J'attendais à Valence M. Biot, qui s'était
chargé d'apporter de nouveaux instruments avec
lesquels nous devions mesurer la latitude de Formentera. Je
profiterai de ces courts instants de repos pour consigner ici
quelques détails de moeurs qu'on lira peut-être
avec intérêt.
Je rapporterai d'abord une aventure qui faillit me
coûter la vie dans des circonstances assez
singulières.
Un jour, par délassement, je crus pouvoir aller, avec
un compatriote, à la foire de Murviedro, l'ancienne
Sagonte, qu'on me disait être très curieuse. Je
rencontrai, dans la ville, la fille d'un Français
résidant à Valence, mademoiselle B***. Toutes
les hôtelleries étaient combles ; mademoiselle
B*** nous invita à aller prendre une collation chez sa
grand'mère ; nous acceptâmes. Mais, au sortir de
la maison, elle nous apprit que notre visite n'avait pas
été du goût de son fiancé, et que
nous devions nous attendre à quelque guet-apens de sa
façon. Nous allâmes incontinent acheter des
pistolets chez un armurier, et nous nous remîmes en
route pour Valence.
España, sus monumentos y
artes
Catalunya, Piferrer/Margall (1884)
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Chemin faisant, je dis au calezero, homme que
j'employais depuis longtemps et qui m'était
très dévoué :
«Isidro, j'ai quelques raisons de croire que nous
serons arrêtés ; je vous en avertis, afin
que vous ne soyez pas surpris des coups de feu qui
partiront de la caleza.» Isidro, assis sur le
brancard, suivant l'habitude du pays, répondit
:
«Vos pistolets sont parfaitement inutiles,
Messieurs : laissez-moi faire ; il suffira d'un cri
pour que ma mule nous débarrasse de deux, de
trois et même de quatre hommes.»
Une minute s'était à peine
écoulée depuis que le calezero avait
prononcé ces paroles, lorsque deux hommes se
présentèrent devant la mule et la
saisirent par les naseaux. A l'instant, un cri
formidable, qui ne s'effacera jamais de mon souvenir,
le cri de capitana ! fut poussé par
Isidro. La mule se cabra presque verticalement, en
soulevant l'un des deux hommes, retomba et partit au
grand galop. Le cahot qu'éprouva la voiture nous
fit trop bien comprendre ce qui venait d'arriver. Un
long silence succéda à cet
événement ; il ne fut interrompu que par
ces mots du calezero : «Ne trouvez-vous pas,
Messieurs, que ma mule vaut mieux que des pistolets
?»
Le lendemain, le capitaine général, don
Domingo Izquierdo me raconta qu'on avait trouvé
un homme écrasé sur la route de
Murviedro. Je lui rendis compte de la prouesse de la
mule d'Isidro, et tout fut dit.
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