Chapitre 14 |
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Jamais je n'ai mieux apprécié la mesure
intelligente par laquelle l'Assemblée constituante
supprima l'ancienne division de la France en provinces, et
lui substitua la division en départements, qu'en
parcourant pour ma triangulation les royautés
espagnoles limitrophes, de Catalogne, de Valence et d'Aragon.
Les habitants de ces trois provinces se détestaient
cordialement, et il ne fallut rien moins que le lien d'une
haine commune pour les faire agir simultanément contre
les Français. Telle était leur
animosité, en 1807, que je pouvais à peine me
servir à la fois de Catalans, d'Aragonais et de
Valenciens, lorsque je me transportais avec mes instruments
d'une station à l'autre. Les Valenciens en particulier
étaient traités de peuple léger, futile,
inconsistant, par les Catalans. Ceux-ci avaient l'habitude de
me dire : En el reino de Valencia la carne es verdura, la
verdure agua, los hombres mugeres, las mugeres nada ; ce
qui peut se traduire ainsi : «Dans le royaume de
Valence, la viande est légume, les légumes de
l'eau, les hommes des femmes, et les femmes
rien.»
D'autre part, les Valenciens, parlant des Aragonais, les
appelaient schuros.
Ayant demandé à un pâtre de cette
province, qui avait mené des chèvres
près d'une de mes stations, quelle était
l'origine de cette dénomination, dont ses compatriotes
se montraient si offensés :
«Je ne sais, me dit-il en souriant finement, si je dois
vous répondre. - Allez, allez, lui dis-je, je puis
tout entendre sans me fâcher. - Eh bien, le mot de
schuros veut dire qu'à notre grande honte, nous
avons quelquefois été gouvernés par des
rois français. Le souverain, avant de prendre le
pouvoir, était tenu de promettre sous serment de
respecter nos franchises et d'articuler à haute voix
les mots solennels lo Juro ! Comme il ne savait pas
prononcer la Jota, il disait schuro. Etes-vous
satisfait, señor ? - Je lui répondis : Oui, oui
! Je vois que la vanité, que l'orgueil ne sont pas
morts dans ce pays-ci.»
Puisque je viens de parler d'un pâtre, je dirai qu'en
Espagne, la classe d'individus des deux sexes
préposée à la garde des troupeaux
m'apparut toujours moins éloignée qu'en France
des peintures que les poètes anciens nous ont
laissées des bergers et des bergères, dans
leurs poésies pastorales. Les chants par lesquels ils
cherchent à tromper les ennuis de leur vie monotone
sont plus distingués dans la forme et dans le fond que
chez les autres nations de l'Europe auprès desquelles
j'ai eu accès. Je ne me rappelle jamais sans surprise
qu'étant sur une montagne située au point de
jonction des royaumes de Valence, d'Aragon et de Catalogne,
je fus tout à coup enveloppé dans un violent
orage qui me força de me réfugier sous ma tente
et de m'y tenir tout blotti. Lorsque l'orage se fut
dissipé et que je sortis de ma retraite, j'entendis,
à mon grand étonnement, sur un pic isolé
qui dominait ma station, une bergère qui chantait une
chanson dont je me rappelle seulement ces huit vers, qui
donneront une idée du reste :
..............
A los que amor no saben
Ofreces las dulzuras
Y a mi las amarguras
Que sé lo que es amar.
Las gracias al me certé
Eran cuadro de flores
Te cantaban amores
Por hacerte callar.
Oh ! combien il y a de sève dans cette nation espagnole ! quel dommage qu'on ne veuille pu lui faire produire des fruits !
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