Ici se place, par sa date, une circonstance qui aurait pu
avoir pour moi les conséquences les plus fatales ;
voici le fait.
J'ai raconté plus haut la scène qui fit
expulser le fils de Brissot de l'École polytechnique.
Je l'avais totalement perdu de vue depuis plusieurs mois,
lorsqu'il vint me rendre visite à l'Observatoire, et
me plaça dans la position la plus délicate, la
plus terrible où un honnête homme se soit jamais
trouvé.
«Je ne vous ai pas vu, me dit-il, parce que, depuis ma
sortie de l'Ecole, je me suis exercé chaque jour
à tirer le pistolet ; je suis maintenant d'une
habileté peu commune, et je vais employer mon adresse
à débarrasser la France du tyran qui a
confisqué toutes ses libertés. Mes mesures sont
prises ; j'ai loué une petite chambre sur le
Carrousel, tout près de l'endroit où
Napoléon, après être sorti de la cour,
vient passer la revue de la cavalerie : c'est de l'humble
fenêtre de mon appartement que partira la balle qui lui
traversera la tête.»
Je laisse à deviner avec quel désespoir je
reçus cette confidence. Je fis tous les efforts
imaginables pour détourner Brissot de son sinistre
projet ; je lui fis remarquer que tous ceux qui
s'étaient lancés dans des entreprises de cette
nature avaient été qualifiés par
l'histoire de nom odieux d'assassins. Rien ne parvint
à ébranler sa fatale résolution ;
j'obtins seulement de lui, sur l'honneur, la promesse que
l'exécution serait quelque peu ajournée, et je
me mis en quête des moyens de la faire avorter.
L'idée de dénoncer le projet de Brissot
à l'autorité ne traversa pas même ma
pensée. C'était une fatalité qui venait
me frapper, et dont je devais subir les conséquences,
quelque graves qu'elles fussent.
Je comptais beaucoup sur les sollicitations de la mère
de Brissot, déjà si cruellement
éprouvée pendant la révolution ; je me
rendis chez elle, rue de Condé, et la priai à
mains jointes de se réunir à moi pour
empêcher son fils de donner suite à sa
résolution sanguinaire. «Eh ! Monsieur, me
répondit cette femme, d'ailleurs modèle de
douceur, si Sylvain (c'était le nom de l'ancien
élève de l'École) croit qu'il accomplit
un devoir patriotique, je n'ai ni l'intention, ni le
désir de le détourner de ce
projet.»
C'était en moi-même que je devais
désormais puiser toutes mes ressources. J'avais
remarqué que Brissot s'adonnait à la
composition de romans et de pièces de vers. Je
caressai cette passion, et tous les dimanches, surtout quand
je savais qu'il devait y avoir une revue, j'allais le
chercher, et l'entraînais à la campagne dans les
environs de Paris. J'écoutais alors complaisamment la
lecture des chapitres de ses romans qu'il avait
composés dans la semaine.
Les premières courses m'effrayèrent un peu ;
car, armé de ses pistolets, Brissot saisissait toutes
les occasions de montrer sa grande habileté ; et je
réfléchissais que cette circonstance me ferait
considérer comme son complice, si jamais il
réalisait son projet. Enfin, sa prétention
à la gloire littéraire, que je flattai de mon
mieux, les espérances que je lui fis concevoir sur la
réussite d'une passion amoureuse dont il m'avait
confié le secret, et à laquelle je ne croyais
nullement, lui firent recevoir avec attention les
réflexions que je lui présentais sans cesse sur
son entreprise. Il se détermina à faire un
voyage d'outre-mer, et me tira ainsi de la plus grave
préoccupation que j'ai éprouvée dans ma
vie.
Brissot est mort après avoir couvert les murs de Paris
d'affiches imprimées en faveur de la restauration
bourbonnienne.