[Athènes - 43 av. JC]
CICERON FILS A SON BIEN-AIME TIRON.
J'attendais vos messagers avec impatience. Enfin,
après quarante-six jours de route, les voilà
qui arrivent, à ma grande joie. La lettre de mon
père me comble : il est si bon et je l'aime tant ! La
vôtre, qui est la plus aimable du monde, ajoute encore
à mon bonheur. Je ne me repens pas, je m'applaudis au
contraire de ne vous avoir point écrit la
dernière fois, puisque mon silence me vaut tous ces
témoignages de bonté. Quelle satisfaction de
voir que vous ne vous fassiez pas tirer l'oreille pour
accepter ma justification ! Au moins vous serez content
dorénavant, mon cher Tiron ; oui, vous serez content
de moi, n'en doutez pas ; je veux me mettre en quatre pour
augmenter chaque jour la bonne opinion qu'on commence
à prendre sur mon compte ; et, puisque vous me
promettez de chanter partout mes louanges, allez ferme et ne
craignez rien. J'ai tant de regret et de remords de mes
erreurs de jeune homme, que non seulement mon coeur les prend
en haine, mais que le souvenir seul m'en est odieux. Je sais
la part que vous avez prise à mes tribulations et
à mes chagrins. C'est tout simple, votre
intérêt autant que le mien vous met de mon bord.
Ne serez-vous pas toujours de moitié dans ce qui
m'arrivera d'heureux ? Je ne vous ai donné que trop de
sujets de chagrin. Eh bien ! je vous donnerai au double des
sujets de joie. Par exemple, de moi à Cratippe, c'est
l'attachement d'un fils plutôt que d'un disciple. Je me
fais un plaisir d'aller l'entendre à ses cours, et
j'ai une véritable passion pour ses délicieux
entretiens. Je passe avec lui des journées
entières et souvent une partie des nuits. Je le
retiens à souper aussi souvent que possible : depuis
que j'ai établi cette habitude, nous le voyons
quelquefois, se glissant à pas de loup, venir nous
surprendre à table. Il dépose alors la
gravité du philosophe pour causer et rire.
Arrangez-vous donc pour venir au plus vite faire la
connaissance d'un homme si charmant et si distingué.
Vous parlerai-je de Bruttius, que je ne laisse bouger
d'auprès de moi ? Point de moeurs plus
sévères et de compagnie plus aimable. Il sait,
au milieu de propos joyeux, faire naître des questions
littéraires et philosophiques. Je lui ai loué
un logement près de moi ; et le pauvre Cicéron,
tout serré qu'il est, trouve alors moyen de venir en
aide à son maigre voisin. J'ai des jours pour
déclamer avec Cassius en grec, en latin. J'aime mieux
m'exercer avec Bruttius. Je me suis fait un petit cercle
d'amis, composé d'hommes que Cratippe a amenés
avec lui de Mytilène, tous gens instruits et dont il
fait le plus grand cas. Je vois aussi beaucoup Epicrate, qui
tient le premier rang à Athènes, Léonide
et autres personnes de même considération.
Voilà comme mon temps se passe. A l'égard de
Gorgias dont vous me parlez, il m'était fort utile
pour mes exercices quotidiens de déclamation ; mais la
volonté de mon père avant tout : il m'avait
écrit d'une manière formelle de
l'éloigner. Je n'ai pas balancé ; l'insistance
eût paru suspecte, et j'ai réfléchi qu'il
est toujours bien grave de mettre en question ce qu'un
père a décidé. Croyez d'ailleurs que
près de moi les conseils de votre amitié seront
toujours les bienvenus, et me trouveront toujours
reconnaissant. - J'accepte l'excuse de vos occupations : vous
êtes accablé, dites-vous ; c'est votre habitude,
je le sais. Vous avez acheté une ferme, j'en suis
ravi, et je souhaite que vous n'ayez qu'à vous
applaudir du marché. Ne vous étonnez pas si je
choisis cet endroit de ma lettre pour vous féliciter,
car je suis à peu près l'ordre de la
vôtre. Vous voilà donc propriétaire.
Adieu les élégantes manières de la
ville. Vous allez être un Romain de la vieille trempe.
Savez-vous comment je m'amuse à me représenter
votre aimable figure ? Je vous vois marchandant des
instruments aratoires, causant avec des paysans, et mettant
soigneusement de côté les pépins des
fruits que vous mangez au dessert. Raillerie à part,
je suis aussi fâché que vous de n'avoir pas
été en position de vous aider dans cette grande
affaire ; mais comptez entièrement sur moi, mon cher
Tiron, si jamais je puis moi-même compter sur la
fortune. Ne sais-je pas bien que nous sommes à deux
pour jouir de votre acquisition ? - Mille remerciments pour
mes commissions. Je suis bien touché de votre
diligence ; ce que je vous demande, c'est de m'envoyer au
plus tôt un secrétaire, et, autant que possible,
un Grec. Je perds un temps infini à transcrire mes
notes. - Sur toutes choses, ayez soin de votre santé,
pour que nous puissions bien philosopher ensemble. Je vous
recommande Antéros. Portez-vous bien.
Edition des Lettres de Cicéron - Collection des Auteurs latins de Nisard, in Oeuvres complètes de Cicéron, tome V, Paris, Firmin-Didot (1869) - Traduction de M. Defresne