Chapitre 13 |
Une anecdote prise entre mille, et l'on verra quelle vie
aventureuse menait le délégué du
Bureau des longitudes.
Pendant mon séjour sur une montagne voisine de
Cullera, au nord de l'emboucbure du rio Xucar, et au sud de
l'Albuféra, je conçus, un moment, le projet
d'établir une station sur les montagnes
élevées qui se voient en face. J'allai la
visiter. L'alcade d'un des villages voisins m'avertit du
danger auquel j'allais m'exposer. «Ces montagnes, me
dit-il, servent de repaire à une foule de voleurs de
grand chemin.» Je requis la garde nationale, comme j'en
avais le pouvoir. Mon escorte fut prise par les voleurs pour
une expédition dirigée contre eux, et ils se
répandirent aussitôt dans la riche plaine que le
Xucar arrose. A mon retour, je trouvai le combat
engagé entre eux et les autorités de Cullera.
Il y eut des blessés des deux parts, et si je me le
rappelle bien, un alguazil resta même sur le
carreau.
Le lendemain matin, je regagnai ma station. Le nuit suivante
fut horrible ; il tombait une pluie diluvienne. Vers minuit,
on frappa à la porte de ma cabane. Sur la question :
«Qui va là ?» on répondit :
«Un garde de la douane,qui vous demande un refuge pour
quelques heures.» Mon domestique ayant ouvert, je vis
entrer un homme magnifique, armé jusqu'aux dents. Il
se coucha par terre et s'endormit. Le matin, pendant que je
causais avec lui, à la porte de ma cabane, ses yeux
s'animèrent en voyant sur le penchant de la montagne
deux personnes, l'alcade de Cullera et son principal
alguazil, qui venaient me rendre visite. «Monsieur,
s'écria-t-il, il ne faut rien moins que la
reconnaissance que je vous dois, à raison du service
que vous m'avez rendu cette nuit, pour que je ne saisisse pas
cette occasion de me débarrasser, par un coup de
carabine, de mon plus cruel ennemi. Adieu, Monsieur !»
Et il partit, léger comme une gazelle, sautant de
rocher en rocher.
Arrivés à la cabane, l'alcade et son alguazil
reconnurent dans le fugitif le chef de tous les voleurs de
grands chemins de la contrée.
Quelques jours après, le temps étant redevenu
très mauvais, je reçus une seconde visite du
prétendu garde de la douane, qui s'endormit
profondément dans ma cabane. Je vis que mon
domestique, vieux militaire, qui avait entendu le
récit des faits et gestes de cet homme,
s'apprêtait à le tuer. Je sautai à bas de
mon lit de camp, et prenant mon domestique à la gorge
: «Etes-vous fou ? lui dis-je ; est-ce que nous sommes
chargés de faire la police dans le pays ? Ne
voyez-vous pas d'ailleurs que ce serait nous exposer au
ressentiment de tous ceux qui obéissent aux ordres de
ce chef redouté ? Et nous nous mettrions dans
l'impossibilité de terminer nos
opérations.»
Le matin, au lever du soleil, j'eus avec mon hôte une
conversation que je vais essayer de reproduire
fidèlement :
«Votre situation m'est parfaitement connue ; je sais
que vous n'êtes pas un garde de la douane ; j'ai appris
de science certaine que vous êtes le chef des voleurs
de la contrée. Dites-moi si j'ai quelque chose
à redouter de vos affidés ? - L'idée de
vous voler nous est venue ; mais nous avons songé que
tout votre argent était dans les villes voisines ; que
vous ne portiez pas de fonds sur le sommet des montagnes,
où vous ne sauriez qu'en faire, et que notre
expédition contre vous n'aurait aucun résultat
fructueux. Nous n'avons pas d'ailleurs la prétention
d'être aussi forts que le roi d'Espagne. Les troupes du
roi nous laissent assez tranquillement exercer notre
industrie mais le jour où nous aurions molesté
un envoyé de l'empereur des Français, on
dirigerait contre nous plusieurs régiments, et nous
aurions bientôt succombé. Permettez-moi
d'ajouter que la reconnaissance que je vous dois est votre
plus sûre garantie.
- Eh bien, je veux avoir confiance dans vos paroles ; je
réglerai ma conduite sur votre réponse.
Dites-moi si je puis voyager la nuit ? Il m'est
pénible de me transporter, le jour, d'une station
à l'autre, sous l'action brûlante du soleil !...
- Vous le pouvez, Monsieur ; j'ai déjà
donné des ordres en conséquence : ils ne seront
pas enfreints.»
Quelques jours après, je partais pour Denia ; il
était minuit, lorsque je vis accourir à moi des
hommes à cheval qui m'adressèrent ce discours :
«Halte-là ! señor ; les temps sont durs :
il faut que ceux qui possèdent viennent au secours de
ceux qui n'ont rien. Donnez-nous les clefs de vos malles ;
nous ne prendrons que votre superflu.»
J'avais déjà déféré
à leurs ordres, lorsqu'il me vint à l'esprit de
m'écrier :
«On m'avait dit cependant que je pourrais voyager sans
risque.
- Comment vous appelez-vous, Monsieur ?
- Don Francisco Arago.
- Hombre ! vaja usted con Dios (que Dieu vous
accompagne).»
Et nos cavaliers, piquant des deux, se perdirent rapidement
dans un champ d'algarrobos.
Lorsque mon ami le voleur de Cullera m'assurait que je
n'avais rien à redouter de ses subordonnés, il
m'apprenait en même temps que son autorité ne
s'étendait pas au nord de Valence. Les
détrousseurs de grand chemin de la partie
septentrionale du royaume obéissaient à
d'autres chefs, à celui, par exemple, qui,
après avoir été pris, condamné et
pendu, fut partagé en quatre quartiers qu'on attacha
à des poteaux sur quatre routes royales, mais non sans
les avoir préalablement fait bouillir dans de l'huile
afin d'assurer leur plus longue conservation.
Cette coutume barbare ne produisait aucun effet ; car
à peine un chef était abattu qu'il s'en
présentait un autre pour le remplacer.
De tous ces voleurs de grand chemin, ceux qui avaient la plus
mauvaise réputation opéraient dans les environs
d'Oropeza. Les propriétaires des trois mules sur
lesquelles nous chevauchions un soir dans ces parages, M.
Rodriguez, moi et mon domestique, nous racontaient des
hauts faits de ces voleurs qui, même en plein
jour, auraient fait dresser les cheveux sur la tête,
lorsque, à la lueur de la lune, nous
aperçûmes un homme qui se cachait
derrière un arbre ; nous étions six, et
cependant cette vedette eut l'audace de nous demander la
bourse ou la vie ; mon domestique lui répondit
sur-le-champ :
«Tu nous crois donc bien lâches ; retire-toi, ou
je t'abats d'un coup de ma carabine. - Je me retire, repartit
ce misérable ; mais vous aurez bientôt de mes
nouvelles.» Encore pleins d'effroi au souvenir des
histoires qu'ils venaient de nous raconter, les trois
arieros nous supplièrent de quitter la grande
route et de nous jeter dans un bois qui était sur
notre gauche. Nous déférâmes à
leur invitation ; mais nous nous égarâmes.
«Descendez, dirent-ils, les mules ont obéi
à la bride et vous les avez mal dirigées.
Revenons sur nos pas jusqu'à ce que nous soyons dans
le chemin, et abandonnez les mules à elles-mêmes
; elles sauront bien retrouver la route.» A peine
avions-nous effectué cette manoeuvre, qui nous
réussit à merveille, que nous entendîmes
une vive discussion qui avait lieu à peu de distance.
Les uns disaient : «Il faut suivre la grande route, et
nous les rencontrerons.» Les autres prétendaient
qu'il fallait se jeter à gauche dans le bois. Les
aboiements des chiens dont ces individus étaient
accompagnés ajoutaient au vacarme. Pendant ce temps,
nous cheminions silencieusement, plus morts que vifs. Il
était deux heures du matin. Tout à coup nous
vîmes une faible lumière dans une maison
isolée ; c'était pour le navigateur comme un
phare au milieu de la tempête, et le seul moyen de
salut qui nous restât. Arrivés à la porte
de la ferme, nous frappâmes et demandâmes
l'hospitalité. Les habitants, très peu
rassurés, craignaient que nous ne fussions des
voleurs, et ne s'empressaient pas d'ouvrir.
Impatienté du retard, je m'écriai, comme j'en
avais reçu l'autorisation : «Au nom du roi,
ouvrez !» On obéit à un ordre ainsi
formulé ; nous entrâmes pêle-mêle et
en toute hâte, hommes et mules, dans la cuisine qui
était au rez-de-chaussée, et nous nous
empressâmes d'éteindre les lumières, afin
de ne pas éveiller les soupçons des bandits qui
nous cherchaient. Nous les entendîmes, en effet, passer
et repasser près de la maison, vociférant de
toute la force de leurs poumons contre leur mauvaise chance.
Nous ne quittâmes cette maison isolée qu'au
grand jour, et nous continuâmes notre route pour
Tortose, non sans avoir donné une récompense
convenable à nos hôtes. Je voulus savoir par
quelles circonstances providentielle ils avaient tenu une
lampe allumée à une heure indue. «C'est,
me dirent-ils, que nous avions tué un cochon dans la
journée, et que nous nous occupions de la
préparation du boudin.» Faites vivre le cochon
un jour de plus ou supprimez les boudins, je ne serais
certainement plus de ce monde, et je n'aurais pas l'occasion
de raconter l'histoire des voleurs d'Oropeza.