Chapitre 4 - Les Catilinaires
I
La première Catilinaire est la plus
célèbre de toutes. C'est la seule que Salluste
ait mentionnée ; c'est celle que, du temps de nos
pères, on lisait le plus pieusement dans les
collèges, dont on se souvenait volontiers et qu'on
aimait à citer, quand on en était sorti. A
l'époque où nous n'avions pas encore
l'expérience des révolutions populaires, nous
en demandions le spectacle à l'antiquité, et
l'on comprend bien que cette lutte dramatique d'un grand
orateur et d'un grand agitateur, avec le Sénat pour
témoin et la république pour enjeu, ait
passionné les imaginations. Encore aujourd'hui,
quoique les scènes de ce genre aient beaucoup perdu
pour nous de leur nouveauté, nous ne lisons pas ce
beau discours sans émotion. Mais nous ne pourrons le
goûter tout à fait que s'il n'y reste rien
d'obscur, et, pour dissiper toutes les obscurités,
quelques explications sont nécessaires.
Il faut d'abord se bien
pénétrer de la situation de l'orateur et de
ceux devant lesquels il va parler. Cicéron tient tous
les fils de la conjuration. A plusieurs reprises, il a
communiqué ce qu'il savait au Sénat, mais il
n'a réussi à provoquer, parmi les
défenseurs de l'ordre établi, qu'un mouvement
éphémère ; après quelques
velléités de résistance
énergique, ils sont retombés dans leur apathie.
Cette fois, l'occasion lui paraît bonne pour achever de
les entraîner. Il sait que les sénateurs
arrivent à la séance pleins d'émotion et
de colère. Ce qui s'était passé la
veille chez Laeca, le matin chez le consul, commençait
à être connu. On avait remarqué que,
pendant la nuit, les patrouilles avaient été
plus nombreuses. Le Sénat devait se tenir dans le
temple de Jupiter Stator, une sorte de forteresse, vers le
haut de la Voie Sacrée, qu'il était facile de
défendre contre une surprise. Au-dessus, le long des
rampes du Palatin, on avait rangé ce que Rome
possédait de troupes de police ; les chevaliers
romains, ces fidèles alliés du consul qui lui
rendirent tant de services pendant Ces derniers mois,
entouraient le temple. On nous dit que cette jeunesse
ardente, quand elle voyait passer quelque personnage qu'on
soupçonnait d'être favorable aux
conjurés, l'accueillait par des murmures et qu'on
avait grand'peine à l'empêcher de se jeter sur
lui. C'est au milieu de ces agitations, devant un auditoire
inquiet, tumultueux, de gens effrayés ou
menaçants, que Cicéron prit la parole. Avant de
nous occuper de la première Catilinaire telle que nous
l'avons aujourd'hui, il y a une question qu'il faut vider. Ce
discours n'est certainement pas tout à fait celui que
le Sénat entendit dans la journée du 7
novembre. Salluste dit que Cicéron l'écrivit
après l'avoir prononcé, et nous tenons de
Cicéron lui-même que c'est seulement trois ans
plus tard qu'il le publia. Ainsi le premier, le
véritable discours avait été
improvisé. Dans l'éloquence politique des
Romains, l'improvisation était la règle. Rome
étant un pays libre, la parole y a toujours joui d'un
grand crédit, et un homme qui ne savait pas parler n'y
pouvait arriver à rien. Mais parler, c'était
proprement agir (1), et la parole n'avait
de prix qu'autant qu'elle pouvait amener un résultat.
Le résultat obtenu et l'affaire finie, le discours qui
avait produit son effet ne conservait aucune raison
d'être, et, dans les premiers temps surtout, on n'y
songeait plus. C'est un peu plus tard, quand la cité
se fut étendue au delà des premières
limites, lorsqu'il y eut des Romains dans les municipes et
les colonies des environs, et qu'il fut utile de les mettre
au courant de ce qui se passait à Rome, qu'on dut
avoir l'idée d'y répandre les discours qui
avaient obtenu quelque succès au Forum. On les
écrivit donc, mais après qu'ils avaient
été prononcés, et dans leur forme
primitive, en les modifiant surtout pour les abréger
et les réduire à l'essentiel (2). Quant à
écrire d'avance un plaidoyer, un discours politique,
pour le lire ou le réciter, c'était si peu
l'usage qu'on remarqua, comme une chose singulière,
qu'Hortensius l'eût fait lorsqu'il défendit
Messala. Cicéron s'est donc conduit ici comme à
son ordinaire, il a improvisé d'abord son discours, et
ne l'a écrit que pour le donner au public. Si cette
fois il a tardé trois ans avant de le publier, il faut
l'attribuer sans doute aux événements qui ont
suivi et qui lui laissèrent peu de liberté.
Qu'il ne se soit pas fait beaucoup de scrupules de le
modifier en l'écrivant, on n'en peut guère
douter; c'était son habitude (3). L'important serait de
savoir quelle est la nature de ces modifications, et si elles
allaient jusqu'à altérer d'une manière
grave la forme ou le fond de l'ancien discours.
De ce discours primitif, il
ne reste rien ; et pourtant nous avons la chance de pouvoir
nous en faire quelque idée. Le lendemain du jour
où s'était tenue la séance du
Sénat, Cicéron crut devoir raconter au peuple
ce qu'on y avait fait, et voici, d'après ce
récit, comment les choses ont dû se passer. Au
début, au lieu de proposer un ordre du jour, comme
c'était l'usage, et de demander à chaque
sénateur son opinion, Cicéron crut devoir user
de son droit de président pour les entretenir de la
situation présente. Il est probable qu'on croyait que
Calilina n'aurait pas l'audace de se présenter, mais
il tenait à donner le change jusqu'au bout et il
voulait se justifier s'il était attaqué. Quand
on le vit entrer, personne ne s'approcha de lui pour
l'entretenir, personne ne répondit à son salut.
On s'éloignait à son approche, et sur le banc
où il s'assit il se trouva seul. Cet accueil, auquel
il n'était pas accoutumé, dut le surprendre et
l'intimider ; Cicéron, au contraire, y puisa une
énergie qui ne lui était pas ordinaire.
S'adressant à Catilina et le faisant lever, il lui
demanda ce qu'il avait fait la veille et s'il n'avait pas
assisté à la réunion qui s'était
tenue chez Laeca. Catilina, troublé par la
vivacité de l'attaque, et encore plus par l'attitude
de ses collègues, ne répondit rien. Ce silence
d'un homme si audacieux d'ordinaire était
déjà un grand succès pour
Cicéron, et il en a triomphé plus tard.
«Catilina s'est tu devant moi !» disait-il avec
orgueil (4).
Aussitôt il en profite pour le presser de questions :
il lui met devant les yeux ses projets qu'il a
découverts, il détaille tout le plan de la
guerre civile qu'il prépare. Catilina, de plus en plus
troublé, n'oppose à ces violentes attaques que
des réponses embarrassées. «Il
hésitait, il était pris» (5). Le consul entame
alors un discours suivi, il cherche à lui
démontrer qu'il ne peut plus rester à Rome,
où tout le monde le regarde comme un mauvais citoyen
ou plutôt comme un mortel ennemi. «Il lui demande
pourquoi il paraît balancer à partir pour ces
lieux où depuis si longtemps il était
décidé à se rendre puisqu'il y avait
envoyé devant lui une provision d'armes, des
faisceaux, des haches, des trompettes, des drapeaux, et cette
aigle d'argent de Marius, à laquelle il rendait un
culte secret dans sa maison et qu'il honorait par des
crimes». Il le presse d'aller retrouver ses soldats,
qui campent à Faesulae, et le centurion Manlius qui
l'attend pour déclarer la guerre au peuple romain.
C'est, comme on le voit, le sujet même et presque les
expressions de la première Calilinaire. La seule
différence est que cette partie avait
été précédée dans le
discours original par une sorte de combat singulier entre les
deux adversaires, qui ne se retrouve plus, au moins sous
cette forme, dans celui que nous possédons.
Chez nous, dans nos
assemblées politiques, les luttes personnelles sont
sévèrement défendues. Le
règlement les interdit, et dès qu'elles
menacent de se produire, le président, sans y
réussir toujours, s'efforce de les arrêter. A
Rome, on leur laissait une pleine liberté. Sous le nom
d'altercatio ou d'interrogatio, elles avaient
pris une place régulière, officielle, dans les
combats de la parole ; tantôt elles
précédaient le discours suivi (oratio
perpetua), tantôt elles lui succédaient
(6) ; il y avait
même des cas où elles étaient tout le
discours, par exemple dans les affaires criminelles,
où le témoin était livré à
l'avocat de l'adversaire, qui l'embarrassait de questions
insidieuses, le troublait, le raillait, pour le rendre
ridicule ou suspect (7). Les lettres de
Cicéron montrent que, dans le Sénat
lui-même, malgré la gravilé qu'on
attribue d'ordinaire à cette auguste assemblée,
ces combats corps à corps, qui n'existaient pas
à l'origine, étaient devenus très
fréquents.
Avec la vivacité de
son esprit et sa verve mordante, Cicéron devait y
être incomparable. Mais quand plus tard il donnait son
discours au public, il comprenait bien que
l'altercatio n'y pouvait guère avoir de place.
«Ces dialogues passionnés, disait-il, ces vives
ripostes, n'ont toute leur force et tout leur agrément
que quand on assiste au débat et qu'on participe
à la chaleur de la discussion» (8) ; et il les fondait
habilement dans le discours. C'est ce qu'il a fait pour la
première Calilinaire. L'altercatio en a
disparu, et pourtant il semble qu'en cherchant bien, on en
retrouve quelque trace. L'ardeur de la lutte y est
restée, et même dans ces phrases qui se suivent,
le dialogue parfois se devine. L'orateur presse son
adversaire d'interrogations passionnées : «Te
souviens-tu ?... peux-tu nier ?...» Il note ses
réponses quand il en fait : «Tu me dis : Fais
une proposition au Sénat». Il triomphe encore
plus de son silence : «Pourquoi donc te taire ? essaie
de me contredire ; je te convaincrai de mensonge». Par
moments, il paraît comme enivré de son
succès, et sa joie se trahit par cet air d'insolence
d'un homme qui brandirait bravement une épée
contre l'ennemi qui se dérobe : non feram, non
patiar, non sinam ! Si dans cette partie même,
où il ne pouvait pas reproduire exactement le discours
primitif, il tient encore à s'en rapprocher, s'il veut
au moins de quelque manière en rappeler le souvenir,
pourquoi s'en éloignerait-il ailleurs sans
nécessité ? il n'avait aucune raison de refaire
ce qui avait si parfaitement réussi et obtenu tout le
résultat qu'il souhaitait. Il est donc naturel qu'il
ait fidèlement reproduit ses paroles, et pour les
reproduire, il lui suffisait de consulter les notes que ses
secrétaires avaient prises soit pendant qu'il parlait,
soit plus tard, ou de se fier à sa mémoire dont
on connaît la merveilleuse fidélité
(9). C'est ce
qu'il a fait pour ses autres discours, c'est ce qu'il a
dû faire pour celui-ci. Sans doute, il n'est pas
impossible qu'il ait cru devoir appuyer sur quelques points,
qu'il avait plus rapidement traités la première
fois, encore que la première Catilinaire soit assez
courte et dans les limites ordinaires d'un discours
sénatorial ; peut-être aussi a-t-il arrondi
quelques périodes, ajouté quelque trait
piquant, quelque épithète
élégante, par amour-propre incurable de
lettré ; mais ces changements ont dû être
de fort peu d'importance, et l'on est en droit de croire que,
pour l'essentiel, le discours que nous lisons aujourd'hui est
à peu près le même que celui qui fut
prononcé devant le Sénat romain dans cette
glorieuse journée.
Ce point acquis, abordons le discours lui-même. Rien de
plus délicat, de plus compliqué que les
circonstances dans lesquelles Cicéron prend la parole.
Il veut obtenir de Catilina qu'il s'éloigne
volontairement de Rome. Il emploie, pour le convaincre,
toutes les ressources de son art ; il mêle les menaces
aux prières ; il énumère, avec une
franchise qui ne paraît pas toujours fort adroite, les
raisons qu'il a de le lui demander. On ne sera pas surpris
qu'il songe à sa sécurité personnelle.
Souvenons-nous que le matin même il avait
été l'objet d'une tentative d'assassinat, et
que ce n'était pas la première. Après
avoir essayé plusieurs fois de le faire tuer sur la
voie publique, on venait d'envoyer des gens l'assassiner chez
lui. Son émotion, et même sa frayeur se
comprennent. Entre lui et cet ennemi, qui ne lui laisse aucun
répit, il lui faut mettre une barrière, ou,
comme il dit, "placer un mur" qui lui permette de respirer en
paix. Mais, s'il est préoccupé de ses dangers,
on comprend bien qu'il insiste encore plus sur ceux que
courent ses concitoyens. Il est convaincu qu'en
éloignant Catilina, il assure la tranquillité
publique. Ce qu'il y a de curieux dans la situation, c'est
que Catilina est aussi désireux de s'en aller que
Cicéron de le voir partir. On pense bien que leurs
raisons ne sont pas les mêmes. Cicéron croit que
le départ de Catilina est le salut de la
république, et Catilina qu'il en sera la perte, et les
motifs qui le leur font croire sont faciles à
comprendre. Catilina est avant tout un soldat ; il a peu de
confiance dans ses partisans de Rome, qui parlent tant, et
agissent si peu. Il lui tarde de se trouver au milieu de ces
vieilles bandes qui lui semblent la véritable force de
la conjuration. Pour Cicéron, que la politique a
occupé toute sa vie, qui ne jette guère les
yeux au delà de cette ville qu'il n'a presque jamais
quittée, la conjuration est toute à Rome, et
c'est là qu'il faut la combattre et la vaincre. Le
reste sera l'affaire des légions dont la victoire ne
lui paraît pas douteuse. D'ailleurs il connaît
aussi bien que Catilina ce que valent les conjurés de
Rome. Il sait que leur chef seul est à craindre, et il
pense qu'une fois qu'il n'y sera plus, on aura facilement
raison des autres. Voilà pourquoi il souhaite si
ardemment son départ.
On dira sans doute qu'il
n'avait pas besoin de le prier avec tant d'instances
départir, puisqu'il pouvait l'y contraindre. Le
sénatusconsulte dont il était armé lui
en donnait le pouvoir, et si, comme on l'a vu, il
répugnait à se charger seul d'une initiative
aussi redoutable, il pouvait demander franchement au
Sénat de partager la responsabilité avec lui.
Mais il pouvait craindre aussi que le Sénat s'y
refusât ; il n'ignorait pas qu'un grand nombre de
sénateurs, la majorité peut-être,
n'était pas disposée à prendre des
mesures compromettantes. Ce qui prouve qu'il le savait, c'est
un incident curieux qui se passa pendant la lutte. A un
moment où Cicéron pressait le plus vivement son
adversaire de partir de lui-même et de ne pas attendre
que le Sénat le condamnât à l'exil,
Catilina, payant d'audace, répondit qu'au contraire il
voulait lui faire décider la question. «Fais-en
la proposition, dit-il au consul, et s'il me condamne,
j'obéirai». Pour parler avec cette assurance, il
fallait qu'il ne doutât pas que le Sénat n'en
ferait rien. Cicéron aussi le soupçonnait, et,
comme il ne voulait pas s'exposer à un refus, il s'en
tira par un expédient habile. «Non, lui
répondit-il, je ne ferai pas une proposition formelle,
qui répugne à mon caractère (10), mais tu vas savoir
tout de même ce que le Sénat pense de toi»
; alors, s'adressant encore plus directement à lui et
avec plus de force : «Catilina, lui dit-il, sors de
Rome, délivre la république de ses terreurs,
et, si c'est ce mot que tu attends, pars pour l'exil».
Le mot lâché, il se tut. Le Sénat ne
répondit rien. Aucune approbation ne se fit entendre,
mais aussi aucun murmure et Cicéron, sans doute
après s'être tu un moment, reprenant la parole :
«Tu vois, dit-il, ils m'ont entendu et ils se taisent.
Qu'est-il besoin que leur voix te bannisse, quand leur
silence te dit leur sentiment ?» et il continua sur ce
ton (11). Il
était donc convaincu qu'il ne pouvait demander, aux
sénateurs d'autre manifestation que de ne rien dire ;
leur courage n'allait pas plus loin que le silence. Cette
scène est caractéristique ; il faut s'en
souvenir quand on est tenté d'accuser Cicéron
de faiblesse. Que pouvait-il faire, n'ayant pour appui que
des gens qu'il savait incapables de résolutions
viriles ? Puisqu'il n'ose pas imposer l'exil à
Catilina, il se voit réduit à le lui conseiller
(12). Il lui
montre, avec toute l'habileté de son éloquence
insinuante, la honte qu'il y a pour lui à vivre parmi
des concitoyens qui le redoutent et qui le détestent.
Il va jusqu'à s'attendrir sur le sort que lui fait
cette haine générale. Il lui demande, à
plusieurs reprises, de s'en aller, comme un service
personnel, et suppose que Rome elle-même prend la
parole pour l'en prier, quoiqu'il sache très bien que
Catilina n'avait aucun désir de rendre service
à ses ennemis, et qu'un homme comme lui, qu'il accuse
de vouloir mettre le feu à la ville, ne pouvait pas
être très sensible à la prosopopée
de la Patrie. Il faut avouer que tout ce pathétique ne
paraît guère de nature à toucher
Catilina, et même qu'il risquait d'amener un
résultat contraire. N'était-il pas à
craindre qu'à force de le presser de partir on ne lui
inspirât, malgré la décision qu'il avait
prise, quelque velléité de rester (13) ? Mais puisque
Cicéron ne croyait pas pouvoir employer la violence,
il était bien obligé de recourir à la
persuasion.
Il est vrai qu'il avait un
moyen plus facile de sortir d'embarras : il lui suffisait de
se taire. Il savait que Catilina était
décidé à s'en aller, et que tous ses
préparatifs étaient faits, il n'avait donc
qu'à le laisser partir. Mais c'est
précisément ce qu'il ne voulait pas. Il fallait
qu'il ne partît que dans certaines conditions qui lui
rendraient le retour impossible. S'il paraissait céder
à la force, on pouvait croire qu'il était
victime d'un abus d'autorité, et il se serait
trouvé des gens pour le plaindre. Au contraire, en
partant de lui-même, sous les reproches des
honnêtes gens, et parce qu'il sentait bien qu'il ne lui
était plus possible de rester, il semblait
reconnaître les crimes dont on l'accusait, et il
devenait impossible d'en douter puisqu'il les avouait
lui-même. De cette façon il ne restait plus
d'incrédules et on obtenait ainsi cette
unanimité d'opinion qui devait sauver la
République. Mais pour y réussir, pour amener ce
départ à la fois volontaire et forcé, il
fallait que le discours de l'orateur flottât sans cesse
entre la menace et la prière. C'est le
caractère de la première Catilinaire, et
voilà pourquoi elle est au premier abord si difficile
à comprendre. L'embarras de la situation s'y
reflète, et cet embarras est tel que Cicéron
lui-même, quand, le lendemain, il raconta au peuple ce
qui venait de se passer, manquait de termes pour expliquer
comment il s'était fait que Catilina fût parti.
«Nous l'avons chassé, disait-il, ou, si vous
aimez mieux, nous lui avons ouvert les portes, ou, mieux
encore, nous l'avons accompagné de nos paroles pendant
qu'il s'en allait» (14). La première
expression (ejecimus) est évidemment trop
forte, et Cicéron s'est défendu lui-même,
un peu plus loin, de l'avoir mis dehors ; ce n'est que plus
tard qu'il s'en est fait honneur comme d'un titre de gloire.
Le second mot (emisimus) est déjà plus
juste ; on ne lui a pas seulement tenu la porte ouverte, on
l'a un peu poussé pour qu'il sortît, comme on
faisait aux bêtes qu'on lançait dans
l'arène. Mais le dernier (egredientem verbis
prosecuti sumus) est la vérité même.
Catilina partait ; Cicéron l'a accompagné de
ses invectives. On ne devait pas le laisser quitter Rome
fièrement, la tête haute, comme un de ces
généraux de l'ancien temps auquel ses amis
faisaient cortège du Capitole aux portes de la ville,
lorsqu'il allait prendre le commandement d'une armée.
Il fallait qu'au dernier moment une voix éloquente
soulevât contre lui l'indignation des honnêtes
gens, et qu'il s'en allât le front courbé sous
les anathèmes du consul. Tel était le dessein
de Cicéron dans sa première Catilinaire, et
puisqu'il y a réussi, Salluste a bien raison de dire
«qu'elle fut utile à la
république».
II
Pendant le discours de Cicéron, Calilina
s'était ressaisi ; quand le consul se rassit, il prit
la parole pour lui répondre. Il voyait bien que
l'assemblée ne lui était pas favorable et qu'il
fallait d'abord la ramener. Au lieu de ce ton insolent qu'il
avait pris dans la séance où il répondit
à Caton, Salluste dit «qu'il baissa les yeux et
parla d'une voix suppliante», ce n'était pas son
habitude. Mais il n'avait pas les mêmes raisons de
ménager Cicéron ; au contraire, il chercha en
le malmenant à flatteries passions aristocratiques de
son auditoire. Il parla de la gens Sergia, des services de
ses aïeux et des siens et «demanda s'il
était possible de croire qu'un patricien, comme lui,
issu d'une telle race, eût voulu perdre la
république, tandis qu'elle serait sauvée par M.
Tullius, un citoyen de la veille, presque un
étranger» (15). Il voulait
continuer sur ce ton, mais on ne le laissa pas poursuivre ;
les belles paroles du consul résonnaient encore
à toutes les oreilles. Il fut interrompu,
traité par tout le monde d'ennemi public et sortit
furieux de la curie.
Il ne lui restait plus qu'à quitter Rome. On a vu
qu'il y était décidé. Il paraît
bien pourtant qu'au dernier moment il hésita,
puisqu'on dit «qu'il roulait mille projets dans son
esprit». Il allait jouer la partie suprême et
pouvait se demander si vraiment il avait raison de
s'éloigner du Forum et du Sénat et de laisser
à d'autres la direction de son entreprise. Mais, d'un
autre côté, il voyait que le gouvernement se
préparait à la lutte et qu'il allait lever des
troupes. Il avait intérêt à le devancer
et à mettre sa petite armée en mouvement, avant
qu'on eût le temps de réunir des légions.
De plus, la scène à laquelle il venait
d'assister devait lui donner à
réfléchir. Il ne pouvait plus douter du
changement qui se faisait dans l'opinion publique. Ses
projets commençaient à être connus et
condamnés. Le consul et le Sénat avaient, pour
la première fois, donné quelques preuves
d'énergie : on pouvait s'attendre à tout. Au
milieu de la nuit, pendant qu'il écrivait à
Catulus pour l'informer de ses résolutions, on vint
lui dire qu'on se préparait à l'arrêter
(16). Il le crut,
et se hâta de partir avec quelques
fidèles.
L'émotion dut
être grande à Rome le lendemain ; quand on
apprit son départ. Depuis quelques jours, la ville
était en train de changer d'aspect. Les
précautions prises par le consul, et qu'il se gardait
bien de dissimuler, avaient tout d'un coup
révélé le danger. Des jouissances d'une
longue paix, on se trouvait brusquement jeté dans les
terreurs d'une guerre civile. Tout le monde était
inquiet, agité. «Les femmes surtout, pour qui,
en raison de la puissance de la république, les
craintes de la guerre étaient chose inconnue, se
livraient à une douleur bruyante ; elles tendaient les
mains au ciel, s'apitoyaient sur leurs enfants, pressaient
les passants de questions et s'effrayaient de tout»
(17). Quand on
vit Catilina sortir de Rome, personne ne douta plus que les
hostilités allaient commencer.
Cicéron en doutait moins que tous les autres. Aussi
s'empressa-t-il de prendre les mesures les plus urgentes pour
mettre la ville à l'abri d'un coup de main. Avec les
hommes dont il disposait, quoiqu'ils fussent peu nombreux, il
croyait pouvoir répondre de la sûreté des
rues. Il recommanda plus que jamais aux citoyens de veiller
à la défense de leurs maisons. Dès la
première heure, les colonies, les municipes de
l'Italie furent prévenus de fermer leurs portes et de
se tenir sur leurs gardes. Ce n'était pas assez ; pour
avoir raison de Catilina, il fallait songer à
réunir des forces sérieuses. Par un hasard
heureux, il y avait aux portes de Rome deux
généraux, Q. Marcius Rex et Q. Metellus
Creticus, qui demandaient les honneurs du triomphe, auxquels
ils avaient droit, et qu'on leur contestait. En attendant
qu'on les leur accordât, ils avaient gardé
quelques troupes, selon l'usage, pour accompagner leur char
triomphal, quand on leur permettrait de monter au Capitole.
On usa sans retard de ces soldats qu'on avait sous la main :
Metellus fut envoyé dans l'Apulie, où les
esclaves remuaient, Marcius Rex à Faesulae, et
même ce dernier, qui était parti avant la
séance du 7 novembre, parvint à y devancer
l'arrivée de Catilina. En même temps, on ordonna
des levées autour de Rome, et on décida d'en
former une armée, qui serait placée sous le
commandement de l'autre consul, Antoine. Les deux
préteurs, Q. Pompeius Rufus et Q. Metellus Celer,
furent envoyés en toute hâte, l'un à
Capoue, l'autre dans le Picenum, au pied de l'Apennin.
Là, se trouvaient trois légions qui
probablement surveillaient les mouvements des Gaulois
(legiones gallicanae). Metellus reçut l'ordre
de les compléter et d'empêcher Catilina de se
jeter dans la Gaule cisalpine. Ces mesures étaient
habiles et elles devaient avoir un plein succès. Elles
font grand honneur aux gens de guerre qui conseillaient
Cicéron, et à Cicéron lui-même,
qui les adopta résolument et les fit exécuter.
Il faut reconnaître que cet homme de parole s'est
montré ici un homme d'action.
Comme il fallait les faire
agréer par le Sénat, le Sénat fut
immédiatement convoqué (18). Mais, afin qu'il
n'y eût pas de temps perdu, pendant que les
sénateurs se rendaient à la curie,
Cicéron réunit le peuple autour de la tribune
et prononça ce qu'on appelle la seconde
Catilinaire.
Ce discours a une grande qualité, la plus grande qu'un
discours puisse avoir : il est vivant. C'est du reste le
caractère de presque tous ceux que Cicéron a
prononcés devant le peuple. Ses harangues
sénatoriales ont plus de magnificence, mais elles sont
aussi plus froides, plus apprêtées. Quand il
parle au peuple, on sent qu'il est tout à fait
à son aise, il y met plus de gaîté et
d'entrain. Il avait bien raison, dans sa polémique
avec Brutus, à propos des Attiques, de
prétendre qu'il était un orateur
populaire.
Cicéron montait
à la tribune pour apprendre au peuple ce qui venait de
se passer, mais son dessein était surtout de
l'empêcher d'en concevoir quelque alarme, et il lui
devait être d'autant plus facile de le rassurer qu'en
ce moment il avait lui-même une pleine confiance. Comme
il arrive souvent aux timides, il était tenté
de croire qu'on supprime un danger quand on
l'éloigné. Le départ de Catilina lui
paraît être le salut définitif de la
république : aussi sent-on, au début de son
discours, sa joie qui déborde. C'est vraiment un chant
de triomphe qu'il entonne : exultat, triumphat oratio
mea ; les mots se pressent sur ses lèvres pour
dire que l'ennemi public n'est plus à Rome : abiit,
excessit, evasit, erupit. Il vient à peine d'en
sortir, et il lui semble déjà que tout a pris
un air nouveau : relevata mihi et recreata respublica
videtur. Pour achever de convaincre ceux qui
l'écoutent que le succès est certain, ne
suffit-il pas d'opposer les uns aux autres les
défenseurs de la république et ses adversaires
? Ce parallèle est l'occasion pour lui de nous faire
de ces peintures où il excelle. Tout le parti de
Catilina, avec ses divisions et ses subdivisions, passe
devant nos yeux. Le peuple devait trouver un grand plaisir
à ces portraits si vivants et sous lesquels il
était aisé de mettre des noms propres.
Cicéron insiste moins sur l'armée de l'ordre ;
une courte énumération lui suffit : il se
contente de rappeler qu'elle comprend le Sénat, les
chevaliers, le véritable peuple romain, les colonies,
les municipes, «la fleur et la force de
l'Italie». S'il n'en dit pas davantage, c'est qu'il n'a
pas beaucoup de bien à en dire ; il conserve peu
d'illusions sur ses partisans : il sait par expérience
qu'on ne les retrouve pas toujours au moment du danger,
qu'ils sont timides, irrésolus, attachés
à leur intérêt, qu'ils craignent de se
compromettre, qu'ils tiennent surtout à n'être
pas troublés dans leur tranquillité. Ce qui
prouve qu'il les connaît, c'est qu'à deux
reprises, il leur promet qu'il conservera la paix «sans
qu'ils se donnent aucun embarras et que leur repos soit
troublé» (19). Ils
n'étaient pas gens à sacrifier la
régularité de leurs habitudes et de leurs
plaisirs au salut de la république.
Une des raisons qui
rendaient Cicéron si heureux du départ de
Catilina, c'est qu'il lui semblait que désormais il ne
pouvait rester de doute sur ses projets. «Enfin,
disait-il, nous allons combattre au grand jour ; le
voilà réduit à faire ouvertement son
métier de brigand (20). Le but que je me
proposais, je l'ai atteint : il n'y a plus personne qui ne
soit forcé d'avouer l'existence de la
conjuration». Il se trompait, tout le monde ne fut pas
convaincu. Il restait des gens, - en petit nombre sans doute,
- qui affectaient de croire, ou de dire, que Catilina
n'était pas coupable et qui accusaient le Sénat
de l'avoir exilé sans jugement. Ils disaient que cet
homme de bien avait accepté sans se plaindre un
arrêt injuste, pour ne pas troubler la
tranquillité publique ; qu'il n'était pas vrai,
comme on le prétendait, qu'il se rendît au camp
de Manlius, qu'au lieu d'aller prendre le commandement de
troupes révoltées, il se dirigeait tout
simplement vers Marseille, c'est-à-dire vers la ville
que les grands personnages bannis de Rome choisissaient de
préférence pour y passer le temps de leur exil.
C'est ce qu'avait prétendu Catilina lui-même en
partant, et ce qu'il écrivit à quelques-uns de
ses amis, sans doute pour qu'on n'eût pas l'idée
de le poursuivre. Cicéron se contentait de
répondre qu'il voudrait bien que ce fût vrai, et
qu'en bon citoyen, il serait heureux qu'on pût
éviter ainsi une guerre civile, mais que
malheureusement il n'était que trop sûr de ce
que Catilina voulait faire. «Dans trois jours,
disait-il, vous saurez où il est allé».
Il était parti par la voie Aurélia, qui en
effet pouvait mener à Marseille comme à
Faesulae. Il semblait s'éloigner à regret et
marchait lentement. Il s'arrêta même pendant
trois jours à Arretium, chez un ami. De là, il
se rendit au camp de Manlius où, renonçant
à toute dissimulation, il revêtit les ornements
consulaires et se fit précéder par les
faisceaux. Le Sénat, en l'apprenant, les
déclara, lui et Manlius, ennemis de la patrie :
c'était les mettre tous les deux hors la loi.
Le jour de son
départ, il se passa un événement qui dut
faire une impression profonde dans Rome. Un jeune homme, A.
Fulvius, fils d'un sénateur, qu'entraînait sans
doute cet empire que Catilina exerçait sur la
jeunesse, se mit en route pour le suivre ; mais il fut
rejoint par son père, qui le ramena chez lui, le
condamna à mourir et le fit exécuter. On
n'était plus accoutumé à ces
sévérités d'autrefois, et il est
probable que beaucoup en furent épouvantés.
Salluste, qui a raconté le fait, n'ajoute pas un mot
d'éloge ou de blâme. Quelques années plus
tard, Virgile, dans le souvenir qu'il donne aux grands
Romains de la république, ayant à
dépeindre le consul Brutus, juge et bourreau de ses
enfants, se demande quel jugement la postérité
portera sur cette action que les aïeux ont
glorifiée. Quant à lui, il ne peut
s'empêcher de jeter un cri d'immense pitié
:
Infelix ! Vt cumque ferent ea facta nepotes, Vincet amor patriae ! (21).
III
La joie de Cicéron, quand il apprit le
départ de Catilina, n'était pas sans quelques
nuages. Il avait espéré qu'il emmènerait
tout son monde avec lui, et il fut très
mécontent de voir qu'il n'était suivi que de
quelques inconnus. Aussi employa-t-il toute son
éloquence pour persuader aux autres de l'aller
retrouver : «Les portes sont ouvertes, leur disait-il ;
les chemins sont libres, leur chef les attend; le
laisseront-ils se consumer de désirs ?» Dans
tous les cas, s'ils s'obstinent à rester, il leur
conseille de se tenir tranquilles. «Au moindre
mouvement qu'ils feront, ils verront bien que Rome
possède des consuls vigilants, des magistrats
dévoués, un Sénat ferme et vigoureux ;
qu'elle a des armes et une prison que les ancêtres ont
bâtie pour la punition des grands crimes»
(22).
Ils ne partirent pas et continuèrent à
conspirer. Peut-être le départ du chef fut-il un
soulagement pour plusieurs d'entre eux. On ne s'entendait
plus tout à fait dans le parti. Il y avait des
ambitieux qui supportaient mal la supériorité
de Catilina et entendaient travailler pour leur compte.
Ceux-là n'étaient pas fâchés
d'être délivrés d'une autorité
gênante et de pouvoir agir à leur fantaisie.
Catilina parti, le premier rang, parmi les conjurés,
appartenait sans conteste à P. Cornélius
Lentulus Sura, d'une des premières familles de Rome,
dont la vie politique avait été assez
accidentée. Son nom, et sans doute aussi la faveur de
Sylla, l'avaient amené très vite au consulat.
Mais il s'était montré, dans ses magistratures,
si effronté voleur, qu'il finit par indisposer contre
lui son protecteur lui-même, quoique fort indulgent
pour ces sortes de méfaits. A tous les reproches qu'on
lui faisait, il répondait par des bons mots.
Accusé de malversation manifeste, il acheta ses juges,
et, comme il fut absous à deux voix de majorité
: «J'en ai payé un de trop», dit-il. Il en
fit tant que les censeurs, en 685, l'exclurent du
Sénat. Il y rentra seulement l'année du
consulat de Cicéron, en se faisant renommer
préteur. C'était un beau parleur, qui plaisait
à la foule par sa belle mine et sa voix puissante,
mais un esprit médiocre, qui croyait aux devins, un
homme irrésolu, qui ne savait pas prendre une
décision ; Cicéron l'appelait un endormi. Ses
lenteurs contrastaient avec les
témérités folles de Cethegus, qui,
après Lentulus occupait dans la conspiration la
seconde place. Celui-là était un de ces
conspirateurs d'habitude et de tempérament, comme nous
en avons connu plusieurs de notre temps, toujours prêts
à se jeter dans quelque aventure. Quand il
était décidé à tenter un coup de
main, il ne souffrait pas qu'on y mît aucun retard, et
traitait de lâches tous ceux qui se permettaient de
présenter quelque observation. La conjuration
était donc ballottée entre ces deux
extrêmes d'audace et de timidité, et il
était naturel qu'on ne s'y entendît
guère. On finit pourtant par se mettre d'accord sur le
moment où le coup se ferait. Ce devait être vers
les derniers jours du mois de décembre, pendant les
saturnales, qui étaient une sorte de carnaval pour les
Romains. Cethegus ne manquait pas de trouver, selon son
habitude, qu'on attendait trop longtemps, mais on lui
répondit que le massacre serait plus facile au milieu
du tumulte d'une fête, que les tribuns entraient en
charge le 10 décembre, et que l'un d'eux, Calpurnius
Bestia, avait promis d'exciter les passions populaires contre
Cicéron en l'attaquant à la tribune. La
véritable raison était sans doute que Catilina
devait intervenir dans la lutte et qu'il fallait lui laisser
le temps de se préparer.
En attendant le jour
fixé, les conjurés cherchaient à faire
des recrues. On les prenait un peu partout, et sans beaucoup
de choix. En même temps que des citoyens, il parut bon
d'enrôler aussi des étrangers ; et
précisément, il y avait alors à Rome une
députation des Allobroges avec laquelle on pensa qu'on
pourrait s'entendre. C'était une nation gauloise, qui
habitait entre le Rhône et l'Isère, dans les
pays qui ont formé plus tard le Dauphiné et la
Savoie. Il y avait quelques années à peine que
les Romains les avaient soumis, et, en leur qualité de
nouveaux venus, on les exploitait sans miséricorde.
Ils étaient accablés d'impôts de toute
sorte (23),
impôts pour le logement et le passage des troupes qui
allaient en Espagne, impôts pour l'entretien des
soldats qu'on levait chez eux, surtout impôts sur le
transport des vins, qui étaient la richesse du pays.
Mais le plus grand de tous les fléaux de la province,
c'était encore l'invasion des trafiquants romains
(negotiatores). Ils étaient arrivés,
comme toujours, sur les pas des légions et avaient
pris tout de suite une grande importance ; Cicéron dit
qu'il ne circule pas un écu dans la Gaule qui n'ait
passé par leurs mains (24). Les trafiquants se
chargeaient de procurer de l'argent aux cités
ruinées par l'impôt, et, comme on ne leur
prêtait qu'à de très gros
intérêts, ils rendaient ainsi leur ruine plus
certaine. Les Allobroges ne cessaient de se plaindre, mais on
ne prenait pas la peine de les écouter. La
députation qui se trouvait à Rome en ce moment
n'avait pas été plus heureuse que les
précédentes. Le Sénat était sourd
à toutes leurs réclamations, ce qui les avait
réduits à un tel désespoir qu'ils
disaient qu'il ne leur restait plus qu'à mourir.
On pensa qu'en cet
état, ils prêteraient volontiers l'oreille aux
propositions qu'on pourrait leur faire. Leur aide
n'était pas à dédaigner ; c'était
une nation guerrière, qui pouvait surtout fournir
à Catilina des cavaliers, c'est-à-dire ce qui
manque le plus à une armée improvisée.
Un affranchi, Umbrenus, qui avait fait des affaires en Gaule
et y connaissait les hommes les plus importants, fut
chargé de leur faire des ouvertures. Il les aborda au
Forum, probablement pendant qu'ils étaient dans le
Grécostase, un portique où se tenaient les
ambassadeurs des peuples étrangers auxquels le
Sénat donnait audience. Il parut écouter leurs
plaintes avec sympathie et leur dit que, s'ils étaient
des gens de coeur, il leur fournirait un moyen de se
délivrer de leurs misères. Puis, il les amena
chez Sempronia, dans la maison de D. Brutus, qui était
voisine, et les mit en relation avec Gabinius, un
conjuré d'importance, qu'on envoya chercher (25).
Quand ils surent d'une manière encore vague de quoi il
s'agissait et ce qu'on demandait d'eux, ils furent pris d'une
grande incertitude. Ce n'étaient pas des motifs
d'honneur qui les faisaient hésiter : ils se
demandaient simplement ce qui leur serait le plus utile, et
s'ils gagneraient davantage à participer à la
conjuration ou à la trahir. Ils consultèrent
Fabius Sanga, leur patron, qui leur montra que c'était
le gouvernement qui avait le plus de chance de
réussir, et n'eut pas de peine à les
décider à se mettre avec les plus forts.
Cicéron fut aussitôt averti, et il demanda aux
députés de continuer la négociation.
C'était un merveilleux moyen de connaître les
plans des conjurés et de les prendre tous à la
fois, du même coup de filet. Avant de s'engager, les
Allobroges avaient besoin de savoir si le complot
était sérieux. Il était naturel qu'on
leur fît connaître les noms et les projets de
ceux auquels on leur demandait de s'associer. Ils
étaient en droit d'exiger des assurances formelles,
des promesses écrites, qu'ils pourraient communiquer
à leurs compatriotes pour obtenir leur
adhésion. Rien ne leur fut refusé. C'est ainsi
qu'ils furent mis au courant de tout ce qui se
préparait et qu'ils obtinrent des lettres des
principaux conjurés écrites de leur main, avec
leur nom, et leur sceau. - Ces barbares étaient des
gens avisés et qui surent parfaitement jouer leur
rôle.
Quand tout fut prêt, ils annoncèrent leur
départ pour le 3 décembre au matin. Ils
devaient suivre la voie Flaminienne, qui passe le Tibre sur
le pont Mulvius (ponte Molle). Cicéron avait eu
soin de prévenir deux préteurs qui lui
étaient dévoués, L. Valerius Flaccus et
C. Pomptinus ; ils amenèrent sans bruit des soldats
dont ils étaient sûrs et les cachèrent
dans deux fermes, des deux côtés du pont. Les
Allobroges arrivèrent à la fin de la
troisième veille de la nuit (vers quatre heures). Ils
avaient avec eux T. Volturcius de Crotone, chargé de
les accompagner au camp de Catilina où ils devaient
s'arrêter en passant, et quelques conjurés qui
leur faisaient la conduite. Quand ils furent engagés
sur le pont, les troupes sortirent de leurs cachettes en
poussant de grands cris. Les Allobroges, comme on pense, ne
se défendirent pas ; les autres, voyant la
résistance impossible, se laissèrent prendre,
et tout le monde fut ramené à Rome.
Aussitôt on avertit
le consul qui, au petit jour, manda les plus compromis parmi
les conspirateurs. Il était décidé
à n'en poursuivre que neuf ; sur ce nombre, quatre
seulement furent trouvés chez eux, un cinquième
se sauva au dernier moment, mais il fut repris dans la
journée. On les tint sous bonne garde, en attendant
que le Sénat décidât de leur sort. Le
consul l'avait immédiatement convoqué, et il
devait se réunir sans retard dans le temple de la
Concorde, dont il reste quelques débris, au pied du
Capitole. Cicéron se doutait bien que la séance
allait être très importante ; il n'ignorait pas
qu'elle pouvait avoir pour lui les conséquences les
plus graves, et que ses ennemis iraient y chercher un jour
des raisons de le perdre. Il voulut donc, dans son
intérêt et dans celui de la république,
qu'il restât un souvenir exact de ce qui allait s'y
passer. Les procès-verbaux des séances du
Sénat étaient rédigés d'ordinaire
avec quelque négligence. Il prit ses
précautions pour rendre celui-là plus
fidèle que les autres, et voulut qu'il ne fût
pas possible d'en contester la véracité.
«Ce fut, a-t-il dit plus tard, une inspiration du
ciel» (26).
Il choisit, parmi les sénateurs qui avaient l'habitude
et la facilité d'écrire vite, quelques hommes
irréprochables, qui étaient en même temps
des gens d'esprit, - car il faut avoir de l'esprit pour
saisir la parole au vol, et recueillir dans ce qu'on entend
ce qu'il importe de conserver, - et il les chargea de noter
avec soin ce qui se dirait dans la séance.
C'étaient entre autres un préteur en exercice,
Q. Cosconius, des personnages de la plus haute noblesse, un
Messalla, un Appius Claudius, et Nigidius Figulus, l'un des
premiers savants de ce temps, qu'on mettait presque sur la
même ligne que Varron. Cicéron avait bien raison
de dire que personne n'oserait jamais les accuser de manquer
d'intelligence ou de droiture pour transcrire la
vérité.
La séance du
Sénat ne fut presque qu'un long interrogatoire. On
introduisit d'abord Volturcius avec les députés
des Allobroges. Il tremblait de peur, mais on lui promit
qu'il ne serait pas poursuivi, et il dit tout ce qu'on
voulait savoir. Comme on l'envoyait chez Catilina pour
prendre les dernières dispositions, il était au
courant de tous les projets, et les fit connaître. Les
députés, auxquels on n'avait rien caché,
furent intarissables de détails. Quand vint le tour
des inculpés, il ne fut pas difficile d'obtenir un
aveu de Gabinius et de Statilius. Cethegus opposa plus de
résistance. On avait fait une perquisition chez lui et
on y avait trouvé une grande quantité de
poignards et d'épées ; il prétendit,
pour se justifier, qu'il avait toujours été
amateur de belles lames. Mais quand on lui mit sous les yeux
sa lettre aux chefs des Gaulois, signée de sa main, il
se troubla et cessa de nier. Lentulus s'était plus
compromis que les autres par ses vantardises. Pour se donner
de l'importance, il avait entretenu les députés
d'un oracle sibyllin, qui annonçait que trois
personnes de la famille des Cornelii occuperaient à
Rome le pouvoir souverain. Cinna et Sylla avaient
été les deux premiers ; il ne doutait pas qu'il
dût être le troisième, d'autant plus que
les haruspices, qu'il consultait aussi, lui affirmaient que
le temps était arrrivé où l'oracle
allait s'accomplir. Dans la séance du Sénat,
lorsqu'on lui présenta sa lettre aux Allobroges, il
nia l'avoir écrite ; mais il fut bien forcé
d'avouer que le sceau était le sien. «En effet,
lui dit Cicéron, celte empreinte est facile à
reconnaître : c'est l'image de ton aïeul, un grand
homme de bien, qui aimait sa patrie avec passion. Toute
muette qu'elle est, elle aurait dû t'empêcher de
commettre un crime si abominable». Confronté
avec les députés, il le prit d'abord de
très haut, et il eut l'air de ne pas les
connaître. Mais quand ils lui demandèrent s'il
ne se souvenait pas de leur avoir parlé des livres
sibyllins, son assurance tomba tout d'un coup, et, à
la surprise générale, il avoua en balbutiant
tout ce qu'on lui reprochait. Il se reconnut même
l'auteur d'une lettre qu'il avait remise, sans la signer,
à Volturcius pour Catilina, et qui était ainsi
conçue : «Tu sauras qui je suis par celui que je
t'envoie. Sois homme de coeur ; songe à la situation
où tu t'es mis, et vois à quoi la
nécessité t'oblige ; prends des auxiliaires
partout, même dans les rangs les plus bas»
(27). Cette
lettre, presque impertinente, prouve qu'entre le chef et les
complices il y avait des dissentiments graves. Elle faisait
allusion à la répugnance qu'éprouvait
Catilina à enrôler des esclaves parmi ses
soldats ; Lentulus n'avait pas les mêmes scrupules.
Après ces interrogatoires, aucun doute ne pouvait
rester. Les lettres, les cachets, l'écriture, l'aveu
des accusés fournissaient une preuve
irrécusable du crime. Mais Cicéron ajoute que
ceux qui assistaient à la scène en avaient sous
les yeux des indices encore plus certains. «A voir la
pâleur des coupables, leurs yeux baissés vers la
terre, leur attitude morne, leur consternation, les regards
furtifs qu'ils se lançaient mutuellement, ils
semblaient moins des malheureux qu'on accuse que des
criminels qui se dénoncent eux-mêmes»
(28).
La délibération fut courte. A
l'unanimité, on décida que les neuf
prévenus étaient coupables et que ceux qu'on
avait pu saisir resteraient prisonniers jusqu'à leur
condamnation définitive. Lentulus était
préteur et, les magistrats étant inviolables,
ne pouvait être légalement poursuivi
qu'après qu'il serait sorti de charge. On venait de
voir le consul, respectant jusqu'à la fin la
dignité dont l'accusé était
revêtu, le conduire au Sénat par la main, tandis
que ses complices y étaient amenés entre des
soldats. Pour supprimer toute apparence
d'illégalité, Lentulus fut pressé
d'abdiquer, et il y consentit. On vota ensuite des
remerciements au consul «pour avoir
préservé la ville de l'incendie, les citoyens
du massacre, l'Italie de la guerre civile». Des
éloges furent accordés aux préteurs pour
leur conduite dans l'affaire du pont Milvius. Antoine
lui-même, l'autre consul, eut aussi sa part : on ne
pouvait pas le féliciter du bien qu'il avait fait ; on
le remercia de s'être abstenu de faire du mal. Les
Dieux ne furent pas oubliés ; on décida de leur
adresser ces prières solennelles d'actions de
grâces qu'on appelait des supplications. On ne les
votait jusque-là qu'après quelque victoire, et
pour glorifier le général qui l'avait
remportée ; c'était la première fois
qu'on faisait cet honneur à un citoyen qui ne
commandait pas des armées et n'avait pas cessé
de porter la toge. On comprend que Cicéron ne manque
pas de le faire remarquer.
Le jour baissait ; il était accablé de fatigue,
et pourtant il lui restait quelque chose à faire. Il
sortit du Sénat pendant qu'on achevait de
rédiger les derniers décrets, et parut au
Forum, où une foule immense était réunie
: elle attendait qu'on lui fît savoir ce qui venait de
se passer. Remarquons à celte occasion à quel
point la vie politique était intense dans ces
républiques anciennes. Les communications ne cessaient
jamais entre le peuple et ses magistrats. Directement, sans
intermédiaire, sans aucun retard, il était tenu
par eux au courant de ce qui pouvait l'intéresser dans
ses affaires. Rome, au moment même où elle
devenait maîtresse du monde, était encore une
ville municipale, comme les petites communes du Latium et de
la Sabine, et elle en avait conservé toutes les
habitudes. Pour contenter l'impatience des citoyens
affamés de nouvelles, Cicéron monta
immédiatement à la tribune et prononça
là troisième Catilinaire.
Elle a le même intérêt que la seconde ;
vivante, comme elle, passionnée, populaire, elle
contient d'abord le résumé de la séance
du Sénat qui vient de finir, résumé qui
en reproduit le mouvement et en donne l'impression.
L'orateur, dans un récit qui dut égayer
l'assemblée, montre l'attitude piteuse des
prévenus ; il insiste sur les maladresses qu'ils ont
commises, sur les confidences qu'ils ont faites sans
précaution à des inconnus, sur les lettres
qu'ils leur ont remises et qui devaient servir contre eux de
témoignages irrécusables. «Jamais,
dit-il, des voleurs qui dévalisaient une maison
bourgeoise ne se sont fait prendre plus sottement». La
dernière partie du discours a un caractère tout
religieux. Il faut se rappeler, pour la comprendre, que, chez
les Romains, la religion était une partie de leur
patriotisme. Ils étaient si persuadés que leurs
dieux s'occupaient de leurs affaires et ne cessaient pas de
travailler pour eux qu'ils ne pouvaient imaginer qu'il leur
arrivât un événement heureux ou triste
où ils ne seraient pas intervenus. Le peuple n'aurait
pas cru à l'importance réelle de la conjuration
s'il avait pensé que les dieux s'en fussent
désintéressés. Aussi Cicéron
a-t-il grand soin de rappeler tous les présages que
les prêtres avaient notés, et par lesquels la
république était prévenue des dangers
qui la menaçaient. C'était, comme à
l'ordinaire, des orages effrayants qui éclataient tout
d'un coup, la terre qui tremblait, des voix merveilleuses
qu'on croyait entendre, le ciel qui s'éclairait de
lueurs sinistres. Mais, à ces prodiges auxquels on
était accoutumé, il s'en joignait cette fois de
plus significatifs. L'année précédente,
la foudre avait plusieurs fois dévasté le
Capitole, renversant la statue de Jupiter, frappant le groupe
doré, objet de la vénération publique,
qui représentait la louve allaitant les jumeaux
divins. On avait célébré des sacrifices
expiatoires et décidé de remplacer au plus vite
la statue détruite par une autre qui serait plus
grande et plus belle. Mais l'ouvrage marcha lentement. La
statue ne fut prête que dans les derniers jours du
consulat de Cicéron, et il se trouva qu'elle ne put
être installée que le 3 décembre, le jour
même où les conjurés comparurent devant
le Sénat. Cette coïncidence était de
nature à frapper le peuple ; Cicéron, quoiqu'il
eût peu de confiance dans les présages et qu'il
dût composer plus tard un livre contre la divination,
ne négligea pas d'en tirer cette fois un grand effet
oratoire, et nous pouvons être sûrs que ce fut un
des passages les plus applaudis de son discours. Il le
termina par ces quelques mots : «La nuit tombe,
citoyens ; allez adresser vos hommages à Jupiter, le
gardien de cette ville et le vôtre. Retirez-vous
ensuite dans vos maisons, et quoique le danger soit
passé, ne laissez pas de veiller à votre
sûreté comme la nuit précédente.
Quant à vous délivrer de ces soucis et à
vous permettre de jouir enfin d'une paix solide, fiez-vous
à moi, Romains ; j'en fais mon affaire».
IV
Ce soir-là, Cicéron ne rentra pas chez lui :
c'était la fête de la Bonne Déesse, un
des restes de la plus vieille religion romaine. On la
célébrait tous les ans la nuit du 3
décembre, dans la maison du consul. Elle était
présidée par sa femme, assistée de
quelques dames de haut rang et du collège des Vestales
; les hommes en étaient rigoureusement exclus. La
Bonne Déesse cette fois daigna faire un miracle. Le
feu sacré, qui s'était presque
entièrement éteint sur l'autel, se ralluma tout
d'un coup avec une telle intensité que la flamme
s'éleva jusqu'au faîte de la maison.
Térentia s'empressa d'aller annoncer cette bonne
nouvelle à son mari. Comme elle était
superstitieuse, on pense bien que le miracle, avec
l'interprétation que les Vestales lui donnaient,
l'avaient beaucoup frappée et qu'elle en tirait les
présages les plus favorables. Les dames, qui en
avaient été témoins, ne
manquèrent pas de le raconter, et le récit en
dut être assez diversement accueilli. Un sceptique,
comme Cicéron, qui faisait profession de ne pas croire
aux oracles et aux prodiges, devenu l'objet d'une
manifestation céleste, pouvait prêter à
sourire, et les malins ne durent pas s'en faire faute. On
plaisanta sans doute aussi de l'empressement que
Térentia avait mis à l'en prévenir,
comme si elle sentait qu'il eût besoin, en cette
occasion, qu'on lui donnât du coeur. On savait qu'elle
formait avec lui un parfait contraste. Si elle était
d'un esprit médiocre et d'un caractère peu
aimable, en revanche elle possédait la qualité
dont il manquait le plus, la décision. Ambitieuse,
dominatrice, jalouse de son autorité domestique
qu'elle désirait même étendre au
delà de sa maison, elle était, disait son mari,
plus disposée à participer aux affaires
publiques qu'à lui faire une part dans les affaires
privées. Elle voyait combien les circonstances
étaient graves et voulait ne pas laisser cet esprit
vif et mobile passer trop vite, comme il en avait l'habtiude,
de la joie à l'inquiétude, de l'assurance
à la crainte. Du reste, elle ne fut pas seule à
s'y employer. On nous dit que Q. Cicéron, si
inférieur à son frère, mais plus
énergique que lui, et le savant Nigidius Figulus, qui
était aussi un homme de grand coeur, furent fort
préoccupés d'empêcher qu'il ne
cédât à quelque défaillance
fâcheuse.
La journée du 3
décembre n'avait été qu'un triomphe pour
Cicéron. Celle du lendemain fut mêlée
d'incidents moins heureux. Dans la séance que tint le
Sénat, on décerna des récompenses
publiques à T. Volturcius et aux Allobroges, qui
avaient révélé les projets des
conjurés. Est-ce ce qui encouragea le zèle des
dénonciateurs ? Ils étaient nombreux à
Rome et formaient une véritable corporation. On les
voyait se promener auprès des tribunaux avec leurs
dossiers sous le bras, toujours prêts à accuser
les gens pour toucher le quart de leurs biens qu'on leur
allouait, quand ils les faisaient condamner (29). On les estimait
très peu, mais on s'en servait beaucoup, et il fallait
bien qu'on s'en servît puisqu'il n'y avait pas à
Rome, comme chez nous, d'accusateurs publics. Un certain L.
Tarquinius, qu'on avait arrêté sur la route
pendant qu'il allait retrouver Catilina, promit de donner sur
la conjuration de nouveaux renseignements, pourvu qu'on
l'assurât qu'il ne serait pas poursuivi. Il ajouta
quelques détails à ce qu'on savait
déjà, et nomma Crassus parmi les
conjurés. Mais à peine eut-il prononcé
ce nom que des cris d'indignation s'élevèrent
de tous les côtés. Crassus avait beaucoup d'amis
et d'obligés. Il était le créancier
d'une partie de la noble assemblée ; il ne pouvait pas
être coupable. Il fut donc décidé sans
autre recherche que Tarquinius mentait et qu'on le tiendrait
en prison jusqu'à ce qu'il eût dit qui lui avail
conseillé ce mensonge (30).
Le tour de César
vint ensuite. Il fut accusé, dans le Sénat, par
Curius, en même temps que Vettius, un
dénonciateur de profession, le traduisait devant le
questeur Novius Niger. Ils prétendaient tous deux
tenir de Catilina lui-même la preuve qu'il était
coupable. César ne répondit à Vettius
qu'en ameutant le peuple contre lui et le faisant jeter en
prison. Mais devant le Sénat, il lui fallut
s'expliquer. Il fit appel au témoignage de
Cicéron et se défendit si bien que les
sénateurs privèrent l'accusateur de la
récompense qu'on lui avait promise. A ce propos,
Salluste rapporte que Q. Catulus et Cn. Piso
essayèrent d'obtenir de Cicéron, par tous les
moyens, et même en lui offrant de l'argent (31), qu'il fît
accuser César par les Allobroges ou par quelque autre,
et que, ne pouvant l'y décider, ils se
chargèrent eux-mêmes de répandre des
bruits calomnieux, qu'ils attribuaient à Volturcius ou
à d'autres personnes bien informées. Ces bruits
habilement colportés finirent par exciter cojntre
César une colère furieuse, si bien que le
lendemain, quand il sortit du Sénat, les chevaliers,
qui montaient la garde, se jetèrent sur lui et
l'auraient tué, s'il n'eût été
protégé par le dévouement de ses amis et
l'intervention opportune de Cicéron (32).
C'est une question encore aujourd'hui controversée de
savoir si César et Crassus étaient
véritablement engagés dans la conjuration. Elle
ne me semble pas difficile à résoudre quand on
se souvient de la distinction qui a été faite
plus haut entre les conspirateurs véritables, ceux qui
assistaient aux réunions clandestines et qui
étaient au courant de tous les projets, et cette
multitude d'ambitieux, de mécontents, qui, sans savoir
exactement et dans le détail ce que Catilina se
proposait de faire, favorisaient son entreprise, pensant,
quoi qu'il arrivât, y gagner quelque chose, et
l'aidaient autant qu'on pouvait le faire sans se trop
compromettre. C'étaient deux catégories
différentes, et, si l'esprit de parti avait
intérêt à les confondre, la justice
demande qu'on les sépare. Il est trop évident
que Crassus n'a jamais été pour la conjuration
qu'un de ces adhérents douteux qu'on se gardait bien
d'initier à aucun secret important. On lui demandait
de l'argent pour le succès des candidatures
électorales de Catilina, et il ne refusait pas d'en
donner pour être désagréable à
l'aristocratie. Mais il changea vite de sentiments quand il
sut les projets des conjurés. Lui qui était le
banquier des plus grands personnages, qui spéculait
sur la vente des immeubles et possédait des quartiers
tout entiers de Rome, ne pouvait pas avoir beaucoup de
sympathie pour des gens qui voulaient abolir les dettes et
mettre le feu à la ville. Il se tourna brusquement
vers Cicéron, auquel, comme on l'a vu, il vint
raconter tout ce qu'il savait, et dans la séance du 3
décembre, il vota toutes les mesures qu'on prit contre
Lentulus et ses complices. L'aurait-il osé faire avec
tant d'assurance, s'il eût pu craindre d'être
compromis d'une manière directe dans le complot
?
Je n'ai pas plus de doute
pour César que pour Crassus, quoiqu'on ait dit; il
m'est impossible de me figurer un homme comme lui, avec de si
grands desseins et des vues si élevées, qui se
range derrière ; Catilina, et s'engage dans une
entreprise où il n'est question que de pillage, de
massacre et d'incendie. C'était l'héritier des
Gracques, le vengeur de Marius, il voulait réorganiser
la république ; comment pouvait-il s'entendre avec des
gens qui n'appartenaient à aucun parti et n'avaient
dans la tête aucune idée politique ? Les raisons
que donne Mommsen pour enrôler César dans la
conjuration ne me paraissent pas bien solides (33) ; il fait remarquer
qu'il s'est gervi dans la suite de quelques conjurés
qui survivaient, mais il ne faut pas oublier qu'un homme qui
vient faire une révolution n'est pas toujours libre de
choisir comme il veut ses associés ; il les prend
où il les trouve. Il a pris Sittius et P. Sylla, qui
étaient de bons hommes de guerre, parce qu'il avait
besoin d'habiles généraux. 11 a pris Caelius,
un brouillon éloquent, qui pouvait lui être
utile dans sa lutte avec le Sénat ; en quoi du reste
il s'est trompé, car Caelius, qui ne se fixait nulle
part, ne lui est pas resté longtemps fidèle.
Mommsen ajoute que César victorieux a
réalisé les projets de Catilina, et il cite,
pour nous en convaincre, la loi agraire de Rullus. Mais nous
avons déjà montré que cette loi avait
été inspirée par César ; Catilina
n'y était pour rien. Quand César la fit voter
par le peuple, c'était son bien qu'il reprenait, il
n'empruntait pas l'aeuvre d'un autre. Suétone dit que
lorsque César connut les dangers que la conjuration
faisait courir à la république, il fit comme
Crassus et alla prévenir Cicéron (34) ; seulement il se
garda bien d'imiter Crassus qui resta prudemment chez lui le
jour où les conjurés furent jugés ; il
vint bravement les défendre, non pas qu'il
éprouvât beaucoup de sympathie pour eux, mais il
s'agissait de lois protectrices des citoyens, d'anciennes
conquêtes de la démocratie, et il voulait les
faire respecter. Dans le discours qu'il prononça
à ce propos, la conjuration est
sévèrement condamnée; il l'appelle un
crime, un forfait, il dit à plusieurs reprises que les
conjurés ne seront jamais trop durement punis, il les
appelle des parricides. Quand on connaît César,
on a peine à croire qu'il eût ainsi
traité, après leur défaite, des gens
auxquels il venait de tendre la main lorsqu'il comptait sur
leur victoire. Tout ce qu'on peut dire c'est que la
conjuration servait ses intérêts ; elle
ébranlait un gouvernement qu'il voulait abattre, et il
était naturel qu'il la vît sans
déplaisir. Quel qu'en dût être le
résultat, il aurait toujours tourné à
son profit. Catilina vaincu n'en avait pas moins entretenu,
pendant tout le temps de la lutte, ce malaise de la
société qui faisait souhaiter aux gens
pacifiques un changement de régime ; et si par hasard
il avait réussi, son succès ne pouvait avoir de
lendemain ; la république aux abois se serait
hâtée de chercher un sauveur, et c'est justement
ce que César attendait. Voilà pourquoi il n'a
pas poursuivi Catilina en même temps que les autres
auteurs des proscriptions de Sylla ; il l'a même
aidé dans ses candidatures. Mais il n'est pas
allé plus loin, et s'est bien gardé de rien
faire qui pût lui nuire dans l'avenir. Son ambition
même, qui lui conseillait de ménageries
conjurés, l'empêchait de se compromettre avec
eux. On ne pouvait donc pas dire qu'il était vraiment
un des complices de Catilina, et Cicéron, qui le
savait bien (35),
se conduisait en honnête homme, quand il refusait
à Catulus de le confondre avec les autres et de
profiter de l'occasion pour le perdre en même temps
qu'eux.
Mais il s'est conduit surtout en politique avisé ; il
n'était pas sage, dans un si grand péril, de se
mettre trop d'ennemis sur les bras, et surtout des ennemis si
redoutables. Les cinq qu'on avait retenus lui créaient
déjà beaucoup d'embarras. Le Sénatayant
décidé, dans la séance de la veille,
qu'on les garderait prisonniers, on les avait soumis à
cette sorte d'emprisonnement qu'on appelait custodia
libera, et qui était en effet un mélange de
servitude et de liberté. Il consistait à les
confier à la garde de quelques personnes de leur
connaissance, qui en étaient responsables, et chez
lesquels ils attendaient avec plus de patience le moment
d'être jugés. De cette façon la prison
préventive, qui déplaisait fort aux Romains, se
trouvait adoucie et presque supprimée. Crassus et
César étaient du nombre de ceux à qui la
garde des conjurés était remise : le
Sénat tenait à leur donner une marque publique
de sa confiance. On pense bien que cette sorte de
surveillance n'était pas très rigoureuse et que
les prisonniers pouvaient facilement s'y soustraire ; mais
depuis que la peine de mort n'était presque plus
appliquée, ils n'avaient aucun intérêt
à s'enfuir, puisqu'ils pouvaient toujours au dernier
moment prévenir une sentence trop dure par un exil
volontaire. Cette fois pourtant, dans les circonstances
graves où l'on se trouvait, les choses pouvaient plus
mal tourner qu'à l'ordinaire. Les prévenus et
leurs amis s'en inquiétaient. Cethegus faisait dire
à ses esclaves et à ses clients, qui
étaient ardents et résolus comme lui, de se
réunir et de venir en masse donner l'assaut à
la maison de Cornificius où il était retenu.
Les gens de Lentulus se donnaient aussi beaucoup de mal. On
voyait l'un d'eux, qui était une sorte de bas
complaisant (leno), qu'il avait préposé
à ses plaisirs, entrer dans les boutiques et offrir de
l'argent à ceux qui voudraient le suivre. D'autres
s'adressaient aux meneurs des sociétés
populaires, dont c'était le métier de se faire
payer pour exciter des émeutes. Cicéron comprit
que, s'il voulait empêcher qu'on ne fît sauver
les prisonniers, il n'avait pas de temps à perdre, et
qu'il fallait prendre au plus tôt les dernières
mesures. Il convoqua le Sénat pour le lendemain.
(1) De
là sans doute l'expression agere causam,
pour signifier plaider un procès, et le mot
d'actio pour dire un plaidoyer. |
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(2) Cicéron,
Brutus, 14 : plura dicta quam
scripta. |
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(3) Comme
on peut le voir dans une lettre écrite à
Atticus (I, 13). |
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(4) Orator,
37. |
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(5) Cat.,
II, 6 : quum haesitaret, quum
teneretur. |
|
(6) Voyez
Tite-Live, VI, 6, où elles suivent le discours, et
Tacite, Hist., VI, 1, où elles le
précèdent. |
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(7) Le
discours In Vatinium de Cicéron
n'était primitivement qu'une interrogatio
dont il a fait un discours suivi. |
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(8) Ad
Att., I, 16, il raconte, dans cette lettre, son
altercatio avec Clodius. |
|
(9) Cornélius
Nepos, dans un passage qui nous a été
conservé par S. Jérôme
(Epist., 71., ad Pammachium), rapporte que
Cicéron récita un jour devant lui son
discours pour le tribun Cornélius, tel qu'il
l'avait publié, sans y changer un mot. Les
discours judiciaires étaient recueillis par la
sténographie, comme le prouvent les deux
éditions de la Milonienne. Quant à ceux qui
étaient prononcés au Sénat, rien
n'empêchait qu'ils fussent
sténographiés par les secrétaires
des orateurs qu'ils avaient le droit d'introduire dans
l'assemblée. |
|
(10) Cat.,
I, 8 : non feram id quod abhorret a meis
moribus. - Mérimée, dans sa
Conjuration de Catilina, suppose que
Cicéron veut dire qu'il est contraire à ses
principes politiques de prendre l'avis du Sénat
pour la condamnation des conjurés, et l'accuse de
s'être mis en contradiction avec lui-même
lorsque, quelques jours plus tard, il appela le
Sénat à juger Lentulus et ses complices.
C'est une erreur. Cicéron parle de ses principes
d'humanité, de la douceur naturelle de son
caractère qui lui rend ce rôle d'accusateur
odieux. C'est ce qu'il répète dans tous les
discours qu'il a prononcés à cette
époque, même dans ceux où il est
forcé, malgré lui, de demander des mesures
de rigueur. Je reviendrai plus loin sur ce sujet. |
|
(11) Il y
a, dans Diodore de Sicile (Frag., livre XL), un
récit un peu différent de cet incident. Par
malheur le texte de Diodore est, en cet endroit, fort
obscur et très controversé. M. Bloch a
essayé de l'expliquer (Mélanges
Boissier, p. 63). Je crois qu'il est difficile d'en
tirer un sens précis, et qu'en tout cas Diodore
n'avait sous les yeux que le texte même de
Cicéron, et qu'il ne l'a pas compris. |
|
(12) Catil.,
I,5 : non jubeo, sed, si me consulte,
suadeo. |
|
(13) Je
serais assez tenté de croire que, s'il a vraiment
ajouté quelque chose à son discours en le
publiant, ce doit être ces adjurations
réitérées qui ne nous paraissent pas
toujours fort adroites. Il avait intérêt
à leur donner plus d'importance pour faire croire
qu'il avait eu plus de part à la fuite de
Catilina. |
|
(14) Cat.,
II, 1. |
|
(15) Le
terme dont se servit Catilina est plus vif. Il dit que
Cicéron était à Rome un simple
locataire, inquilinus. |
|
(16) Sall.,
35 : plura quum scribere vellem, nuntiatum est
vim mihi parari. |
|
(17) Sall.,
31. |
|
(18) La
convocation du Sénat pouvait se faire très
vite. Il était de règle que jamais un
sénateur ne s'éloignait de chez lui sans
dire où l'on pourrait le trouver si les huissiers
venaient le chercher. |
|
(19) Id,
Catil. 12 : sine vestro motu, sine ullo
tumultu, motu, nullo tumultu. |
|
(20) Catil.,
II, 1 ; illum ex occultis insidiis in apertum
latrocinium conjecimus. |
|
(21) Virgile,
Aen., VI, 822. |
|
(22) Catil.,
II, 5. |
|
(23) C'est
ce qu'on voit surtout dans le discours Pro Fonteio
de Cicéron. |
|
(24) Pro
Fonteio, 4 ; nummus in Gallia nullus sine civium
romanorum tabulis commovetur. |
|
(25) Cicéron
dit simplement qu'ils furent abouchés avec
Gabinius (Cat.,
III, 6), il ne veut compromettre ni Sempronia ni
Brutus. |
|
(26) Pro
Sulla, 14. |
|
(27) Cette
curieuse lettre est reproduite à la fois par
Cicéron et par Salluste. Les deux versions, pour
le fond, sont tout à fait semblables et ne
diffèrent que par quelques expressions. Il est
facile de voir à certains détails que c'est
celle de Cicéron qui est la véritable.
Salluste a été choqué de la
répétition du verbe cura qui revient
deux fois dans un si court billet, et il l'a
supprimée. A la place de cette phrase : vide
quid tibi sit necesie, qui lui a paru plate, il met :
consideres quid tuae taliones postulent. Ces
préoccupations de lettré sont ici assez
singulières. |
|
(28) Catil.,
III, 5. |
|
(29) Horace,
Sat., I, 4, 66. |
|
(30) Salluste,
prétend qu'il tenait de Crassus lui-même que
c'était à l'instigation de Cicéron
que Tarquinius l'avait accusé. Il est bien
possible que Crassus l'ait prétendu et même
qu'il ait pu le croire ; mais il n'y a aucune raison de
penser que ce fut vrai. L'intérêt de
Cicéron n'était pas de mêler de
grands personnages à l'affaire. |
|
(31) Ce
fait nous paraîtrait fort étrange, si nous
ne savions que Catulus avait offert aussi de l'argent
à César pour le décider à se
désister de sa candidature au grand pontificat et
à lui céder la place (Plutarque,
César, 7). |
|
(32) Suétone
prétend même qu'à un moment les
chevaliers envahirent le Sénat et qu'ils vinrent
attaquer César jusque sur son siège.
(Suét., César, 14.) |
|
(33) Mommsen,
Hist. romaine (trad. Alexandre), VI, p. 350. |
|
(34) Suétone,
César, 17. |
|
(35) A la
vérité, Plutarque prétend que, dans
un discours prononcé après la mort de
Crassus et de César, Cicéron les accusait
d'avoir fait partie de la conjuration (Crassus,
13). Mais le passage est perdu, et il est probable que
Cicéron voulait parler de cette complicité
morale et indirecte qu'on pouvait en effet leur
reprocher, mais qui ne permettait pas de les mettre au
même rang que les complices
véritables. |