AU MEME HIERON, VAINQUEUR A LA COURSE D'UN SEUL CHEVAL
Hiéron, attaqué de la gravelle, n'avait pu recevoir personnellement le prix qu'avait remporté pour lui son coursier Phérénicus. Pindare, en célébrant sa victoire, regrette d'abord que Chiron ne puisse être évoqué du tombeau et venir porter les secours de son art au roi victorieux. Il rappelle comment ce centaure, ami des hommes, instruisit Esculape, fils d'Apollon et de la nymphe Coronis. Il embrasse dans le même épisode l'histoire de cette nymphe, mère d'Esculape qui, portant dans son sein le germe qu'elle avait reçu d'Apollon, osa se lier à un étranger, Ischys, fils d'Elate. Ce crime attira sur elle et sur le pays qu'elle habitait, la peste, fléau qui comme le feu, se répandit dans un moment et dont la nymphe fut victime. Cependant Apollon retira l'enfant des flancs de sa mère au moment où les flammes du bûcher allaient consumer le corps de cette infortunée. Esculape, formé depuis par Chiron, fit des cures prodigieuses et osa même rendre la vie à un personnage illustre qui avait péri par l'ordre des dieux. La foudre lancée par Jupiter fit justice de cet attentat. Le poète, en blâmant la témérité d'Esculape, reconnaît que tout mortel doit proportionner ses voeux et ses espérances à la faiblesse de sa nature. Cependant il désire que quelque fils d'Apollon vienne rendre la santé au héros qu'il célèbre. Lui-même voudrait porter le remède à ses maux, et de Thèbes sa patrie, traverser la mer, aborder en Sicile et lui apporter à la fois la santé et l'hymne qu'il a composé en son honneur. Mais après avoir adressé ses prières aux dieux, il conseille à Hiéron de supporter son mal avec résignation, de se souvenir que la vie de l'homme n'est jamais exempte de maux, témoins celles de Pélée et de Cadmus. Il vante la sagesse des hommes qui savent supporter le mal, il observe d'ailleurs qu'Hiéron est un des mortels les plus favorisés de la fortune ; il le loue d'en faire le plus digne usage ; il lui rappelle que c'est par les poètes qui chanteront ses louanges qu'il vivra toujours dans la mémoire des hommes. Mais il ne lui dissimule pas que peu de poètes savent immortaliser leurs héros. Par là, Pindare semble avertir ce prince de mettre le plus haut prix à l'ode qu'il lui adresse.
Faut-il que les voeux réunis de nos concitoyens ne puissent rappeler à la vie Chiron, né de Phillyre, ce noble rejeton de la puissance de Saturne, fils du ciel ! Que ne règne-t-il encore sur les flancs caverneux du Pélion ! Tel qu'on le vit autrefois, Centaure sauvage mais ami des hommes, et devant le jour à une mère consolatrice de nos maux (1), former par ses leçons un héros destiné à protéger les forces de la vie, contre les douleurs du corps, le divin Esculape issu de la fille du roi Phlégyas, de cette nymphe qui, avant de recevoir les secours de la bienfaisante Lucine, succomba sous les flèches dorées de Diane, et par les trames d'Apollon, descendit de sa couche (2), dans le sombre empire des morts. Tant est redoutable la colère des enfants de Jupiter !
Au mépris du Dieu à la longue chevelure à qui elle s'était unie à l'insu de son père, la nymphe avait témérairement consenti à d'autres noeuds, quoi d'elle portât dans son sein le pur germe d'une divinité. Elle n'avait point attendu qu'on eût dressé la table nuptiale, et que les vierges compagnes de son âge eussent, aux approches de la nuit, fait retentir, autour d'elle, les acclamations et les chants de l'hyménée : entraînée par une trop commune erreur, elle soupira follement, après des objets éloignés.
De tout temps le monde connut cette race inconstante qui, dédaignant un bonheur présent, promène partout des regards avides et s'épuise en espérances chimériques. Ainsi par une coupable imprévoyance, la belle Coronis (3) osa recevoir dans ses bras l'étranger venu de l'Arcadie. Mais elle n'échappa point à l'oeil d'un dieu scrutateur de l'univers. Ce Dieu-Roi qui rend d'énigmatiques oracles (4), celui que jamais n'atteignit le mensonge et pour qui nulle action, nul dessein des hommes ou des immortels ne peut être caché, respirait alors le parfum des victimes qu'on lui offrait dans son temple de Python.
En ce lieu même, et par le génie confident de sa pensée, il apprend, et le crime du faux hôte, Ischys, fils d'Elate, et la perfidie de sa jeune complice. Aussitôt vers Lacérée, où la nymphe habitait près des rives infectes du Boebias (5), il invoque son intrépide soeur, Diane armée de ses traits homicides ; et, lui-même dirigeant le fléau contagieux, en frappe Coronis, et avec elle les nombreux habitants du voisinage. Tel le feu parti d'une étincelle embrase et consume rapidement les forêts qui couvrent la montagne.
Déjà les parents de la nymphe avaient dressé son bûcher ; déjà l'ardente lueur de Vulcain voltigeait autour du corps étendu : «Quoi ! se dit Apollon ; je souffrirai qu'un fruit de ma race périsse victime du forfait de sa mère !» A ces mots, il franchit d'un seul pas l'intervalle du temple au bûcher. A travers la flamme, il retire des flancs inanimés de la mère l'enfant encore vivant, et il va le confier au Centaure magnésien, qui doit l'instruire dans l'art de guérir les maladies fatales aux humains.
Bientôt, vers le célèbre disciple se rendirent les malades affligés d'ulcères spontanés ; et ceux dont l'airain meurtrier ou la pierre lancée de loin avait frappé les membres ; et ceux dont le corps était défiguré, soit par les ardeurs de l'été, soit par les frimas de l'hiver. De sa main, tous recevaient le remède à leurs maux ; pour les uns, il employait l'art secret des enchantements ; aux autres, il administrait un breuvage propice. Il couvrait de baumes salutaires le corps de ceux-ci ; il redressait ceux-là à l'aide du fer tranchant.
Mais un sordide intérêt peut subjuguer la sagesse. Esculape, séduit par l'appât de l'or, ose arracher à la mort un héros (6) dont elle venait de faire sa proie. A l'instant la foudre rapide, lancée des mains du fils de Saturne, frappe du même coup les deux illustres victimes.
Il est juste que des mortels apprennent à proportionner à leur frêle nature les projets auxquels ils veulent intéresser le ciel. Ne convoite jamais, ô mon âme, la vie des immortels ; garde-toi d'entreprendre rien de ce qui pourrait excéder tes forces !
Cependant si le sage Centaure habitait encore son antre ! Si le charme entraînant de mes hymnes pouvait l'appeler de nouveau à secourir les mortels dans leurs maux cuisants, si quelques fils d'Apollon ou de Jupiter se rendaient à mes voeux ! Avec quelle célérité mon navire fendant les ondes de la mer Ionienne me porterait vers la fontaine d'Aréthuse, auprès du bienfaiteur des Etnéens qui commande à Syracuse, en roi digne de son rang, affable envers les citoyens, libéral envers les hommes vertueux, chéri des étrangers qui le regardent comme leur père ! Avec quel empressement je m'élancerais des flots, et paraissant devant toi, comme l'astre du jour (7), j'offrirais à tes yeux étonnés deux insignes faveurs, la santé plus précieuse que l'or, et cet hymne où je chante les couronnes que vient de recueillir pour toi, dans Cirrha (8), ton agile coursier Phérénicus, vainqueur aux jeux pythiens.
Pour ton salut, ô Hiéron, j'ose encore importuner de mes voeux la grande déesse mère, dont, chaque nuit devant ma demeure (9), les vierges de Thèbes viennent célébrer les louanges avec celles du dieu Pan. Mais du sommet de la science où tu es parvenu, tu découvres l'antique vérité ; tu sais que les dieux, en accordant aux humains un seul bien, l'accompagnent de deux maux (10). Jamais l'insensé n'apprit à supporter le malheur ; le sage seul ne montre au dehors que le bien qu'il reçoit.
Toutefois le bonheur t'échut en partage ; et c'est en te rendant le paisible souverain des peuples que la fortune a voulu te combler de ses dons. Mais quelle vie se soutint constamment à l'abri des orages ? Citerai-je celle de Pélée, fils d'Aeacus, ou celle de Cadmus, comparable aux dieux ? Ces deux héros, il est vrai, se virent proclamés heureux entre tous les mortels. Pour eux, les muses aux cheveux tressés en filets d'or réjouirent de leurs chants et la montagne du Pélion et Thèbes aux cent portes, lorsque l'un épousa la brillante Harmonie, et que l'autre unit son sort à l'illustre Thétis, fille du prudent Nérée. Ils virent, à leurs banquets, s'asseoir sur des trônes d'or les rois enfants de Saturne, et reçurent de leurs mains d'honorables présents.
Ainsi en récompense de leurs premiers travaux, le souverain des dieux leur répartit la force de l'âme et la tranquillité du coeur. Mais un autre temps survint où les malheurs des trois filles de Cadmus (11) abrégèrent le cours des jouissances du père infortuné ; ce fut lorsque Jupiter s'introduisit furtivement dans la couche voluptueuse de l'une d'entre elles, de Thyoné aux bras éclatants de blancheur. Par le même destin, ce fils unique que l'immortelle Thétis avait donné à Pélée dans la riche Phthie fut un jour atteint d'une flèche meurtrière et fit couler, par sa mort, les larmes des Danaens rassemblés autour de son bûcher.
Puisse le mortel à qui sont ouverts les sentiers de la vérité en témoigner aux dieux toute sa reconnaissance ! Leurs bienfaits se répandent, comme ces vents qui parcourent çà et là les diverses régions de l'air. Rarement la fortune demeure assez longtemps sous les pas de l'homme. Aussi me verra-t-on, d'après les faveurs que je recevrai d'elle, modeste avec les petits, opulent avec les grands ; au besoin je saurai borner ou étendre mes projets.
Cependant, si le ciel me prodiguait d'abondantes richesses, je voudrais les employer à m'ouvrir le chemin de la gloire. Ce fut par des vers dignes des plus sages favoris des Muses que Nestor et Sarpédon le Lycien passèrent dans la mémoire des hommes. La vertu célébrée par des chants sublimes devient immortelle comme eux.
Mais où trouve-t-elle des poètes capables d'atteindre aux plus hautes conceptions du génie ?
(1) Lui qui devant le jour, etc. Le texte portait fils d'Anodynie, c'est-à-dire en grec fils de celle qui écarte les douleurs. Les interprètes font de teknon, fils, substantif neutre, un cas oblique (accusatif) et le rapportent à Coronis mère d'Esculape ; mais je préfère avec Corneille de Paw de prendre ce mot au cas direct (nominatif), et alors le sens est que Chiron, fils d'Anodynie, surnom que le poète donne à Phillyre, forma par ses leçons Esculape, dieu conservateur de la santé. Suivant cette interprétation, le poète ne tombe pas dans une tautologie insipide en répétant deux fois l'éloge et les attributs d'Esculape sans presque rien dire de Chiron, son maître dans l'art de guérir. La difficulté, si c'en est une, consiste à alléguer le motif de l'épithète d'Anodynie que Pindare donne à Phillyre, mère de Chiron. De Paw, que nous venons de citer, remarque que ce surnom d'Anodynie, consolatrice des maux, convient parfaitement à Phillyre, comme épouse de Saturne. Car le Saturne, ou Kronos des Grecs, est le Temps, et le temps adoucit tous les maux. Cette allusion nous paraît être assez dans le génie d'un poète qui en emploie parfois de bien moins naturelles. Je préviens cependant mes lecteurs que Heyne préfère de lire artisan de la santé, épithète qui convient aussi à Esculape ; mais il remarque que l'ancienne leçon est plus authentique, et c'est ce qui m'a décidé à la conserver en l'expliquant. | |
(2) De sa couche, et non dans sa couche. J'adopte encore ici le sens de C. de Paw. | |
(3) Coronis. Pindare, d'accord avec Hésiode et Homère, nomme ainsi la Nymphe épouse de Chiron ; d'autres poètes lui donnent le nom d'Arsinoé. | |
(4) Ce Dieu roi qui rend d'énigmatiques oracles. Je traduis ainsi l'épithète de Rex Loxias, que le poète donne à Apollon, dont les oracles sont ambigus. Car c'est le sens du mot loxiaV, d'où peut-être nous avons fait notre mot français Louche. | |
(5) Les rives infectes du Boebias, lac voisin de la Bourgade de Lacérée et dont les miasmes répandirent la peste figurée ici par les traits d'Apollon, dieu du Soleil, sous lesquels périt Coronis et avec elle un bon nombre d'habitans de Lacérée. Et en effet les rayons du soleil, ou si l'on veut la chaleur, augmente la malignité des vapeurs qui s'exhalent des marais. | |
(6) A la mort un héros. Pindare n'a point nommé ce héros. Quelques interprètes prétendent que notre poète désigne ici Tyndare ; d'autres veulent que ce soit Capanée, ou Glaucus, ou Orion. Le scoliaste dit qu'il s'agit d'Hippolyte : je préfère cette dernière opinion et je vais l'appuyer. En effet, une tradition recueillie par Pausanias, Corint. chap. 27, p. 515 de la traduction de M. Clavier, ne permet pas de douter qu'Hippolytc ne fût du nombre de ceux qu'on croyait avoir été redevables d'une vie nouvelle à l'art d'Esculape. «A quelque distance du temple d'Epidaure se voyaient, dit Pausanias, plusieurs cippes chargés d'inscriptions des personnes guéries. Sur un de ces cippes, on apprend par une inscription qu'Hippolyte consacra vingt chevaux à ce dieu. La tradition des Ariciens s'accorde avec ce qu'on lit sur ce cippe. Ils prétendent qu'Esculape ressuscita Hippolyte qui avait perdu la vie par l'effet des imprécations de Thésée. Hippolyte, lorsqu'il eut revu le jour, ne voulut point pardonner à son père, et sans avoir égard aux supplications de Thésée, il se rendit en Italie, chez les Ariciens, y devint roi du pays et y consacra à Diane une enceinte où l'on décerne encore maintenant un prix à celui qui sort vainqueur d'un combat singulier : ce prix est le sacerdoce de la déesse, mais il n'est disputé que par des esclaves fugitifs, et aucun homme libre ne s'y présente». D'un autre côté les Mythologues s'accordent à dire qu'Esculape fut foudroyé par Jupiter, pour avoir rendu la vie à Hippolyte, fils de Thésée. Virgile l'atteste dans les vers suivans : Nam pater omnipotens aliquem indignatus ab umbris / Mortalem infernis ad limina surgere vitae, / Ipse repertorem medicina talis et artis / Fulmine phoebigenum stygias detrusit ad undas. (Virg. VII). Le poète latin ne dit rien du motif intéressé d'Esculape dans la résurrection d'Hippolyte ; mais Pindare accuse ouvertement, dans le passage qui nous occupe, l'avarice du dieu de la médecine : et l'un des apologistes de la religion chrétienne contre les Gentils, Arnobe, s'en est rapporté au jugement de notre poète lyrique, lorsqu'il a dit : Numquid cupidinis aut avaritiae causa, sicut canit Boeotius Pindarus, Aesculapium fulminis transfixum telo ? (ARNOB. l.IV adversus Gentes). | |
(7) L'astre du jour. Par cette métaphore sans doute un peu hardie, le poète se compare au Soleil qui sorti des flots de l'Océan va répandre sur la terre la joie, la santé et l'abondance. | |
(8) Dans Cirrha. Il y avait une petite montagne ou ville de ce nom, près de Delphes en Phocide. Elle est mentionnée sous le nom de Crissa dans la cinquième pythique. Dans ces passages et autres, les collines de Cirrha signifient le théâtre des Jeux Pythiens. Cependant il y avait une autre Cirrha ou Crissa dans le Péloponèse ; et par analogie, cette dernière Cirrha ou Crissa indiquerait le théâtre des Jeux de l'Isthme de Corinthe. Voyez ci-après la note troisième de la cinquième Pythique, et la note quatrième de la septième Pythique. | |
(9) Devant ma demeure. Pindare avait devant sa maison les simulacres de Pan et de la déesse Rhée, mère des dieux, dont le temple était également voisin de sa demeure. Peut-être à raison de cette proximité ou des signes sacrés qui décoraient son domicile, la maison de notre poète fut-elle épargnée dans les deux pillages auxquels la ville de Thébes fut livrée. Le scoliaste grec nous raconte ici qu'un certain Olympichus, joueur de flûte, se promenant dans la forêt voisine de Thébes, vit tomber avec un globe de feu une pierre qui lui parut l'emblême de la mère des dieux. Il l'apporta près de la maison de Pindare, à Thébes, où depuis on érigea un temple. Une pierre de ce genre fut, au rapport d'Hérodien, transférée de la Phrygie à Rome, où elle figura longtemps avec la statue de Cybèle, mère des dieux, et où elle se voyait encore du temps d'Arnobe, qui en parle au livre septième déjà cité à la note sixième. Julien parle au long de la translation de cette statue à Rome ; j'ai traduit son discours en l'honneur de la déesse Cybèle, ainsi que toutes les autres Oeuvres de cet Empereur : la traduction finie depuis deux ans paraîtra en quatre volumes. | |
(10) De deux maux. Pindare répète ici évidemment la même fiction d'Homère (celle des trois coupes de l'infortune) à laquelle il a fait allusion dans la première de ses Olympiques (Voyez cette Ode, et la note qui l'accompagne). | |
(11) Filles de Cadmos. Allusion au sort malheureux de ces trois filles, dont deux (Ino et Agavé) déchirèrent, selon les mythologues, dans un accès de démence, leurs propres fils, et la troisième, Sémélé, nommée aussi Thyoné, mourut frappée de la foudre. Cadmus, dit-on, prévoyant tant de calamités, s'exila volontairement de Thèbes où il régnait, pour se fixer en Illyrie ; là il fut métamorphosé en serpent, ainsi qu'Hermione, sa femme. |