VII. Les spectacles des nuits mystiques
S'il est une chose bien démontrée depuis les travaux de Lobeck, repris et remis à un plus juste point de vue par Ottfried Müller, Preller, Ch. Lenormant, Gerhard et Guigniaut, c'est que les mystères d'Eleusis, et en général tous les mystères de la Grèce et du monde romain [Mysteria], n'étaient pas, à beaucoup près, soit dans le fond, soit dans la forme, ce qu'on imaginait au temps de Warburton, Meiners, Sainte-Croix et Creuzer. Il n'y avait aucun enseignement dogmatique, aucune révélation faite au myste de croyances doctrinales formelles, différentes de la religion publique et supérieures à celles-ci. Il y avait simplement des rites et des spectacles d'une nature symbolique, destinés à éveiller des impressions religieuses dans l'âme des initiés, à les faire pénétrer plus avant dans la science des choses divines. Mais partout, l'enseignement demeurait étroitement attaché aux cérémonies mêmes et il en ressortait immédiatement pour ceux qui savaient comprendre. Il n'en formait pas une partie distincte, destinée à donner le mot d'une énigme longtemps promenée devant les yeux.
«Aristote, dit Synésius, est d'avis que les initiés n'apprenaient rien précisément, mais qu'ils recevaient des impressions, qu'ils étaient mis dans une certaine disposition à laquelle ils avaient été préparés». Plutarque, à son tour, s'exprime ainsi : «J'écoutais ces choses avec simplicité, comme dans les cérémonies de l'initiation (kathaper en teletê kai muêsei), qui ne comportent aucune démonstration, aucune conviction opérée par le raisonnement». Il faut encore citer le passage où Galien, opposant l'observation de la nature à la contemplation des mystères, caractérise le mode d'instruction et la portée de ceux-ci : «Prête-moi donc ton attention plus encore que si, dans l'initiation d'Eleusis ou de Samothrace, ou de quelque autre mystère sacré, tu étais tout entier aux actes accomplis, aux paroles dites par les hiérophantes, ne regardant pas comme inférieure cette autre initiation (l'étude de la nature), ni comme moins capable de révéler, ou la sagesse, ou la providence, ou la puissance du créateur de l'univers». Et un peu plus loin : «Car chez tous les hommes, pris soit par nations, soit individuellement, qui honorent les dieux, il n'est rien selon moi de comparable aux mystères d'Eleusis et de Samothrace. Et cependant ces mystères ne montrent ce qu'ils se proposent d'enseigner que dans une espèce de demi-jour (amudra), tandis que tout dans la nature est d'une clarté parfaite (enargê)».
Ces témoignages formels montrent bien clairement quel était l'état de l'initié en présence des spectacles proposés, des rites accomplis, des paroles symboliques proférées, soit dans la première, soit dans la seconde initiation, soit dans la muêsis, soit dans l'epopteia. «Ce n'était point un enseignement direct, rationnel, logique ; mais c'était un enseignement indirect, figuré, symbolique, qui n'en était pas moins réel. D'ailleurs il avait pour soutien une véritable préparation ou instruction préalable, communiquée par le mystagogue».
[L'enseignement moral qui s'adressait directement aux initiés était d'ordre très général ; il se résumait en quelques principes simples et concis, qui frappaient les regards des spectateurs quand ils s'arrêtaient devant les inscriptions renfermées dans le temple et contenant les lois anciennes du culte éleusinien. C'est du moins ce que l'on peut inférer d'un texte de saint Jérôme, rapportant qu'au temps du philosophe Xénocrate trois des lois attribuées à Triptolème subsistaient encore dans le temple et proclamaient ces trois préceptes : honorandos parentes, venerandos deus, carnibus non vescendum.]
Clément d'Alexandrie résume d'ailleurs en quelques mots ce qu'on peut dire de plus exact sur les Eleusinies : «Ce n'est donc pas sans raison que, dans les mystères des Grecs, ont lieu d'abord les purifications, analogues aux ablutions chez les barbares. Viennent ensuite les petits mystères, renfermant un certain fondement d'instruction (didaskalia) et une préparation à ce qui doit suivre. Quant aux grands mystères, dans toute leur teneur il ne reste plus rien à apprendre ; il n'y a qu'à contempler et à concevoir en esprit la nature (des objets que l'on montre, ta deiknumena) et les choses (qui se font, ta drômena)».
Il n'y avait pas à Eleusis d'autre révélation que celle dont le mode et la nature ressort clairement des témoignages que nous venons de rassembler. Comme tous les cultes de l'antiquité, les mystères éleusiniens étaient fondés sur l'adoration de la nature, de ses forces, de ses phénomènes, conçus plutôt qu'observés, interprétés par l'imagination, non par la raison, traduits en ligures et en histoires divines par une sorte de poésie théologique, qui allait d'une part au panthéisme, d'autre part à l'anthropomorphisme. La nature et l'enchaînement de leurs rites et de leurs spectacles se rattachaient à des croyances précises, qui tendaient à effacer les distinctions des personnages divins de la mythologie poétique et populaire, de manière à conduire à ce que l'on a appelé mustikê theokrasia et à ramener ces dieux, exotériquement si individuels, à des abstractions plus générales. Mais la forme sous laquelle on y présentait ces croyances était telle que, parmi les anciens eux-mêmes, les uns ont pu y trouver une sorte de philosophie de la nature, de physiologie, les autres en faire sortir l'évhémérisme et avec lui l'athéisme.
Ainsi l'épopte lui-même n'arrivait à «connaître, comme le dit Sopater, qu'une partie du secret des mystères (gnôsai ti tôn aporrêtôn). La tradition doctrinale qui donnait la clef des symboles, des cérémonies et des mythes dans leur ensemble, était conservée comme un privilège incommuniqué par les ministres supérieurs du culte, en particulier par l'hiérophante. «Tous ne connaissent pas, dit Théodore, ce que fait l'hiérophante ; la plupart ne voient que ce qui est représenté. Ceux qui s'appellent prêtres accomplissent les rites des mystères, et l'hiérophante sait seul la raison de ce qu'il fait et la découvre à qui il le juge convenable». Nous savons positivement que pour l'hiérophante et le daduque il y avait à leur entrée en fonction une véritable ordination, accompagnée d'une nouvelle et particulière initiation, que l'on qualifie de «dernier terme de l'époptie», telos tês epopteias ; c'est ce que l'on appelait anadesis kai stemmatôn epithesis, parce que le signe en consistait à ceindre le front du nouvel hiérophante ou du nouveau daduque du diadème de pourpre et de la couronne de myrte qu'ils portaient en permanence [Daduchus, Hierophantes]. C'est bien évidemment dans cette initiation suprême qu'ils recevaient la tradition doctrinale, avec le pouvoir d'initier les mysles. Il paraît qu'à partir d'une certaine époque au moins, les hiérophantes, développant la tradition, furent conduits graduellement à une explication naturaliste de toute la mythologie, liée à une notion d'unité divine d'un caractère panthéistique. Mais la doctrine ésotérique de l'hiérophante (ierophantikos logos), restreinte presque à lui seul et au daduque, se trouvait par là même exposée à bien des variations sous l'influence des opinions personnelles de ces ministres supérieurs des initiations. Aussi est-il certain qu'elle se modifia profondément à plusieurs reprises dans le cours des siècles. C'est par là que s'explique la façon dont l'orphisme pénétra dans le sanctuaire d'Eleusis, s'y installa en maître et y fit longtemps prévaloir ses doctrines. Plus tard, à l'époque de la lutte contre le christianisme, on vit, comme nous l'avons déjà, dit, plusieurs philosophes néo-platoniciens parvenir à la dignité d'hiérophante. Ils y impatronisèrent avec eux les idees nouvelles au moyen desquelles on prétendait rendre la vie au paganisme expirant, et ils durent en plus d'un point modifier la tradition doctrinale, en substituant à la vieille théologie les spéculations de leur école philosophique.
Il faut maintenant essayer de déterminer, d'après les indications des anciens, en quoi consistaient ces spectacles nocturnes qui formaient toute la révélation des mystères d'Eleusis. Preller a résumé les principaux éléments qui les composaient, hymnes, danses sacrées, scènes mimiques, apparitions subites accompagnées de paroles solennelles (rêseis) et de prescriptions (paraggelmata) prononcées par l'hiérophante. C'est ici, du reste, qu'il est nécessaire de se reporter aux détails que nous avons donnés dans la section V sur la disposition du télesterion ou anactoron, pour se rendre compte de ce que les lieux où se passait la représentation mystique y permettaient comme développement de spectacle et de mise en scène. [Nous avons vu que les gradins destinés aux spectateurs occupaient sur huit rangs de profondeur tout le pourtour de la salle ; la scène devait donc ètre placée dans le milieu, à la façon d'un hippodrome ou d'un cirque plutôt que d'un théâtre. Notons cependant une difficulté assez grave pour l'installation d'un spectacle au milieu de la salle, difficulté non encore résolue : c'est que les 42 colonnes soutenant le plafond devaient singulièrement gêner les regards des spectateurs. Il est établi également, contrairement à tout ce qu'on avait imaginé sur ce sujet, qu'aucune crypte, aucun dessous de théâtre, aucune trappe ne pouvait prêter à des effets de machinerie fantastique].
Un précieux témoignage de Porphyre détermine les personnages qu'à un certain moment de la représentation de l'époptie tenaient, dans la pantomime mystique, tous les ministres les plus élevés, l'hiérokéryx et l'épibomios avec l'hiérophante et le daduque. On signale un autre épisode où l'hierophante et l'hiérophantis jouaient un rôle personnel. Il y avait donc des acteurs vivants qui étaient les prêtres ; mais peut-être y avait-il en même temps et à côté des figures artificielles de plus grande dimension. Sopater parle, en effet, de «figure ou fantôme» (schêma ti), à propos des visions offertes dans les nuits d'initiations. C'est l'expression qu'emploie Proclus, lorsqu'il parle des diverses formes que prennent les dieux dans leurs apparitions. Lorsque Platon fait allusion aux spectacles qui avaient lieu dans les mystères, il se sert des mots eudaimona phasmata, et l'on sait que l'adjectif eudaimôn, comme le substantif abstrait eudaimonia, est caractéristique de l'initiation éleusinienne (voy. la section VIII de cet article). L'auteur de l'Epinomis parle dans la même intention, mais en termes plus généraux, «de ce qu'il y a de plus beau à voir au monde». La même largeur vague d'expression se retrouve dans les mustika theamata de Dion Chrysostome, et Plutarque laisse encore place au doute lorsqu'il indique les iera deiknumena. Mais quand Aristide rappelle les arrêta phasmata d'Eleusis, quand Himérius, par une allusion empruntée à Platon, applique l'expression theia phasmata aux spectacles sublimes dont le souvenir suit les âmes vertueuses à leur rentrée dans le corps des hommes, lorsqu'un morceau que Stobée donne pour emprunté à Thémistius, mais que la critique a restitué à Plutarque, désigne directement des agia phantasmata comme propres aux mystères, tout montre qu'il y avait de véritables apparitions de figures, représentant sans doute les divinités chthoniennes. Platon fournit encore une confirmation frappante à l'appui de cette opinion. «De combien, dit-il dans le Phèdre, l'époptie dont les âmes bienheureuses jouiront dans le ciel ne sera- t-elle pas supérieure aux spectacles d'Eleusis ! Les apparitions, phasmata, y seront entières, oloklêra (donc, dans les mystères, on ne montrait souvent qu'une partie des figures, ou bien elles restaient dans la pénombre, faiblement éclairées) ; elles seront simples et claires, apla (donc les apparitions éleusiniennes devaient être quelquefois compliquées et obscures à l'intelligence) ; elles seront immuables, aremê (donc, à Eleusis, elles étaient en mouvement et se succédaient les unes aux autres). Mais il est impossible de préciser et de dire quelle forme revêtaient ces apparitions, quels personnages ou quelles machines en tenaient lieu, comment elles pouvaient se montrer subitement aux yeux des initiés].
Dion Chrysostome parle de la voix qu'entendait l'initié en même temps qu'il contemplait les spectacles mystiques. Plutarque vante «la solennité des paroles sacrées et des apparitions saintes». Galien associe ce qui se fait dans les mystères (pros tois drômenois) avec ce que disent les hiérophantes (legomenois upo tôn ierophantôn). C'est sans doute pour cela que la qualité de la voix (euphônia) était exigée chez l'hiérophante d'Eleusis. L'auteur des Philosophoumena parle d'un symbole, l'épi de blé, en disant qu'on le montrait en silence dans l'époptie, notant ainsi une circonstance qui lui semblait inusitée dans le spectacle. Mais nulle part l'étroite connexité du spectacle et de la parole, la relation nécessaire de ces deux moyens de révélation n'est établie aussi clairement et avec une aussi grande abondance de preuves que dans le morceau rhétorique de Sopater. Il résulte du témoignage de cet écrivain que les paroles énigmatiques de l'hiérophante accompagnaient toujours les scènes mimiques et les apparitions, souvent simultanées. Dans l'espèce de plaidoyer supposé, le jeune homme qui a rêvé n'a joui que du spectacle et, pour comprendre le sens de ce qu'il a vu, il lui manque la parole de l'hiérophante.
Mystes et époptes, à l'une ou à l'autre des nuits mystiques, se rassemblaient le soir en dehors du télestérion et attendaient l'ouverture des portes dans une profonde obscurité. L'attente pouvait être longue et il en résultait sans doute une disposition à la terreur religieuse dans les âmes capables d'impressions vives ; mais, au delà de ces données, il n'y a certainement plus que de l'exagération dans le langage des rhéteurs. On a supposé à tort que les initiés, dans leur attente, faisaient un chemin considérable, que le daduque, avant de les amener dans la salle inondée de lumière, les obligeait à passer par des grottes où étaient figurés les supplices de l'enfer et comme, après les fouilles anglaises à Eleusis, il avait été question d'une crypte située au-dessous de la grande salle de l'anactoron, cette circonstance a paru donner une nouvelle force à l'opinion que nous venons de rappeler. Mais nous avons montré que l'examen du local repousse toute induction de ce genre.
L'idée si généralement répandue chez les modernes qu'on plaçait, sous les yeux des initiés d'Eleusis, les supplices du Tartare et les délices des Champs Elysées, ne repose, du reste, sur aucun texte positif, ni même sur aucun indice quelque peu probant. Lobeck a fait victorieusement justice des arguments de Warburton et de Sainte-Croix à ce sujet. Guigniaut, qui tient pour l'opinion en question, invoque seulement certaines peintures de vases, un passage de Lucien et «le choeur même des mystes avec la procession d'Iacchus qu'Aristophane, dans ses Grenouilles, a transportés aux enfers, aux portes du palais de Pluton». Mais en admettant même dans les compositions céramographiques citées un caractère mystique quelconque, leur rapport avec les Eleusinies et les représentations qu'on y plaçait sous les yeux des initiés n'est nullement démontré. Quant au dialogue de Lucien, il ne prouve absolument rien. Deux personnages, descendus aux Enfers, se trouvent plongés dans une profonde obscurité. «Dis-moi, Cyniscos, toi qui as été initié à Eleusis, ceci ne ressemble-t-il pas à ce qui s'y passe ? - Oui, répond Cyniscos, tu as raison ; mais voilà une femme qui vient à nous pour nous servir de daduque ; elle a l'air terrible et menaçant : ce doit être une furie». La ressemblance avec Eleusis se borne aux ténèbres et à l'apparition du daduque qui les dissipe. Mais il est impossible de voir dans une simple comparaison, qui veut être plaisante, une allusion aux scènes des Enfers qu'on aurait présentées aux initiés. Reste le choeur des Grenouilles d'Aristophane. Il nous semble que la hardiesse du poète démontre précisément le contraire de ce qu'on a voulu en conclure. Si le spectacle des Enfers avait été placé sous les yeux des initiés dans les mystères, une allusion aussi directe aurait été considérée comme portant atteinte au secret, et le comique se serait vu en butte aux mêmes dangers qu'Eschyle. Sans doute, on promettait aux initiés une béatitude parfaite et spéciale dans l'autre vie. Mais cette promesse, qui se trouve déjà dans les derniers vers de l'hymne homérique à Cérès, était publique. Quand les écrivains tels que Pindare et l'auteur de l'Axiochos décrivent le séjour délicieux où se rendront les âmes des initiés, ils n'ont rien de l'embarras qui arrête en général les Grecs quand ils vont toucher à un sujet couvert par la loi de secret des mystères et appartenant à la partie réservée des initiations. Nous ne croyons donc pas qu'aucune scène de la vie après la mort, soit des Enfers, soit des Champs Elysées, ait jamais fait partie des spectacles mystiques d'Eleusis.
Nous ne croyons pas davantage qu'il y ait eu, dans les représentations d'Eleusis, des alternatives subites de lumière et de ténèbres ; on a abusé, pour établir cette supposition, des expressions de Dion Chrysostome (skotous te kai phôtos enallax genomenôn), quand cet auteur décrit la rapidité avec laquelle les mystes passaient de l'obscurité du dehors à la clarté brillante qui régnait dans l'intérieur du télestérion ; l'alternative qu'exprime l'adverbe enallax n'avait lieu sans doute qu'une seule fois.
Somme toute, la description la plus exacte parait être celle de Claudien, en tenant compte, bien entendu, du langage poétique. Effectivement les mystes, rassemblés en dehors de la salle, voyaient d'abord la lueur causée par l'illumination intérieure se répandre à travers l'opaion de la toiture (claram dispergere culmina lucem) ; on entendait en même temps le bruit des préparatifs du spectacle, un peu enflés seulement par le poète (trepidis delubra moveri sedibus) ; enfin les portes s'ouvraient, et le daduque se présentait ses flambeaux à la main (sanctasque faces attollit Eleusis). Il introduisait les mystes, et le premier objet qui frappait l'attention de ceux-ci à l'intérieur du télestérion était la statue de Déméter, qu'on venait de parer de vêtements et de bijoux, en ravivant ses couleurs. Là se trouvaient réunies toutes les séductions des yeux qu'énumère Plutarque, «illumination merveilleuse, décoration élégante du local, chants et danses qui tempéraient la majesté des paroles sacrées et des apparitions saintes».
Peut-on essayer de déterminer, d'une manière générale, - car on ne saurait naturellement prétendre entrer dans le détail - ce que retraçaient ces spectacles dans les deux nuits entre lesquelles il faut répartir les rares indications littéraires qui nous soient parvenues à cet égard ? Il paraît certain que dans une des nuits des initiations on représentait, sous forme mimique, tout le mythe de Déméter et de sa fille, à partir de l'enlèvement de Proserpine. «Déo et Coré, dit Clément d'Alexandrie, sont devenues un drame mystique ; Eleusis éclaire à la lueur des torches du daduque l'enlèvement de Coré, les courses errantes et le deuil de Déo». Plusieurs circonstances de ce drame sont indiquées épisodiquement par les Pères de l'Eglise qui attaquent les mystères. Saint Astérius parle de la «descente ténébreuse», to katabasion to skoteinon, ce que l'on doit entendre peut-être, avec M. Stephani, de la caverne par où descendait Pluton enlevant Proserpine. Les Pères de l'Eglise affirment aussi qu'on représentait la scène de Baubo dans toute son indécente grossièreté, mais on ne peut guère imaginer qu'un semblable personnage fût rempli par une prêtresse [et l'on ne doit d'ailleurs admettre qu'avec beaucoup de précautions les textes d'adversaires déclarés du paganisme qui faisaient arme contre leurs ennemis de tous les récits plus ou moins calomnieux qu'on répandait dans le monde chrétien sur les cérémonies de la religion grecque ; c'étaient des représailles naturelles contre ceux qui accusaient les chrétiens d'immoler des enfants nouveau-nés. Savons-nous si la première de ces accusations n'était pas aussi absurde que la seconde ?]
Le drame mystique ne devait pas se terminer au retour de Coré. Claudien signale en termes très clairs la scène culminante qu'il prend comme type du spectacle, l'apparition de Triptolème dans son char attelé de serpents sifflant, la triple Hécate sortant de terre et le jeune Iacchos s'avançant couronné de lierre.
Cette réunion d'Iacchos et de Triptolème, les deux nourrissons de Déméter, l'un divin, l'autre humain, dans une même scène, se trouve sur un monument que nous avons déjà cité, sur le vase de Panticapée. On a pu y reconnaître de préférence une allusion aux petits mystères, parce qu'on y voit figurer Hercule, tenant le bacchos, en qualité d'initié. Ce personnage et celui de Dionysos, qui lui fait pendant, pour indiquer l'union des Dionysies et des Eleusinies, sont évidemment étrangers au draine même de l'initiation : mais le reste de la composition semble retracer avec exactitude le groupe de divinités, tel qu'il devait s'offrir aux regards des mystes. Entre les deux Grandes Déesses, Déméter, assise en reine et en mère, et Coré, jeune et charmante, appuyée sur une stèle, tenant un long flambeau, s'avance l'enfant Iacchos, portant la corne d'abondance comme Ploutodotês (lenis procedit Iacchus). Au-dessus, on voit Triptolème dans son char ailé, prêt à partir pour porter dans toute la terre, avec le secret de la culture, des épis de blé qu'il tient à la main. Il ne manque, pour compléter la description de Claudien, que le mannequin colossal de la triple Hécate s'élevant dans le fond. A droite du groupe des Grandes Déesses se tient Eumolpe en daduque, portant les flambeaux, vêtu du costume thrace qui indique son origine, mais le front ceint des insignes caractéristiques de sa fonction [Daduchus]. Après lui vient Aphrodite assise, ayant auprès d'elle Eros ; une femme également assise, lui fait pendant de l'autre côté et représente peut-être sa suivante Peitho. C'est le cas de se souvenir de ce que dit Thémistius du spectacle qui ravissait les initiés : «Vénus s'y montrait à côté du daduque, et les Grâces prenaient part à l'initiation».
Que le drame mystique des aventures de Déméter et de Coré constituât le spectacle essentiel de l'initiation, c'est ce dont il nous semble impossible de douter. Mais on y représentait aussi des mythes plus compliqués, plus étrangers à la religion publique, des mythes auxquels on attribuait un sens plus profond et faisant pénétrer davantage dans la conception de la nature intime des dieux. Peut-être ces spectacles plus mystérieux étaient-ils réservés aux initiés du degré le plus élevé. De là le nom d'epopteia, et surtout celui plus significatif d'autopsia, qui indique si clairement que les époptes étaient censés voir en face les dieux dans leur essence même.
C'est chez Clément d'Alexandrie qu'il faut chercher une indication sur la nature de ces légendes mystiques où l'on voit la légende de Bacchus orphique se greffer sur celle de Déméter et de sa fille. Il raconte d'abord avec une indignation véhémente «les mystères de Déo», en prévenant ses auditeurs que s'ils sont initiés, ils n'en reconnaîtront que mieux le ridicule des folies auxquelles il fait allusion : c'est l'union de Zeus avec Déméter, nommée Brimo dans cette circonstance, les résistances de la déesse, les violences impies du dieu et ses ruses cyniques ; puis, Coré étant née de Déméter, c'est l'union incestueuse du même Zeus changé en serpent avec sa fille qui enfante un fils à figure de taureau. Commence alors l'histoire de ce nouveau dieu, le Dionysns Zagreus, déchiré en morceaux par les Titans, la punition des meurtriers foudroyés par Zeus, l'ensevelissement de la victime sur le Parnasse par les soins d'Apollon. Le tout est mêlé de comparaisons et (le rapprochements avec les mystères d'Attis en Phrygie, ceux de Sabazios, etc.
Il y a là, de la part du Père de l'église, un artifice de rédaction, facile à percer à jour si on lit d'ensemble toute cette partie du second chapitre de son Protreptique. Il attaque, en effet, des mystères considérés comme augustes et vénérables entre tous dans le monde hellénique et, pour les discréditer, il montre qu'ils reposent sur les mêmes conceptions que les mystères asiatiques, méprisés par le monde grec, qu'ils offrent sous des noms différents les mêmes mythes ; il les confond avec intention les uns et les autres d'une manière presque inextricable. Mais quels mystères a-t-il principalement en vue dans son invective ? Malgré le dédain dont Lobeck accable ceux qui peuvent partager une semblable opinion, il nous parait indéniable que ce sont les Eleusinies. Il affecte d'employer pour Déméter le nom essentiellement éleusinien de Deo, qui a toujours été absolument étranger à la religion de la Phrygie. De plus, dans la péroraison qui termine le morceau : «Toutes ces cérémonies, dit-il, sont bien dignes de la nuit et du feu, digues du magnifique ou plutôt de l'extravagant peuple des Erechthtéides. Puis, avant de s'écrier : «Hiérophante, éteins ton flambeau ; daduque, rougis devant la lumière que tu portes !» ce qui ramène formellement à Eleusis, il mentionne «les mystères du dragon» (tou drakontos ta mustêria). Or, qu'est-ce que ces mystères du dragon, si ce n'est ceux où Jupiter, transforme en serpent, s'unissait à sa fille Proserpine ?
Les témoignages ne manquent pas, du reste, pour établir que, dans la dernière période des Eleusinies, une des nuits mystiques voyait se développer le spectacle du mythe complet d'Iacchos-Zagreus, tel que le raconte Clément d'Alexandrie, depuis l'union incestueuse de Zeus jusqu'à la sépulture du jeune dieu. C'est à cela que faisaient allusion saint Grégoire de Nazianze, quand il flétrissait les spectacles révoltants qu'on voyait dans les mystères, et plus lard saint Jean Chrysostome, quand il parlait des unions contre nature qu'on y présentait aux initiés. Tatien est bien autrement formel en disant : «Jupiter s'unit à sa fille, et cette union est féconde. J'en ai pour témoin Eleusis et le dragon mystique». M. Maury accepte l'idée que les passages de Théodoret et de Firmicus Maternus sur des mystères où l'on représentait la légende de Zagreus ne sont autres que les Eleusinies, modifiées sous l'influence de l'orphisme. L'auteur des Philosophoumena décrit, dans la nuit d'Eleusis, l'hiérophante célébrant les grands mystères au sein d'une lumière éclatante et s'écriant de sa voix la plus forte : «La déesse vénérable a mis au monde l'enfant sacré ; Brimo est mère de Brimos». Ainsi, voilà dans la partie la plus secrète des initiations éleusiniennes ce nom de Brimo, dont le récit de Clément d'Alexandrie explique la valeur mythique. Le scholiaste de Platon, comme nous l'avons montré dans la section précédente, attribue formellement aux Eleusinies la formule symbolique «J'ai mangé dans le tympanon, etc.», que le Père alexandrin lie à la légende religieuse qu'il rapporte. Tous ces faits, en se groupant, achèvent de démontrer, contrairement à Lobeck, que l'invective de Clément d'Alexandrie a trait réellement à l'époptie.
Toute cette légende, d'ailleurs, était certainement étrangère au fond primitif des mystères d'Eleusis. Le mythe de Zagreus est un emprunt que les Orphiques firent à la Phrygie et à la Syrie et ils ne l'introduisirent à Eleusis qu'à une époque relativement basse, comme nous avons essayé de l'établir dans la section I. C'est alors que ce mythe put devenir un spectacle spécial à l'époptie et que l'on porta, pour pouvoir l'y représenter, le nombre des nuits mystiques ou pannuchides à deux. En effet, si la distinction des mystes et des époptes existait déjà antérieurement à la guerre de Péloponnèse et du temps d'Alcibiade, différents indices sont de nature à faire penser qu'il n'y avait alors qu'une pannuchis. Et c'est ainsi qu'Alcibiade put être accusé d'avoir, en parodiant les mystères dans une nuit d'orgie, donné aux convives réunis dans le même souper, aux uns le rôle de mystes, aux autres celui d'époptes. La séparation complète de la muêsis et de l'epopteia en deux cérémonies différentes ne se montre à nous qu'au temps de Démétrius Poliorcète, c'est-à-dire au temps même où l'identification d'Iacchos et de Zagreus devint complète.
Astérius signale avec indignation dans les mystères d'Eleusis la rencontre de l'hiérophante et de l'hiérophantis seul à seule. Il ne s'agit pas là de l'union de Proserpine avec son époux infernal, comme l'ont pensé quelques érudits, mais plutôt de celle de Déméter avec Zeus, puisque Tertullien nous parle du rapt de l'hiérophantis représentant Cérès, et Cérès résistant à cette union, comme l'indique aussi Clément d'Alexandrie : Cur rapitur sacerdos Cereris, si non tale Ceres passa est ? C'est cet hymen qu'imitait le devin Alexandre dans ses nouveaux mystères, en plaçant une scène mimique du même genre dans la dernière nuit des représentations dont il avait calqué le plan général sur celui des Eleusinies. C'est alors sans doute qu'on dressait devant les yeux des époptes le lit nuptial que les Valentiniens avaient transporté dans leurs assemblées nocturnes, où ils copiaient tant de choses des mystères d'Eleusis. Nous avons parlé de la formule mystique où se trouvent les mots upo ton paston upeduon, qui font directement allusion à ce lit nuptial, mais on ne peut pas décider avec certitude si cette formule appartenait aux Sabazies ou aux Eleusinies. En tout cas, il est réel que l'hiérophante s'enfermait seul avec l'hierophantis pour donner aux spectateurs l'illusion de l'union conjugale entre le dieu et la déesse et, bien que cette épisode fût sans doute un pur simulacre, une sorte de symbole conventionnel, la hardiesse d'un tel rite suffirait à légitimer les protestations et les révoltes des Pères de l'Eglise chrétienne. [Mais, comme nous l'avons dit plus haut, les témoignages des Pères de l'Eglise peuvent passer pour suspects, étant le résultat de polémiques violentes et de luttes passionnées où l'on accueillait, de part et d'autre, pour exalter le christianisme comme pour l'attaquer, toutes sortes de faits non prouvés. Aucun texte d'auteur païen ne fait allusion à des spectacles impurs, présentés aux initiés des Eleusinies. Certains détails peu décents existaient dans la légende de Déméter ; on a pu en conclure trop précipitamment qu'ils étaient représentés en acte dans les nuits mystiques. Le témoignage d'un esprit éclairé et impartial tel que Cicéron, parlant des mystères de Cérès comme d'une école de civilisation et de moralité, est de nature à faire planer quelque doute sur la justesse des accusations portées contre les Eleusinies.]
Dans le mythe raconté par les Orphiques, Zagreus, après son ensevelissement, ressuscitait triomphant. Nous ne pensons cependant pas que cette résurrection fût représentée directement dans l'époptie d'Eleusis. Les initiés, qui dans le mythe de Déméter avaient vu le dieu enfant revenir des Enfers aux bras de Coré, n'avaient plus besoin d'apprendre qu'il ne resterait pas toujours dans la demeure des morts. C'est, croyons-nous, sous une forme symbolique que s'offrait alors aux époptes la résurrection, la palingénésie du dieu dans lequel ils trouvaient l'emblème de l'immortalité qui leur était promise. A la scène de la sépulture de Zagreus devait succéder immédiatement le dernier spectacle offert aux initiés, ce que l'auteur des Philosophoumena appelle «le plus grand, le plus merveilleux et le plus parfait mystère de l'époptie», l'épi de blé, présenté en silence à la foule assemblée. Le symbole essentiel et fondamental du culte de Déméter revenait ainsi comme le terme suprême de la contemplation mystique, présenté sous son sens le plus élevé, résumant et éclairant toutes les scènes précédentes.
Article de F. Lenormant [E. Pottier]