des filles semblables.
— Je ne m'en souviens plus, répliqua Lygie. Ursus
m'a dit que chez nous il y avait des forêts, des
forêts, des forêts.
— Et des fleurs dans les forêts..., continua
Acté, trempant les mains dans un vase rempli de verveine,
pour en lubrifier les cheveux de Lygie. Puis, elle lui frotta
légèrement le corps d'huiles odorantes, et la
vêtit d'une tunique dorée, souple et sans manches,
sur laquelle devait être posé le neigeux peplum.
Mais, comme il fallait d'abord coiffer Lygie, elle l'enveloppa,
en attendant, d'un peignoir, et, l'ayant fait s'asseoir dans un
fauteuil, elle la livra aux mains des esclaves. Enfin, la
coiffure terminée, on drapa sur elle le peplum en plis
légers. Acté lui mit des perles au cou, lui
effleura les cheveux d'un peu de poussière d'or, et se
fit habiller elle-même par ses femmes.
Bientôt, elle fut prête à son tour. Et quand
les premières litières parurent devant la porte
principale, toutes deux gagnèrent un péristyle
d'où l'on avait vue sur l'entrée, sur les galeries
et sur la cour d'honneur.
Graduellement, la foule devenait plus compacte des gens passant
sous l'arc élancé de la porte, que couronnait le
splendide quadrige de Lysias. Aux yeux de Lygie s'offrait un
spectacle dont la maison austère des Aulus n'avait pu lui
donner nulle idée.
C'était l'heure du couchant. Les derniers rayons du
soleil baisaient le marbre jaune des colonnes, le
réchauffant de roses chatoyantes.
Adriano Minardi - Édition Montgrédien, 1901 |
Entre les colonnes, auprès des blanches statues des
Danaïdes, auprès des statues des dieux et des
héros, coulait ininterrompu le flot des hommes et des
femmes, semblables tous à des statues, —
drapés de toges, de peplums, de stoles qui descendaient
jusqu'à terre en plis souples. Un Hercule gigantesque, la
tête encore éclairée, et noyé
à partir de la poitrine dans l'ombre projetée par
les colonnes, contemplait de très haut le
défilé.
Acté indiquait à Lygie les toges à bords
larges des sénateurs, leurs tuniques de couleur, leurs
sandales ornées de croissants ; elle lui montrait les
chevaliers, les artistes fameux, et les dames drapées
à la romaine ou à la grecque ou encore
vêtues de fantastiques atours orientaux, avec des
coiffures semblables à des nœuds colubrins,
à des pyramides, ou simplement copiées sur celles
des statues de déesses, très basses sur le front
et ornées de fleurs ; et elle donnait leur nom à
bien des hommes et à bien des femmes, ajoutant parfois
des commentaires brefs et effrayants.
C'était pour Lygie un monde étrange, dont la
beauté enivrait ses yeux et dont son esprit était
impuissant à concilier les contrastes. De ce
crépuscule irradié de lumière, de ces
rangées de colonnes allant se perdre dans le lointain, de
ces hommes semblables à des statues, un calme immense
émanait : il eût semblé que, parmi ces
marbres aux lignes simples, des demi-dieux dussent vivre, dans
une joie paisible... Hélas ! la voix assourdie
d'Acté lui dévoilait peu à peu tous les
secrets tortueux de ce palais el de ces gens. Là-bas.
c'est le portique couvert, dont les colonnes et les dalles sont
rouges encore du sang dont s'éclaboussa leur blancheur
quand Caïus Caligula tomba sous le couteau de Cassius ;
c'est là que fut égorgée sa femme, que son
enfant fut fracassé sur les pavés... Là.
sous cette aile du palais, il est une oubliette où le
plus jeune Drusus, torturé par la faim, se rongeait les
poignets ; là fut empoisonné son frère
aîné; là rugit de peur Gemellus : là
Claude se tordit dans des convulsions ; là gémit
Germanicus ! ... Ces murs ont entendu les râles et les
hoquets des agonisants, — et ces hommes qui maintenant se
hâtent vers la fête sont, peut-être
déjà condamnés. Sur plus d'un visage, le
sourire masque peut-être l'angoisse du lendemain...
Peut-être la fièvre, la cupidité, la
jalousie dévorent-elles le cœur de ces demi- dieux
gemmés et fleuris.
Les pensées épouvantées de Lygie ne
parvenaient point à suivre les paroles d'Acté. Et,
tandis que ce monde merveilleux fascinait ses regards avec une
force toujours accrue, son âme fut prise soudain du regret
incoercible de la maison d'Aulus et de Græcina, où
régnait l'amour.
Le flot des invités venant de la Voie d'Apollon
grossissait toujours. Derrière la porte s'élevait
le brouhaha des clients qui avaient escorté leurs patrons
jusqu'au palais. Çà et là, aux visages
blancs ou hâlés, s'opposait la face
ténébreuse d'un Numide avec son casque
empenné et ses anneaux auriculaires. On transportait des
luths, des cithares, des flambeaux et des bouquets de fleurs de
serre, car l'automne était déjà fort
avancé. Le murmure grandissant des conversations se
mêlait au clapotis des jets d'eau dont les tresses
où jouait la lumière vespérale se brisaient
sur les vasques avec une musique de sanglots.
Acté s'était tue. Lygie regardait toujours la
foule, semblant y chercher quelqu'un. Soudain, son visage rosit
: de la rangée de colonnes venaient de sortir
Pétrone et Vinicius, — et vers le grand triclinium
ils marchaient, divins.
Lygie sentit son cœur s'alléger. Elle était
moins seule. Le douloureux regret de Pomponia et de la maison
d'Aulus cessa de la poindre. Le désir de voir Vinicius,
de lui parler, fit taire en elle tous autres désirs. En
vain se remémora-t-elle les paroles d'Acté, les
avertissements de Pomponia.. Elle comprit soudain que non
seulement il fallait qu'elle assistât au festin, mais
qu'elle avait même le désir d'y assister. A la
pensée que bientôt elle allait entendre cette voix
si chère qui lui avait parlé d'amour et qui
chantait encore à ses oreilles, elle fut saisie d'une
joie dominatrice.
Mais elle s'épouvanta de sa joie. Elle se crut parjure
à la pure doctrine dans laquelle on l'avait
élevée, parjure à Pomponia, parjure
à elle-même. Seule, elle se fût mise à
genoux, et, se frappant la poitrine, eût
répété : C'est ma faute, c'est ma faute...
Acté, la prenant par la main, la mena vers le triclinium.
Lygie s'avançait, les yeux obscurcis, les oreilles
bourdonnantes. Comme dans un songe, elle vit, sur les tables et
aux murs, des myriades de lampes papillottantes ; comme dans un
songe, elle entendit le cri dont on saluait César ; comme
à travers un brouillard opaque, elle vit César
lui-même. C'est à peine si elle se rendit compte
qu'Acté, après l'avoir installée à
la table, prenait place à sa droite.
A sa gauche, une voix discrète, une voix connue, parla
:
— Salut à la plus belle des vierges sur terre,
à la plus belle des étoiles aux cieux ; salut
à la divine Callina !
Vinicius était sans toge, selon l'usage, et vêtu
seulement d'une tunique écarlate, d'où ses bras
cerclés d'or sortaient nus et purs, — trop noueux
peut-être : bras de soldat faits pour le glaive et le
bouclier. Il portait une couronne de roses. Avec ses sourcils
d'un seul arc, avec ses yeux splendides et son teint
hâlé, il signifiait la jeunesse et la force. Il
parut si beau à Lygie qu'elle parvint à peine
à articuler :
— Salut à toi, Marcus...
Il disait :
— Heureux mes yeux, qui te contemplent ! heureuses mes
oreilles, qui perçoivent ta voix plus douce que les
cithares et les flûtes. De Vénus ou de toi, Lygie,
c'est toi, divine, que je choisirais. Je savais te revoir ici.
Pourtant, à ta venue, toute mon âme a
palpité d'une joie neuve.
Ses yeux rayonnaient d'un ravissement sans bornes. Il la
regardait comme s'il eût désiré
s'imprégner de sa vue. Lygie sentit que, dans cette foule
et dans ce palais, il était le seul être qui lui
fût proche, et elle se mit à le questionner sur
toutes ces choses qui pour elle étaient
incompréhensibles et lourdes d'épouvante.
D'où savait-il qu'il la trouverait dans la maison de
César ? Pourquoi était-elle ici ? Pourquoi
César l'avait-il. enlevée à Pomponia ? Ici,
tout lui faisait peur. Elle voulait retourner auprès de
sa mère. Elle fût morte de regret et
d'anxiété sans l'espérance de voir
Pétrone et Vinicius intercéder en sa faveur
auprès de César.
Vinicius lui expliqua qu'il avait connu son enlèvement de
la bouche d'Aulus lui-même.
Pourquoi se trouvait-elle là, il l'ignorait,
César n'ayant coutume de rendre compte de ses
décisions à personne. Pourtant, qu'elle fût
sans crainte : lui, Vinicius, était près d'elle,
et il resterait près d'elle. Elle était son
âme entière, et il veillerait sur elle comme sur
son âme. Puisque la maison de César lui faisait
peur, il lui jurait qu'elle ne resterait pas dans cette
maison.
Et, bien qu'il parlât évasivement et
inventât, par instants, sa voix gardait l'accent de la
vérité, car ses sentiments étaient
vrais.
Une compassion sincère l'envahissait, et les paroles de
Lygie lui allaient au cœur ; et quand elle se mit à
le remercier et à lui promettre que Pomponia l'aimerait
pour sa bonté, et qu'elle-même lui serait
reconnaissante jusqu'au dernier souffle, il ne fut plus
maître de son émotion. Son cœur se fondait de
bonheur. La beauté de Lygie enivrait ses sens, et il
sentit qu'il la désirait éperdument; mais en
même temps il comprit qu'elle lui était
chère au delà de toute expression, et que vraiment
il pourrait l'adorer comme une divinité. Et, comme le
brouhaha du festin s'exaspérait, il se pencha vers elle
et se prit à lui murmurer des paroles simples et douces,
des mots issus de l'âme, harmonieux comme une musique et
enivrants ainsi qu'un vin.
Et Lygie s'enivrait de ses paroles. Parmi ces étrangers
qui l'entouraient, il lui était toujours plus proche,
toujours plus cher... et si digne de confiance, et tellement
dévoué ! ... Jadis, chez les Aulus, il ne lui
avait parlé de l'amour, et du bonheur par l'amour, que
sous une forme générale ; mais maintenant ! ... Et
ses joues s'enflammèrent, son cœur bondit, ses
lèvres s'entr'ouvrirent étonnées.
Une peur l'envahissait d'écouter ces choses, et pourtant
pour rien au monde elle n'eût voulu en perdre une parole.
Par instants, elle baissait les yeux ; puis elle levait de
nouveau sur Vinicius un regard lumineux, timide, à la
fois, et inquisiteur, comme si elle eût voulu lui dire :
« Parle encore ! » Le bruit, la musique,
l'arôme des fleurs et le parfum des encens
recommencèrent à l'étourdir. Vinicius
reposait près d'elle, plein de jeunesse, de force,
d'amour et fort enflammé de désir. Et Lygie,
envahie par l'ardeur qui émanait de lui, éprouvait
une honte pleine de volupté.
Mais le voisinage de Lygie agissait aussi sur Vinicius. Dans sa
poitrine, courait une flamme que vainement il cherchait à
étouffer avec du vin.
Du vin !... mais, plus que le vin, — ce merveilleux
visage, ces bras nus, cette poitrine virginale qui soulevait la
tunique d'or, et ce corps que laissaient deviner les plis du
peplum neigeux l'enivraient plus de minute en minute. Soudain,
il lui prit la main au-dessus du poignet, comme il avait fait
déjà chez les Aulus, el il chuchota, les
lèvres tremblantes :
— Je t'aime, Callina l... Divine, je t'aime...
— Laisse-moi, Marcus, dit Lygie.
Mais lui, les yeux voilés d'un nuage :
— Ma divine, aime-moi ; aime-moi ! ...
La voix d'Acté s'éleva :
— César vous regarde tous deux.
Vinicius fut pris d'une colère soudaine contre
César et contre Acfé. Ces paroles venaient de
rompre le charme magique. Pour le jeune homme, dans un tel
moment, même une voix aimée eût semblé
importune ; mais il jugea que c'était à dessein
qu'Acté avait interrompu son entretien. Haussant la
tête et regardant la jeune affranchie par-dessus les
épaules de Lygie, il dit avec colère :
— Ils sont passés, Acté, les temps où
tu reposais aux côtés de César dans les
festins, et l'on dit que tu es en train de devenir aveugle :
comment as-tu pu si bien lire sur le masque de César
?
Une nuance de tristesse dans la voix, elle répondit :
— Et pourtant j'ai pu lire... Lui aussi a la vue basse, et
il vous observe à travers son émeraude.
Lygie, qui, au commencement du festin, n'avait vu César
qu'à travers un brouillard, et qui ensuite, toute aux
paroles de Vinicius, avait oublié de le regarder, tourna
vers lui des yeux curieux et terrifiés.
Acté avait dit vrai, César, penché sur la
table, un œil mi-clos, avait rapproché de l'autre son
émeraude monoculaire : il les regardait.
Son regard croisa celui de Lygie et le cœur de la vierge
se glaça. Encore enfant, dans la campagne d'Aulus, en
Sicile, elle se faisait conter, par une vieille esclave
égyptienne, des histoires de dragons hôtes des
cavernes. Il lui sembla que l'œil glauque d'un de ces monstres
la regardait fixement. Comme un enfant craintif, elle saisit la
main de Vinicius, et dans sa tête se
succédèrent de rapides et chaotiques impressions :
ainsi, c'était lui ? lui... l'effroyable, le
tout-puissant ? ... Jamais elle ne l'avait vu encore, et elle se
l'imaginait différent. Elle se figurait quelque face
horrible aux traits où la fureur se fût
gravée à jamais... Elle voyait une tête
énorme plantée sur une énorme nuque, une
tête terrifiante, oui, mais grotesque, et semblable de
loin à une tête d'enfant en bas âge. Une
tunique améthyste, interdite aux simples mortels,
bleutait sa face courte et large. Les cheveux sombres
étaient, selon la mode lancée par Othon,
coiffés en quatre rangs de boucles
superposées.
Il n'avait point de barbe, — tout récemment, il
l'avait offerte à Jupiter. Et Rome entière lui
avait décerné des actions de grâces, bien
qu'on se chuchotât qu'il avait fait ce sacrifice parce
que, tels tous ceux de sa famille, il avait le menton barbu de
rouge. Pourtant, dans la forte saillie de son front au-dessus
des sourcils, il y avait quelque chose d'olympien ; et ses
sourcils froncés le révélaient conscient de
son omnipotence. Mais sous ce front de demi-dieu
grimaçait une face simiesque, noyée de graisse
prématurée, pleine de désirs inconstants,
une face d'ivrogne et de cabotin. A Lygie il parut sinistre,
mais surtout hideux.
Il posa son émeraude. Alors elle vit deux yeux bleus
à fleur de tête, papillotants sous l'excès
de la lumière, vides d'expression, vitreux, pareils
à des yeux d'agonisant.
Lui, se tournant vers Pétrone, demanda :
— Est-ce là l'otage dont est amoureux
Vinicius ?
— Oui.
— Comment se nomme son peuple ?
— Les Lygiens.
— Vinicius la trouve belle ?
— Couvre d'un peplum féminin un tronc d'olivier
pourri, et Vinicius le déclarera admirable. Mais sur ton
visage, ô juge incorruptible, je lis déjà ta
sentence. Trop sèche, en effet, et telle qu'une
tête de pavot sur la tige trop grêle... Or, toi
esthète divin, ce qui t'intéresse dans la femme,
c'est la tige ; et, trois fois, quatre fois, tu as raison. Le
visage à lui seul ne signifie rien. J'ai beaucoup appris
auprès de toi, encore que mon coup d'œil n'ait. pu
acquérir la sûreté du tien... Et je veux
faire le pari avec Tullius Sénécion, en prenant sa
maîtresse pour enjeu, — que, si difficile qu'il soit
de juger des proportions d'une femme couchée, toi, tu
t'es déjà dit : hanches trop
étriquées.
— Hanches trop étriquées, répéta Néron, les yeux mi-clos.
Pétrone eut un imperceptible sourire, et Tullius
Sénécion, occupé jusqu'alors à
causer avec Vestinus, ou plutôt à se moquer des
songes, en lesquels l'autre avait foi, se tourna vers
Pétrone et, sans savoir le moins du monde de quoi il
s'agissait, s'écria :
— Tu te trompes ! Je tiens avec César.
— Fort bien, répliqua Pétrone. Justement,
j'étais en train de soutenir que tu avais quelque lueur
d'intelligence. César, lui, affirmait que tu es un
âne, tout simplement.
— Il en tient, dit Néron hilare, tournant son pouce
vers le sol comme au cirque quand le gladiateur vaincu doit
être achevé.
Vestinus, s'imaginant que l'on continuait à parler de
songes, s'écria :
— Eh bien ! moi, je crois aux songes, et
Sénèque m'a dit un jour qu'il y croyait
aussi.
— La nuit dernière, j'ai rêvé que
j'étais devenue vestale, dit, se penchant sur la table,
Calvia Crispinilla.
Là-dessus Néron battit des mains et tout le monde,
à son exemple, éclata en applaudissements, car
Crispinilla. — femme nombre de fois divorcée,
— était connue dans Rome entière pour son
fabuleux dévergondage. Mais, nullement
déconcertée, elle dit :
— Eh bien ! quoi ? elles sont toutes vieilles et laides,
vos vestales. Rubria, seule, a semblance humaine. Et ainsi nous
serions deux, bien que Rubria, l'été, soit
criblée de taches de rousseur.
— Tu admettras pourtant, très pure Calvia, dit Pétrone, que tu ne pouvais devenir vestale que dans ton rêve.
— Mais si César l'ordonnait ?
— Tu me feras croire que les songes — je dis les
plus fantastiques — peuvent se réaliser.
—Certainement, ils se réalisent, dit Vestinus. Je
comprends qu'on ne croie pas aux dieux ; mais ne point croire
aux songes...
— Et les prédictions ? s'enquit Néron. On
m'a prédit jadis que Rome resserait d'exister et qu'en
revanche je régnerais sur l'Orient total.
— Les prédictions et les songes, tout cela se
tient, dit Vestinus. Un jour, certain proconsul très
sceptique envoya au sanctuaire de Mopsus un esclave muni d'une
lettre hermétiquement cachetée, pour mettre le
dieu à l'épreuve. L'esclave passa la nuit dans le
temple afin d'avoir un songe prophétique. De retour, il
raconta : « J'ai vu dans mon rêve un jeune homme,
beau comme le soleil et qui m'a dit un seul mot : « Noir
». Entendant cela, le proconsul pâlit et, se
tournant vers ses invités, des sceptiques comme lui, leur
dit : « Savez-vous ce qu'il y avait dans cette lettre ?
»
— Qu'y avait-il dans cette lettre ? questionna
Sénécion.
— Dans la lettre, il y avait cette question : « Quel
taureau dois-je offrir en sacrifice : un blanc ou un noir ?
»
Mais l'intérêt soulevé par cette anecdote
fut interrompu par Vitellius, qui était arrivé au
festin déjà ivre et qui, soudain, sans aucune
raison, éclata en rires convulsifs.
— De quoi rit donc cette barrique de suif ? demanda
Néron.
— Le rire est une des supériorités de
l'homme sur la bête, dit Pétrone. Vitellius n'a
point d'autre argument pour nous prouver qu'il n'est point un
porc.
Soudain, Vitellius cessa de rire et, faisant claquer ses
lèvres luisantes de graisse et de sauces, il se prit
à considérer les assistants avec autant de
stupéfaction que s'il les voyait pour la première
fois.
Puis il leva une main semblable à un coussin
capitonné et dit d'une voix éraillée
:
— J'ai perdu mon anneau de chevalier, l'anneau qui me
vient de mon père...
— Lequel était savetier, ajouta Néron.
Mais Vitellius fut derechef secoué d'un rire saugrenu, et
on le vit qui cherchait son anneau dans le peplum de Calvia
Crispinilla.
Là-dessus Vatinus simula des cris de femme
effarouchée, tandis que l'amie de Calvia, Nigidia, une
jeune veuve aux yeux de courtisane dans un visage puéril,
s'écriait :
— Ce qu'il cherche, il ne l'a point perdu.
— Et s'il le trouve, il sera fort empêché de
s'en servir, ajouta Lucain.
Le festin s'animait. A tout instant, de l'intérieur de
grands vases pleins de neige et festonnés de lierre, on
tirait des cratères de vins. De la voûte, tombaient
des roses.
Pétrone pria Néron de vouloir bien, avant que les
convives fussent complètement ivres, illustrer le festin
de son chant. En choeur on appuya ses paroles.
Néron commença par refuser.
Il était véritablement très enroué.
La nuit, sil s'était mis des plombs sur la poitrine, mais
cela n'avait pas servi à grand'chose... Il songeait
même à partir pour Antium, y respirer l'air
marin.
Mais Lucain l'adjura au nom de l'art et de l'humanité.
Tout le monde savait que le divin poète, le chanteur sans
second avait composé un nouvel hymne à
Vénus, au prix duquel celui de Lucrèce
n'était que vagissement de louveteau. Qu'il fît
donc de ce festin un festin véritable ! Souverain
paternel, il ne devait point infliger à ses sujets la
torture de son silence :
— Ne sois pas implacable, César !
— Ne sois point implacable ! répéta
l'assemblée.
Néron étendit les mains, témoignant qu'on
lui faisait violence et qu'il cédait. Tous les visages
prirent l'expression de la gratitude, tous les yeux se
tournèrent vers lui. Mais il donna l'ordre d'annoncer
à Poppée qu'il allait chanter. Une indisposition
avait empêché Augusta de venir au festin, et aucun
remède ne serait aussi efficace que le chant de
César...
Poppée vint aussitôt. Elle régnait encore
sans partage sur le cœur de Néron ; mais il
eût été dangereux d'irriter César,
quand il s'agissait de son amour-propre de chanteur, de cocher
ou de poète. Elle entra, blonde et vêtue, elle
aussi, d'une tunique améthyste, le cou lumineux de perles
énormes qui avaient fait partie des dépouilles
opimes de Massinissa. Et, femme deux fois divorcée, elle
avait le regard et le visage d'une vierge. Des acclamations
l'accueillirent, où revenait sans cesse le nom de
« Divine Augusta » De sa vie Lygie n'avait vu
beauté telle. Elle ne pouvait en croire ses yeux. Ainsi,
c'était là l'infâme Poppée, qui avait
incité César à assassiner sa mère et
son épouse, — Poppée dont on renversait les
statues la nuit, par la ville, et qu'insultaient sur tous les
murs des inscriptions. Lygie n'avait jamais imaginé les
esprits célestes décorés d'une
beauté plus délicieuse.
— Ah ! Marcus, est-ce possible...?
— Oui, elle est belle : mais toi, tu l'es cent fois
davantage. Tu ignores ta beauté, sinon tu deviendrais
amoureuse de toi-même, comme Narcisse. Poppée
baigne son corps dans du lait d'ânesse : c'est dans son
propre lait que Vénus a dû te baigner... Ne la
regarde pas ! Tourne tes yeux vers moi ! Touche de tes
lèvres le bord de cette coupe, que j'y pose les
miennes...
Et il se penchait toujours plus, tandis qu'elle reculait vers
Acté. Mais César venait de se lever. Dans sa main
le chanteur Diodore mit un luth-delta ; le chanteur Terpnos prit
pour l'accompagner un nablium. Néron, appuyant son delta
sur la table, leva les yeux au ciel. Dans le triclinium ce fut
un silence interrompu seulement par le bruit soyeux des roses
qui tombaient de la voûte.
Il chanta, plutôt scanda d'une voix chantante,
accompagné des luths, son hymne à Vénus. La
voix de César, bien que voilée, ni ses vers
n'étaient sans charme... Et la pauvre Lygie fut à
nouveau prise de remords : cet hymne qui glorifiait l'impure et
païenne Vénus ne lui semblait que trop beau, et
César lui-même, lauré, les yeux au ciel, lui
apparaissait plus majestueux et moins terrifiant.
Un tumulte d'applaudissements marqua la fin de l'hymne.
« O voix divine ! » s'exclamait-on de toutes parts.
Parmi les femmes, quelques-unes, ayant levé les bras,
restèrent ainsi, en extase, bien que le chant eût
cessé. D'autres essuyaient leurs yeux en larmes. Dans la
salle entière, ce fut un bourdonnement intense.
Poppée, baissant sa tête dorée, pressa sur
ses lèvres la main de Néron, et la tint ainsi
longuement, sans une parole. Le jeune Pythagore. un Grec d'une
beauté miraculeuse, que plus tard, à demi fou,
César devait, en grand cérémonial,
épouser par-devant les flamines, — s'agenouilla
à ses pieds.
Mais Néron regardait attentivement du côté
de Pétrone, à la louange de qui il était
sensible par-dessus tout. Pétrone proclama :
— Mon avis sur la musique de cet hymne, c'est
qu'Orphée doit être aussi jaune d'envie que Lucain
ici présent ; quant aux vers, je les aurais
préférés moins bons : j'eusse alors
trouvé une louange qui ne fût pas indigne
d'eux.
Lucain ne prit point le mot en mauvaise part : il eut
même pour Pétrone un regard reconnaissant ; puis,
feignant l'humeur, il répliqua :
— Maudite destinée qui me fait le contemporain d'un
tel poète ! On aurait eu une place dans la mémoire
des hommes et sur le mont de Phébus; — et
voilà que l'on est éclipsé par César
comme un quinquet par Ie soleil !
Cependant Pétrone, qui avait la mémoire docile, se
mit à répéter des passages de l'hymne,
citant des vers isolés, analysant et exaltant les
formules les plus heureuses. Lucain parut alors capté au
charme du poème, et il joignit son admiration à
celle de Pétrone.
Néron exultait. Il indiqua lui-même les vers qu'il
considérait comme les plus beaux ; puis, il
s'évertua à consoler Lucain, lui disant de ne
point perdre courage : sans doute, chacun restait dans le
rôle pour lequel il était né ; mais
l'adoration des hommes pour Jupiter n'était point pour
exclure le culte des autres dieux.
Puis il se leva pour reconduire Poppée qui, vraiment
malade, désirait s'en aller. Il avait recommandé
aux convives de ne point quitter la place. Un instant
après il était de retour, curieux du spectacle
qu'il avait préparé avec Pétrone et
Tigellin.
On entendit encore des vers. On entendit ensuite des dialogues
dont l'extravagance ne parvenait pas à racheter la
niaiserie. Enfin, le célèbre mime Pâris mima
les aventures d'Io, fille d'Inachos. II semblait à Lygie
qu'elle voyait des miracles et des sortilèges. Par
d'artificieux mouvements des bras et du corps, Paris parvenait
à donner la sensation de choses en apparence
inexprimables au moyen de la danse. Ses mains troublèrent
l'atmosphère, et d'elles émanait comme une
nuée vibrante et lumineuse de voluptueux frissons,
où une forme virginale palpitait d'extase. C'était
un tableau et non une danse, un tableau qui dévoilait le
mystère même de l'amour. Et, quand ensuite
entrèrent les corybantes qui, avec des ballerines
syriaques, exécutèrent, au son des cithares, des
flûtes, des cymbales et des tambourins, une danse
bachique, pleine de cris sauvages et sauvagement orgiaque, il
sembla à Lygie que la voûte allait se fendre et
tomber sur la tête des convives.
Mais de l'épervier d'or tendu sur eux tombaient des
roses, rien que des roses. Et., à côté
d'elle Vinicius, à moitié ivre, disait :
— Je t'ai vue dans la maison d'Aulus, auprès de la
fontaine, et aussitôt t'ai aimée. C'était
à l'aube ; tu croyais n'être vue de personne, et je
te voyais, moi !... Et telle je t'ai aperçue, telle je te
vois toujours, malgré ce peplum qui te dérobe.
Laisse-le glisser, comme Crispinilla. Vois ! les dieux et les
hommes ont soif d'amour. Il n'y a rien, rien que l'amour au
monde ! Mets ta tête sur ma poitrine, et ferme les
yeux.
Aux tempes et aux poignets, ses artères battaient
lourdement ; elle était envahie par la sensation d'une
chute vertigineuse... Vinicius, au lieu de venir à son
secours, l'attirait maintenant vers l'abîme, lui
était ennemi. De nouveau, elle eut peur de ce festin,
peur de lui, peur d'elle-même...
Une voix semblable à celle de Pomponia s'élevait
dans son âme : Prends garde, Lygie ! Mais quelque chose
aussi lui criait qu'il était trop tard
déjà... D'avoir été
enveloppée de ces flammes, d'avoir assisté
à ce festin, d'avoir palpité aux paroles de
Vinicius, elle se sentait perdue sans retour...
Cependant la fin du festin n'était point proche encore.
Les esclaves continuaient à servir de nouveaux mets et
à remplir de vin les coupes ornées de verdure.
Devant la table disposée en demi-cercle, parurent deux
athlètes.
Immédiatement, ils s'étreignirent. Leurs torses
luisants d'huile formèrent un seul bloc, tandis que leurs
os craquaient sous l'effort de bras durs et que leurs
mâchoires grinçaient. Par instants, les dalles
poudrées de safran résonnaient du heurt de leurs
pieds nus... Une seconde, ils restèrent immobiles, groupe
de marbre... Les Romains suivaient avec délices le jeu
des échines affreusement bandées, des mollets et
des bras noueux. Mais la lutte ne s'éterniserait pas :
Croton. le maître et le chef de l'école des
gladiateurs, passait à juste titre pour l'homme le plus
fort de l'Empire. Bientôt la respiration de l'adversaire
se précipita ; il se mit à râler ; sa face
bleuit ; il cracha un filet sanguinolent, et s'affaissa.
Les applaudissements saluèrent la fin de la lutte.
Maintenant Croton, un pied sur l'échine vaincue, ses bras
énormes croisés, promenait sur l'assistance le
regard circulaire des triomphateurs.
Entrèrent alors des imitateurs de cris d'animaux, des
jongleurs et des bouffons. Mais ils n'émurent pas, car le
vin troublait déjà tous les yeux. Les danseuses
syriaques s'étaient mêlées aux convives. La
musique n'était plus qu'un vacarme chaotique de cithares,
de luths, de cymbales arméniennes, de sistres
égyptiens. de trompes et de cors ; et, comme certains
convives tenaient à causer, des cris
congédièrent les musiciens. L'air saturé du
parfum des huiles dont des éphèbes de merveilleuse
beauté n'avaient cessé d'humecter les pieds des
convives, lourd de safran, d'effluves humains, d'odeurs
florales, se fit irrespirable. Les lampes brûlaient d'une
flamme terne et blême, les couronnes chaviraient sur des
fronts où perlait la sueur.
Henryk Siemiradzki - Orgie romaine au temps des Césars - 1872 |
Vitellius disparut sous la table ; Nigidia, le torse nu, appuya
sa tête de bébé ivre-mort sur la poitrine de
Lucain. lequel, ivre lui-même, se mit à balayer de
son souffle l'or dont étaient poudrés les cheveux
de l'enfant. Vestinus répétait, pour la
dixième fois, la réponse de Mopsus à la
lettre close du proconsul, tandis que Tullius, qui se raillait
des dieux, la bouche pâteuse et d'une voix hoquetante,
disait :
— Car, si l'on admet que le Sphéros de
Xénophane est un dieu tout rond, alors, tu comprends,
c'est un dieu que l'on peut faire rouler devant soi, avec le
pied, connue une barrique...
Mais Domitius Afer, le concussionnaire et le délateur,
s'indigna de semblables propos, et, d'indignation, inonda de
Falerne sa tunique.
Lui continuait à croire aux dieux. Rome devait
périr, disait-on... Des gens prétendent même
qu'elle périt déjà. Et c'est certain...
Mais si cela arrive, la faute en sera à la jeunesse, qui
n'a plus la foi... Et, sans la foi, il n'y a pas de vertu. On
abandonne les sévères coutumes d'autrefois. Les
épicuriens sont-ils capables de tenir tête aux
Barbares ? Le désastre est inévitable. Quant
à lui, il regrette d'avoir vécu jusque-là
et d'en être réduit à chercher dans le
plaisir l'oubli des chagrins patriotiques qui le
terrasseraient.
Il attira une des danseuses syriaques et, de sa bouche
édentée, se mit à lui baiser les
épaules et le dos, ce que voyant, le consul Memmius
Regulus partit d'un éclat de rire, et, levant sa
tête chauve, s'écria :
— Qui donc prétend que Rome va périr? Quelle
sottise ! Moi, consul, j'en sais quelque chose, —
peut-être ? Trente légions garantissent la paix
romaine.
Il appuya ses poings contre ses tempes et, à
tue-tête :
— Trente légions ! Trente légions de la
Bretagne à la frontière des Parthes !
Soudain, il se prit à réfléchir et,
consultant son front du doigt, il déclara :
— Ma foi, je crois bien qu'il y en a trente-deux...
Il roula sous la table, où bientôt il
commença à expectorer les langues de flamants, les
cèpes rôtis, les champignons glacés, les
sauterelles au miel, les poissons, les viandes, tout ce qu'il
avait bu ou mangé.
Pourtant, Domitius ne se laissa point convaincre par le nombre
des légions qui garantissaient la paix romaine :
« Non, non, Rome devait périr, puisque la foi aux
dieux et les mœurs austères avaient péri !
Rome devait périr ! ... Quel dommage, pourtant !... la
vie est douce, César est débonnaire, le vin
délectable. Quel dommage ! »
El, la tête dans les épaules de la bacchante, il
fondit en larmes.
— Et puis, la vie future ! .. Achille avait raison de
dire, qu'il vaut mieux être le dernier des bouviers en ce
monde sublunaire, qu'un roi dans les régions
cimmériennes. — Savoir encore s'il y a des dieux,
bien que le doute soit funeste à l'empire ! ...
Lucain, cependant, avait dissipé les dernières
parcelles d'or des cheveux de Nigidia, qui maintenant gisait,
pacifiée. Il enleva le lierre qui ornait l'amphore
voisine, et en enguirlanda la dormeuse ; à son tour il
s'habilla de lierre, et il affirma avec l'accent de la plus
profonde conviction :
— Je ne suis pas du tout un homme ; je suis un
faune.
Pétrone n'était point ivre ; mais Néron,
qui, au début, par souci de sa voix céleste, avait
évité de boire, avait vidé coupe sur coupe
et s'était enivré . II voulait même chanter
encore de ses vers, des vers grecs, cette fois, mais il ne
parvenait pas à se les rappeler ; et, par erreur, il
entonna une chanson d'Anacréon. Pythagore, Diodore et
Terpnos se joignirent à lui ; mais, comme ils ne
retrouvaient leur voix ni les uns ni les autres, bientôt
ils se turent.
Maintenant, Néron, en sa qualité de connaisseur et
d'esthète, s'extasiait sur la beauté de Pythagore,
et, d'admiration, lui baisait les mains. De mains aussi belles,
il n'en avait vu que voilà bien longtemps, chez...
chez... ?
Et, le front dans la main, il compulsa ses souvenirs. Soudain,
son visage s'effara : — Sa mère ! ...
C'étaient les mains de sa mère, —
d'Agrippine ! De sombres visions l'envahirent.
— On prétend, dit-il, que, par les nuits de lune,
elle erre sur les eaux autour de Baïa et de Baula... Elle
erre, elle erre comme si elle cherchait... Quand elle s'approche
d'une barque, elle la regarde et disparaît. Mais le
pêcheur que son regard a rencontré meurt.
— Un thème à effet, dit
Pétrone.
Vestinus, tendant son cou de héron, chuchotait d'un air
mystérieux :
— Les dieux, je n'y crois pas... Mais je crois aux spectres... Les spectres...
Néron n'écoutait point leurs paroles.
— J'ai pourtant célébré les Lemuralia
! continuait-il. Je ne veux plus la voir ! cinq ans, cinq ans
déjà ! J'ai été forcé,
— forcé de la condamner : elle avait soudoyé
un assassin. Si je ne l'avais pas devancée, vous n'auriez
pas entendu mon chant, ce soir.
— Nous te rendons grâce, César, au nom de la
Ville, de l'Univers ! s'écria Domitius Afer.
— Du vin ! et que les tympanons tonnent !
Le vacarme reprit. Lucain, dans sa robe de verdure, voulant le
dominer, se leva et vociféra :
— Je ne suis pas un homme ! Je suis un faune, et j'habite
les forêts. Eéé...cho...oooo !
A son tour, César fut ivre ; les hommes, les femmes,
furent ivres.
Vinicius n'était pas moins ivre que les autres. Outre le
désir, montait en lui une rage de querelle. Son visage au
teint sombre avait blêmi et, la langue pâteuse
déjà, il ordonnait à voix haute :
— Donne-moi tes lèvres. Aujourd'hui ou demain,
— qu'importe ! c'est assez attendre. César t'a
reprise aux Aulus pour me faire don de toi, tu m'entends !
Demain, à la nuit tombante, j'enverrai te prendre, tu
m'entends !... César avant de te réclamer t'a
promise à moi... Tu dois être à moi ! Tes
lèvres, donne-moi tes lèvres ! Je ne veux pas
attendre à demain... Vite, donne tes
lèvres !
Il l'enlaça. Elle luttait
désespérément sentant qu'elle allait
succomber. En vain, des deux mains, elle s'efforçait de
rompre l'étreinte de ce bras épilé ; en
vain, d'une voix de terreur et d'amertume, elle le suppliait de
ne point être ainsi, d'avoir pitié...
L'haleine de cette bouche avinée l'enveloppait, toujours
plus forte, et le visage noirâtre fut tout près de
son visage. Ce n'était plus le Vinicius de
naguère, bon et presque cher à son âme ;
c'était un satyre méchant. Ses forces la
trahissaient de plus en plus. En vain, se penchant en
arrière, elle tournait la tête, afin
d'éviter les baisers. Il se haussa, la saisit des deux
bras, lui attira la tête sur sa poitrine, et, d'une bouche
qui haletait, se mit à écraser ses lèvres
exsangues.
Mais, à ce moment, une force effroyable
délaça ses bras aussi aisément que des bras
d'enfant, et le repoussa lui-même, comme un fétu ou
une feuille sèche. Que s'était-il passé ?
Vinicius se frotta les yeux, stupéfait, et vit au-dessus
de lui la gigantesque stature du Lygien Ursus.
Le Lygien restait immobile et très calme. Mais ses yeux
dardés sur Vinicius avaient une expression si
singulière que le jeune homme sentit son sang se glacer.
Puis, le géant prit sa reine dans ses bras et, d'un pas
égal, sortit du triclinium. Acté le suivit.
Vinicius resta un instant, comme pétrifié. Puis il
sauta sur ses pieds et se précipita vers l'issue :
— Lygie ! Lygie !
Mais le désir, la stupéfaction, la fureur et
l'ivresse lui fauchèrent les jambes. Il chancela,
trébucha, et, se raccrochant aux épaules nues
d'une bacchante syriaque, demanda, les paupières
clignotantes :
— Que s'est-il passé ?
La femme, un sourire dans ses yeux brouillés, lui tendit
une coupe de vin :
— Bois ! dit-elle.
Vinicius but et s'écroula sur les dalles. Les convives
étaient, pour la plupart, vautrés sous la table ;
quelques-uns titubaient par la salle, en battant les murailles ;
d'autres dormaient auprès de la table, ronflant ou bien
expectorant dans le sommeil l'excès de leurs
ingurgitations.
Et, sur les consuls ivres et sur les sénateurs, sur les
chevaliers, les poètes, les philosophes ivres, sur les
danseuses et sur les patriciennes, sur ce monde tout-puissant
encore et déjà désâmé, sur ce
monde qui roulait vers l'abîme dans sa débauche
suprême et fleurie, — de l'épervier d'or
tendu sous la voûte pleuvaient, sans trêve, des
roses.
Dehors, c'était l'aube.
Ulpiano Checa - L'enlèvement de Lygie - L'art du théâtre, 15 juin 1901 |