Acte II - Troisième tableau |
La maison de Catilina, au Palatin. - Salle à manger donnant sur de vastes jardins.
Scène 1
CURIUS, regardant à la cantonade ; puis FULVIE,
apportée par QUATRE GLADIATEURS dans une
litière
CURIUS
Oh ! je ne me trompe pas, ils entrent. Oui, ce sont bien
eux... Ils l'ont rejointe, par Jupiter ! J'avais peur qu'elle
n'eût changé de route. Je respire.
(La litière entre et s'arrête devant la
porte.)
FULVIE
Où m'avez-vous conduite, et quel est le but de cette
violence ?
UN DES HOMMES
Vous êtes arrivée, madame.
CURIUS, ouvrant la porte de la
litière
Vous êtes libre, Fulvie.
FULVIE
Curius !
CURIUS, donnant sa bourse aux porteurs
Tenez, vous êtes maintenant de cinq cents sesterces
plus riches que moi.
(Les gladiateurs s'éloignent. )
FULVIE
Ah ! c'est donc de vous que m'est venu cet empêchement
de continuer ma route ?
CURIUS
Allez-vous me punir de n'avoir pu supporter la pensée
que j'allais vous perdre ?
FULVIE
Pensez-vous m'avoir retrouvée parce que vous m'avez
reprise ?
CURIUS
Fulvie, écoutez-moi !... Fulvie, de grâce
!...
FULVIE
Oh ! par Vénus, je sais tout ce que vous allez me
dire... Vous m'aimez plus que jamais, n'est-ce pas ? C'est
tout simple, je ne vous aime plus.
CURIUS
Mais pourquoi ne m'aimez-vous plus, Fulvie ?
FULVIE
Vous faites là une sotte question, mon cher Curius. Ne
savez-vous pas que celles qui n'aiment plus ont toujours de
bonnes raisons pour cesser d'aimer ?
CURIUS
Mais enfin, ces raisons, exposez-les-moi ; peut-être
serai-je assez heureux pour les combattre.
FULVIE
Vous allez vous faire dire des choses
désagréables, Curius. Prenez garde !
CURIUS
Mais peut-être, si vous ne parlez pas, allez-vous m'en
faire penser de plus désagréables encore.
FULVIE
Bon ! que penserez-vous ? Je suis curieuse de le
savoir.
CURIUS
Eh bien, je penserai que le Curius qui possédait
quarante millions de sesterces il y a six mois, n'eût
pas reçu il y a six mois, de Fulvie, l'accueil qu'il
en reçoit aujourd'hui qu'il est ruiné.
FULVIE
Bravo, Curius !
CURIUS
Comment, bravo ?
FULVIE
Eh bien, oui, vous avez deviné juste, et je vous
applaudis.
CURIUS
Vous avouez que c'est ma ruine qui vous rend
indifférente pour moi ? Mais cette ruine que vous me
reprochez, c'est vous qui en êtes la cause.
FULVIE, se levant
Ah ! je m'attendais à cela. En vérité,
Curius, on dirait que vous me prenez pour une courtisane
grecque. Vous avez dépensé avec moi quarante
millions de sesterces ; eh bien, moi, j'en ai
dépensé trente millions avec vous ; la
différence n'est pas si grande, ce me semble. Vous
êtes un Curius, je suis une Métella. Bref, vous
m'avez aimée et vous me l'avez dit ; j'ai eu du
goût pour vous et je vous l'ai prouvé ; nous
sommes quittes. Maintenant, vous voulez que, moi qui suis
jeune, j'aille m'embarrasser d'un homme qui n'a rien ? Vous
voulez que, vous qui n'avez pas trente ans, qui portez un
beau nom, et, par conséquent, pouvez faire un riche
mariage, j'aille vous embarrasser d'une femme ruinée ?
En vérité, mon cher, ce serait une double
sottise. Je vous en laisse ma part.
CURIUS
J'emprunterai, Fulvie, et nous vivrons comme par le
passé.
FULVIE
S'il y avait encore des prêteurs d'argent à
Rome, mon cher Curius, je les eusse trouvés aussi bien
que vous. Mais, voyons, avouez-le, vous savez bien qu'il n'y
en a plus.
CURIUS
Eh bien, je me ferai homme politique. Je puis arriver
à la préture comme un autre.
FULVIE
Et avec quoi ? C'est très cher, la
préture.
CURIUS
Oh ! vous êtes résolue, je le vois bien. Vous me
remplacez déjà en pensée ; et moi qui
vous aimais malgré vos coquetteries, malgré vos
caprices, malgré votre méchante
réputation !
FULVIE
Prenez garde, Curius ; vous ne parlez plus comme un patricien
; vous parlez comme un paysan ivre... Est-ce que je vous ai
jamais rappelé votre procès avec le juif du
forum ? Est-ce que je vous ai reproché d'avoir
été chassé du sénat ? Est-ce
que... ? Tenez, quittons-nous, Curius ; haïssons-nous,
mais ne nous dégradons pas.
CURIUS
Il est impossible que vous soyez cruelle à ce point...
Vous en aimez un autre, Fulvie !... Vous avez fort applaudi
Cicéron, ce me semble, et Cicéron paraissait
tout fier de vous avoir fait applaudir.
FULVIE
C'est vrai, j'aime Cicéron. Quand il parle, j'oublie
que c'est un homme nouveau. Il se peut bien qu'il m'ait
remarquée ; peut-être même m'a-t-il
suivie...
CURIUS
Oh ! cet homme nouveau, comme vous l'appelez, est riche
à millions.
FULVIE
C'est vrai encore ; mais tranquillisez-vous, ce n'est pas
plus lui qui vous remplacera que Sergius ou César. Ce
soir, quand vous m'avez fait arrêter, je quittais
Rome.
CURIUS
Vous quittiez Rome ?
FULVIE
Mes équipages sont saisis, ma maison va être
vendue, je n'ai plus un esclave à moi. Que voulez-vous
que je fasse à Rome ?
CURIUS
Et où allez-vous ?
FULVIE
A Corinthe, chez ma soeur Métella, où
j'attendrai des temps meilleurs.
CURIUS
Un exil ! Vous souffrirez l'exil ?
FULVIE
Je souffrirai la mort plutôt que la honte, et c'est une
honte pour moi de voir qu'il y a à Rome des gens qui
ne sont pas encore ruinés.
CURIUS
O Fulvie !
FULVIE
Oui, je l'avoue, quand Aurélia Orestilla, quand cette
ancienne affranchie, quand cette veuve d'un publicain qui
avait à peine le droit de porter l'anneau de fer,
passe avec ses mules africaines, ses esclaves nubiens, ses
eunuques de Bithynie ; quand, sur le passage de sa
litière, tout le monde se retourne, tout le monde
s'arrête, tout le monde admire, alors moi, Curius, moi
qui suis à pied, moi qui porte sur moi tout ce qui me
reste de joyaux d'or, moi qui passe inaperçue dans la
foule, comme je passais ce soir au Champ de Mars, où
vous ne m'eussiez pas vue si je ne vous eusse touché
l'épaule, alors... Mais je ne sais pas pourquoi je
vous dis tout cela ; dans deux heures, je serai sur la route
de Corinthe. Adieu, Curius, adieu.
CURIUS
Mais vous êtes chez Catilina ; restez au souper qu'il
vous donne ce soir. Il est prévenu, il vous
attend.
FULVIE
Croyez-vous que, sur la route, je n'aie pas reconnu ses
gladiateurs ; qu'en arrivant ici, je n'aie pas reconnu sa
maison ? Il comptait sur moi au souper, dites-vous ?
CURIUS
Oui.
FULVIE
Remerciez-le pour moi, Curius ; mais je n'accepte pas un
festin que je ne puis rendre. Moi parasite, vous n'y pensez
pas ! Faites pour moi mes compliments à la belle
Aurélia Orestilla, la reine du festin ; moi, je pars.
Adieu, Curius.
CURIUS
Ecoutez-moi une dernière fois.
FULVIE
Avez-vous à me dire quelque chose que je n'aie point
encore entendu ?
CURIUS
Fulvie, ne partez que dans huit jours.
FULVIE
Adieu, Curius.
CURIUS
Ne partez que dans trois jours.
FULVIE
Adieu.
CURIUS
Fulvie, ne partez que demain... Demain, ce soir même,
un grand changement peut se faire.
FULVIE, revenant
Dans votre sort ?
CURIUS
Dans notre sort à tous.
FULVIE
Encore quelque leurre.
CURIUS
Restez, Fulvie, restez deux heures, et, dans deux heures,
vous avouerez que tout votre patrimoine perdu, toute votre
fortune dévorée étaient la
médiocrité, la pauvreté, la
misère près de l'état nouveau qui nous
attend tous les deux.
FULVIE
Qui nous attend ?...
CURIUS
Que voulez-vous ? qu'ambitionnez-vous ? Parlez, que vous
faut-il ?
FULVIE
Prenez garde ! les désirs d'une âme comme la
mienne n'ont pas de bornes. J'ambitionne tout, je veux
tout.
CURIUS
Eh bien, souhaitez, imaginez, rêvez. Votre tout
à vous, ce n'est rien. Mais attendez, Fulvie,
attendez, attendez deux heures... C'est tout ce que je vous
demande de temps pour vous prouver que je ne mens pas.
FULVIE
Vous êtes fou, Curius, ou bien...
CURIUS
Ou bien ?...
FULVIE
Ou bien ce que l'on dit de Catilina est vrai.
Scène 2
Les mêmes, CATILINA
CATILINA
Et que dit-on de Catilina, belle Fulvie ?
FULVIE
On dit qu'il donne ce soir une fête charmante à
laquelle il a bien voulu m'inviter, et dont je prends ma part
avec grand plaisir... pourvu qu'il me soit permis de
continuer d'y quereller à mon gré Curius.
CATILINA, montrant le jardin
A droite, vous trouverez l'allée des querelles,
Fulvie... A gauche, vous trouverez la grotte des
raccommodements, Curius.
CURIUS
Venez, Fulvie.
FULVIE
Vous me direz tout ?
CURIUS
Oui.
(Il sort avec Fulvie.)
Scène 3
CATILINA, seul
Va, pauvre fou ! pour un jour, pour une heure d'amour de plus, trahis tes amis. Ce que tu devrais cacher même à la femme qui t'aimerait, dis-le à la femme qui ne t'aime plus. On ne craint pas les dénonciateurs quand on a le peuple romain tout entier pour complice. (A des Serviteurs.) Mon barbier et mon médecin. Viens, Storax.
Scène 4
CATILINA, STORAX, puis le barbier
STORAX
Nous sommes arrivés ?
CATILINA
Oui ; tu n'as plus rien à craindre, tu peux jeter
là ce manteau.
LE BARBIER
Vous m'avez demandé, maître ?
CATILINA
Change-moi la tête de cet homme-là.
STORAX
Ah ! oui, si c'est possible.
CATILINA
Tout est possible à mon barbier, c'est un faiseur de
miracles. Entrez, Chrysippe... Toi, emmène cet homme
et fais vite.
(Storax et le Barbier sortent.)
CATILINA, donnant la main à Chrysippe, qui
lui tâte le pouls
Eh bien ?
CHRYSIPPE
Eh bien, vous avez la fièvre.
CATILINA
Tu ne m'apprends rien de nouveau. Mais d'où me vient
cette fièvre ?
CHRYSIPPE
Vous vous serez encore déchiré la poitrine en
faisant quelque effort.
CATILINA
J'ai lancé le disque de Rémus.
CHRYSIPPE
C'est cela, toujours le même ! Quand les autres boivent
la coupe d'Hercule, vous videz, vous, l'amphore tout
entière. Quand, aux fêtes de Vénus, les
autres veillent trois jours, vous veillez, vous, toute la
semaine. Quand les autres lancent le palet ordinaire, vous
lancez, vous, le disque de Rémus. Vous avez
craché le sang, n'est-ce pas ?
CATILINA
Oui.
CHRYSIPPE
Un autre se fût tué sur le coup.
CATILINA
Tandis que, moi, je ne mourrai que dans... Voyons, dans
combien de jours, Chrysippe ?
CHRYSIPPE
Oh ! dieux merci...
CATILINA
Dans combien de mois ?
CHRYSIPPE
J'espère mieux encore.
CATILINA
Un an alors... Eh ! de quoi te plains-tu et quel est l'homme
qui est sûr d'avoir un an devant lui ?... Un an !... tu
dis un an, n'est-ce pas ?
CHRYSIPPE
Je crois que vous pouvez compter sur un an.
CATILINA
Merci. Un an !... le temps de me marier, d'avoir un fils, de
laisser sur cette terre, où peut-être on parlera
de moi, un héritier de mon nom, glorieux ou
sinistre.
CHRYSIPPE
Vous êtes bien fatigué, bien vieilli depuis
quelques années.
CATILINA
J'ai trente-sept ans à peine.
CHRYSIPPE
Oreste était vieux à vingt-cinq. Pourquoi vous
marier ?
CATILINA
N'as-tu pas entendu ce que je viens de dire ? Je veux un
enfant.
CHRYSIPPE
Ne vous mariez pas, car vous n'aurez pas d'enfant, car vous
ne laisserez pas d'héritier de votre nom. Vous avez
tari en vous les sources de la vie. Agissez désormais
comme si vous étiez seul au monde. Pensez à
vous.
CATILINA
Ainsi, voilà ton arrêt. Tu me condamnes, toi, le
juge infaillible.
CHRYSIPPE
Je prononce la sentence, mais vous l'avez
exécutée vous-même.
CATILINA
Pas d'enfant !
CHRYSIPPE
C'est cela. Cette sentence va devenir votre tourment,
n'est-ce pas ? C'est assez qu'une chose soit devenue
impossible pour que vous la désiriez. Soyez donc
ambitieux pour vous-même, c'est déjà bien
assez. Un fils !... à quoi vous servira un fils
?
CATILINA
A avoir quelqu'un à aimer et qui m'aime en ce monde. A
quoi me servira un fils ?... Demande à l'ombre du
vieux Cornélius Sylla, qui posséda le monde,
s'il n'eût pas donné la moitié du monde,
le monde entier, pour racheter cette larme qu'il versa sur le
tombeau de son fils Cornélius. Eh bien, les dieux
eurent pitié de lui. Il eut d'un troisième
mariage Faustus. Pourquoi les dieux seraient-ils donc plus
sévères pour moi que pour Sylla ? Un fils
continue notre vie, et, quand le feu qui anime certains
hommes s'est éteint sous l'aile de la mort, une
étincelle se réfugie au sein de leur enfant.
Une étincelle recommence une incendie.
CHRYSIPPE
Adoptez quelqu'un que vous aimerez et qui vous aimera.
CATILINA
Me prends-tu pour un sot, Chrysippe ? crois-tu que l'adoption
remplace la naissance ? Je veux aimer selon la nature et non
par la loi. Va, mon médecin, je serai sage et le temps
me guérira.
CHRYSIPPE
Je me retire.
CATILINA
Surveille-moi pendant le souper. J'ai besoin de toute ma
vigueur et de toute ma gaieté, ce soir. Au reste
(riant), je ne me suis jamais senti en meilleure
disposition.
CHRYSIPPE
Et vous ne voulez pas qu'on en doute ?
CATILINA
Non, certes.
CHRYSIPPE
Alors, mettez du rouge de Péluse sur vos joues, car
vous êtes pâle comme la mort.
CATILINA
J'en mettrai. Adieu, Chrysippe.
CHRYSIPPE
Au revoir, seigneur.
Scène 6
CATILINA, seul
Qu'a-t-il voulu dire par ces mots : Oreste était vieux à vingt ans ? Oreste était souillé, Oreste avait des remords, Oreste était poursuivi par les Euménides ? Moi, je n'ai rien à faire avec les noires déesses. Allons, allons, Catilina, du découragement, du dégoût, au moment où tu es près de toucher le but ? Tes genoux faiblissent, ta main tremble ? Pauvre machine humaine ! Si j'en arrive à me mépriser moi-même, que penserai-je des autres ? (A Storax, qui entre.) Qui va là ? qui êtes-vous ?
Scène 7
STORAX, CATILINA
STORAX
Allons, il paraît décidément que j'ai
changé de tête.
CATILINA
Oui, par Janus, tu as deux visages.
STORAX
Oh ! deux !... Je ne vous en ai pas encore donné le
compte.
CATILINA
Avance ici, et causons.
(Il s'assied.)
STORAX
Je ne demande pas mieux, la langue me démange. De quoi
allons-nous parler ?
CATILINA
Eh bien, parlons de toi.
STORAX
De moi ? J'ai peur d'être trop indulgent.
CATILINA
Je tiendrai compte de la partialité. D'abord, comment
un homme d'esprit comme toi, car tu as de l'esprit...
STORAX
Trop !
CATILINA
Eh bien, comment un homme qui a trop d'esprit s'expose-t-il
à être crucifié pour une tourterelle
?
STORAX
On ne pare pas un coup de fronde.
CATILINA
C'est vrai.
STORAX
Tout ce que je pouvais faire, c'était de me sauver,
une fois pris.
CATILINA
Oui.
STORAX
Eh bien, je me suis sauvé, ne m'en demandez pas
davantage. Quand, placé dans une situation mauvaise,
on tire de la situation tout le parti qu'on peut en tirer, il
n'y a rien à dire.
CATILINA
Voilà de la logique, ou je ne m'y connais pas... Donc,
si tu n'as pas paré le coup de fronde, cela ne veut
pas dire que tu n'eusses pas paré autre chose.
STORAX
J'ai paré Caton.
CATILINA
Explique-moi cela, je ne comprends pas bien... Quelles
affaires as-tu pu avoir avec Caton, toi ?
STORAX
Des affaires politiques.
CATILINA
Allons donc ! la politique ne regarde pas les esclaves.
STORAX
Les esclaves, c'est vrai ; mais...
CATILINA
Car je ne suppose pas que tu sois citoyen romain,
STORAX
Eh bien, voilà ce qui vous trompe.
CATILINA
Tu es citoyen ?
STORAX
Comme vous, comme César, comme Crassus. Seulement, je
suis moins noble que vous, moins débauché que
César, et moins riche que Crassus.
CATILINA
Mais alors, si tu es citoyen romain, tu n'avais qu'à
crier tout à l'heure : «Halte-là,
maîtresse Orestilla ! Je me nomme Storax, je suis
citoyen romain !...» et tu sortais d'embarras tout
naturellement.
STORAX
Brrr ! comme vous y allez, vous, seigneur Sergius !
CATILINA
Sans doute.
STORAX
Voilà justement l'affaire... Je me débarrassais
d'avec Orestilla, mais je m'embarrassais avec Caton.
CATILINA
Eh bien, parle, explique-toi.
STORAX
Chacun a ses petits secrets.
CATILINA, se levant sur son séant
C'est ce que je n'admets pas, maître Storax. Je vous ai
sauvé la vie, vous êtes à moi... Or, si
votre corps seul m'appartient, ce n'est point assez... S'il
ne s'agit que de votre corps, j'ai cinq cents esclaves plus
beaux et mieux tournés que vous. Votre confiance, au
contraire, m'est précieuse. Je vous prie donc de me
l'accorder, ou sinon je me verrais forcé, n'ayant
aucun besoin de votre corps, de le rendre à
Aurélia, et même de le donner à Caton,
à qui je n'ai jamais rien donné. Voyons, ce que
je vous dis là fait-il effet sur vous, aimable Storax
?
STORAX
Beaucoup d'effet.
CATILINA
Eh bien, voyons.
(Il se recouche.)
STORAX
Vous le voulez ?
CATILINA
Absolument.
STORAX
Vous saurez d'abord que je ne me suis pas toujours
appelé Storax.
CATILINA
Ah !
STORAX
Non. Du temps des proscriptions, je m'appelais Quintus Pugio,
j'étais tanneur.
CATILINA
Très bien !
STORAX
Sylla, vous en savez quelque chose, vous qui étiez son
ami, Sylla mit un certain nombre de têtes à
prix. Je n'avais pas d'ouvrage, la tête valait quatre
mille drachmes. J'en coupai quelques-unes, mais
honnêtement, je vous jure.
CATILINA
Qu'appelles-tu honnêtement ?
STORAX
C'est-à-dire que je n'imitais jamais ces gens de
mauvaise foi, qui, pour s'épargner des recherches
fatigantes, coupaient la tête de leur voisin... quand
celui-ci ressemblait au proscrit demandé. Non, avec
moi, bon argent, bon jeu.
CATILINA
C'était de la probité.
STORAX
Oui, jusque-là, je sais bien, tout va à
merveille... Mais voilà qu'un jour, Sylla eut la
malheureuse idée de changer le mode de payement, et
qu'au lieu de compter tant par tête, il se mit à
acheter les têtes à la livre. Chacun alors de
chercher les plus lourdes. Mes associés eurent la
chance... Les uns prirent des têtes de savants, de
magistrats ; les autres, des têtes de philosophes,
toutes têtes de poids... Il ne me resta plus qu'un
beau, qu'un élégant... Un fils de
sénateur.
CATILINA
Tête légère, n'est-ce pas ? et que tu
laissas vivre.
STORAX
Non. J'imaginai un moyen. Je m'avisai de lui couler du plomb
fondu dans l'oreille pour réparer l'injustice du
sort... Je vous le disais, j'ai trop d'esprit.
CATILINA
En effet, j'ai entendu parler de cela... C'était
ingénieux.
STORAX
N'est-ce pas ?... Malheureusement, la main me tourna, j'en
mis trop ; la tête devint si lourde, que c'était
invraisemblable... L'intendant, après avoir
payé, s'aperçut de la supercherie. Sylla, qui
était de bonne humeur ce jour-là, me fit
grâce de la vie ; mais il voulut que je rendisse
l'argent. Je l'avais dépensé. On me
déclara banqueroutier, et, comme tel, je fus mis
à l'encan et vendu au vieux mari d'Aurélia
Orestilla... Le mari mort, j'échus à la femme.
Aujourd'hui, vous le savez, Caton recherche curieusement,
pour en faire collection, les têtes de ceux qui se sont
distingués dans les proscriptions. Je sais que mon
trait du plomb fondu l'occupe et qu'il a fort envie de
connaître particulièrement le citoyen Quintus
Pugio. Voilà pourquoi, tant que Caton vivra, je
préfère m'appeler Storax. Auriez-vous quelque
chose à objecter contre ce désir, seigneur
Sergius ?
CATILINA
Moi ? Pas le moins du monde.
STORAX
Voyez-vous, si vous êtes assez bon pour me
protéger, et contre Caton et contre Aurélia, je
tâcherai de vous rendre à mon tour quelques
services. J'ai beaucoup vu, beaucoup observé... Je
sais beaucoup de choses qui, inutiles à moi, peuvent
être fort utiles aux autres... Voulez-vous que je vous
dise quelques mots de vos amis ?
CATILINA
Mes amis, je les connais.
STORAX
Et vos ennemis ?
CATILINA
Inutile, je m'en défie. Ecoute : te chargerais-tu de
me retrouver quelqu'un ?
STORAX
Où cela ?
CATILINA
Dans Rome.
STORAX
Donnez-moi son signalement.
CATILINA
Tu l'as vu.
STORAX
Je l'ai vu, et vous me demandez si je retrouverai quelqu'un
que j'ai vu ?
CATILINA
Je te le demande.
STORAX
Où l'ai-je vu ?
CATILINA
Au Champ de Mars.
STORAX
Quand cela ?
CATILINA
Il y a deux heures...
STORAX
Mettez-moi sur la voie.
CATILINA
Le jeune homme à la fronde...
STORAX
Qui a tué ma tourterelle ?
CATILINA
Justement.
STORAX
Comme cela tombe ! Je m'étais promis de le retrouver
pour mon compte. Je ferai, comme lui, d'une pierre deux
coups.
CATILINA
Storax, ce jeune homme te sera sacré. Ta vie me
répondra d'un de ses cheveux ! Tu le retrouveras pour
moi seul.
STORAX
Soit.
CATILINA
Combien te faut-il de temps pour le retrouver ?
STORAX
N'était-ce pas à lui, ce petit gueux d'esclave
jaune qui le suivait ?
CATILINA
C'était à lui.
STORAX
En ce cas, il me faut une heure. Laissez-moi sortir, et, dans
une heure...
CATILINA
Tu es libre.
STORAX fait trois pas et revient
Ah ! pardon, seigneur Sergius, mais il y a une chose qui
m'inquiète ?
(Il va s'appuyer sur le bras du fanteuil.)
CATILINA
Serait-ce, par hasard, cette lettre de Lentulus, que tu as
trouvée sous mon manteau, et que tu as su si
habilement déchiffrer ?
STORAX
Non.
CATILINA
Non ? C'est grave, cependant, un secret de cette importance
!
STORAX
Aussi m'a-t-il préoccupé un instant... En
revenant au Champ de Mars, nous avons côtoyé un
vivier plein de grosses lamproies, qui dévoreraient
dix Storax et quinze Pugio en un quart d'heure. Ces
bêtes, en me voyant passer, levaient leurs fins museaux
à la surface de l'étang, et me couvaient d'un
oeil affamé. Vous m'aviez fait prendre le bord de
l'eau. «Ah ! ah ! me suis-je dit, il paraît que
c'est ici que mon nouveau maître va enterrer Storax et
le secret de Lentulus». Mais, pas du tout, vous avez
passé outre... Alors, je me suis dit : «Il faut
qu'il ait bien besoin de moi ; sans quoi...»
CATILINA
Sans quoi ?..
STORAX
Sans quoi, vous m'eussiez poussé dans le bassin aux
lamproies.
CATILINA
J'y ai bien pensé.
STORAX
Je l'ai bien vu.
CATILINA
Ce n'est donc plus cela qui t'inquiète?
STORAX
Vous vous êtes chargé de ma toilette ; bien !...
la tête est bonne. Vous vous êtes chargé
de mon costume, et je ne me plains pas de l'habit ;
mais...
CATILINA
Mais quoi ?
STORAX
Quel doit être l'usage de cet anneau qu'on m'a
rivé à la jambe ?
CATILINA
Cet anneau, c'est pour y mettre cette chaîne. (Il
lui remet une chaîne.)
STORAX
Ah ! ah !...
CATILINA
Tu es mon confident ; mais je t'élève à
la dignité de portier... dans tes moments perdus. Sois
tranquille, dans une heure, tu seras libre.
STORAX
Donc, je me mets à la piste du jeune homme.
CATILINA
A l'instant même... Songe que j'en veux avoir des
nouvelles cette nuit.
STORAX
Je vous ai demande une heure.
CATILINA
Ah ! voilà quelqu'un qui nous arrive.
STORAX
C'est Orestilla.
CATILINA
Eh bien, ne vas-tu pas faire quelque imprudence ? Puisque tu
ne te reconnais pas toi-même, elle ne te
reconnaîtra pas.
Scène 8
CATILINA, STORAX, ORESTILLA
CATILINA
Salut, Orestilla ! Je vous attendais.
ORESTILLA
Est-ce parce que je vous avais dit que je ne viendrais pas
?
(Elle s'assied.)
CATILINA
Justement ; mais je me suis dit : «Storax pendu, la
colère passera, et Orestilla ne voudra pas me faire
cette douleur de priver de sa présence une fête
donnée pour elle». Il a donc été
pendu, ce malheureux Storax ?
ORESTILLA
Non ; le drôle n'a pas voulu me donner ce plaisir ; en
passant sur le pont, il s'est jeté dans le
Tibre.
CATILINA
Où il s'est noyé ?
ORESTILLA
On me l'a dit, du moins ; mais, comme je tiens à en
être sûre, j'ai donné l'ordre aux
pêcheurs de chercher sou corps.
CATILINA, à Storax
Va où je t'ai dit.
ORESTILLA
Qu'est-ce que cet homme ?
CATILINA
Un nouvel esclave dont j'examinais les mérites.
(Storax sort.)
Scène 9
CATILINA, ORESTILLA
ORESTILLA
Bien. Sommes-nous seuls ?
CATILINA
A l'exception de Curius et de Fulvie, qui se disputent ou se
raccommodent dans les jardins, je ne sais trop lequel.
ORESTILLA
Verrez-vous longtemps encore une société
pareille ?
CATILINA
Cela dépendra de vous, Orestilla. Sommes-nous d'accord
?
ORESTILLA
Parfaitement. Je ne vous aime pas, vous ne m'aimez pas, nous
nous épousons ; n'est-ce point cela ?
CATILINA
Il est impossible de mieux établir la situation.
ORESTILLA
Il y a dans la vie d'un homme, fût-il homme de
mérite, fût-il homme de talent, fût-il
homme de génie, un de ces moments où tout
avenir peut se briser devant un mot : l'argent manque !
CATILINA
Moins le génie, je suis, en effet, dans un de ces
moments-là.
ORESTILLA
Il en résulte que, faute de quelques milliers de
sesterces, une destinée avorte, une fortune
croule...
CATILINA
C'est ce qui faillit arriver à César au moment
de partir pour l'Espagne. Il rencontra Crassus, qui le
sauva.
ORESTILLA
Et c'est ce qui vous arriverait, à vous, si vous ne
m'aviez pas rencontrée... Je serai votre Crassus.
Crassus donna la préture à César, je
vous donnerai le consulat. Combien vous faut-il pour assurer
votre élection ? Calculez largement.
CATILINA
Vingt millions de sesterces.
ORESTILLA
Vous pouvez les faire prendre chez moi cette nuit.
CATILINA
De mon côté, vous savez que je ne vous apporte
rien. Mes terres et mes prairies sont grevées
d'hypothèques, mes esclaves sont engagés, le
séquestre est mis sur mes maisons. Vous épousez
Lucius Sergius Catilina... ou plutôt son nom, et rien
de plus.
ORESTILLA
Soit. C'est à un homme tel que vous qu'il me convient
de lier ma destinée. Maintenant, vous savez toute ma
vie. Je ne cherche point à me farder. J'abjure mon
passé. J'oublie ce que je fus. Votre avenir politique,
c'est le mien. Pour la réussite de vos désirs,
pour le triomphe de votre ambition, pas de trêve, pas
d'obstacles. Je n'ai plus de famille, je n'ai plus d'amis, je
n'ai plus de sentiments... Je suis votre associée,
votre instrument, s'il est besoin, votre complice, s'il le
faut... Je suis à vous, toute à vous.
CATILINA
J'accepte.
ORESTILLA
Les serments que les époux se font entre eux,
dérision ! Ce n'est point un mariage, c'est un pacte
que nous concluons au pied des autels. Le jour où vous
me direz : «Aurélia, pour que je sois plus
riche, pour que je sois plus grand, pour que je sois le
premier de Rome, ce n'est pas assez qu'il y ait entre nous un
pacte, il faut qu'il y ait un crime !...» ce
jour-là, je vous dirai : «Associée, je
partage le mal et le bien ; complice, je me mets à
l'oeuvre ; instrument, je frappe !...»
CATILINA
Bien !
ORESTILLA
Est-ce là-dessus que vous comptiez ?
CATILINA
Tout à fait.
ORESTILLA
A votre tour !... Que faites-vous pour moi ?
CATILINA
Je croyais cette question résolue entre nous...
Où je vais, je vous mène. Seulement, tant que
je monte, vous pouvez me suivre ; si je tombe, vous avez le
droit de m'abandonner... Je ne vous dois que ma bonne
fortune.
ORESTILLA
Je n'aime point Catilina comme on aime un homme ; je l'aime
comme on aime sa propriété. Je vous veux
exclusivement, entièrement... C'est vous dire que je
ne permettrai pas que rien, entendez-vous ? que rien surgisse
entre nous... J'ai accepté la seconde place dans votre
fortune et dans votre vie ; mais,
réfléchissez-y, je refuserais la
troisième. Vous d'abord, moi ensuite.
CATILINA
C'est convenu.
ORESTILLA
Ainsi, vous n'avez rien dans le coeur, Catilina ?
CATILINA
Rien.
ORESTILLA
Vous n'aimez aucune femme ?
CATILINA
Aucune.
ORESTILLA
Pas un regard que vous cherchiez avee plaisir ?
CATILINA
Pas un.
ORESTILLA
Pas une main que veus pressiez avec affection ?
CATILINA
Pas une.
ORESTILLA
Pas d'enfant d'un premier mariage ?
CATILINA
Non.
ORESTILLA
Pas d'enfant d'adoption ?
CATILINA
Non.
ORESTILLA
Pas d'enfant naturel ?
CATILINA
Non.
ORESTILLA
Réfléchissez-y bien. En me disant que vous
n'aimez rien au monde, que tout vous est indifférent ;
en me disant que je dois passer avant tout et avant tous,
vous vous ôtez le droit de défendre qui que ce
soit contre moi, vous me donnez le droit de disposer
souverainement de tout et de tous.
CATILINA
Je vous le donne.
ORESTILLA
Voici l'anneau d'Orestillus, mon premier mari, le cachet
auquel obéissent mon intendant et mes esclaves. Il
représente quarante millions de sesterces... et ma
liberté. Votre main.
(Elle lui passe l'anneau au doigt.)
CATILINA
A vous, voici l'anneau de Sergeste mon ancêtre, le
cachet qui régnait sur tous mes biens, quand j'avais
des biens. Aujourd'hui, il n'est plus que le gage de ma
volonté. Mais ce que je veux, c'est cent fois, c'est
mille fois, c'est un million de fois ce que j'ai perdu. C'est
ce qu'a voulu Marius ; c'est ce qu'a accompli Sylla.
ORESTILLA
Votre associée peut le prendre ?
CATILINA
Le voici.
(Orestilla prend l'anneau.)
Scène 10
Les Mêmes, NUBIA, puis LENTULUS, RULLUS,
CETHEGUS,
CAPITO, CURIUS, FULVIE, un intendant, etc., etc
Catilina va au-devant des nouveaux venus jusque dans le
jardin.
NUBIA, paraissant à la porte de
côté
Maîtresse...
ORESTILLA
Ah ! c'est toi, Nubia ?
NUBIA
Puis-je parler ?
ORESTILLA
Oui.
NUBIA
Le jeune homme s'appelle Charinus, le père Clinias, la
mère Erys.
ORESTILLA
Où demeurent-ils ?
NUBIA
Au Champ de Mars, près de la voie Flaminia.
ORESTILLA
Bien. Prends mon manteau, Nubia.
CATILINA, revenant avec Capito, et allant au-devant
de Lentulus
. Lentulus, salut !
LENTULUS
Avez-vous reçu ma lettre ?
CATILINA
Oui, et soyez tranquille. On veillera à ce que le pois
chiche soit cueilli. - Bonjour, Céthégus
!
CETHEGUS
Bonjour. Avons-nous du nouveau ?
CATILINA
C'est à vous qu'il faut demander cela ; à vous,
notre futur édile.
(Entrent Fulvie et Curius.)
CETHEGUS
Par Hercule ! le sénat se remue comme une
fourmilière sur laquelle un cheval a mis le pied.
Toutes les bandes de pourpre veulent nommer Cicéron.
Sera-t-il nommé ?
CATILINA
Vous le savez, amis, c'est un coup de dés sur le tapis
vert des comices. Nul ne peut répondre s'il fera le
coup de Vénus ou le coup du chien.
FULVIE
O Sergius ! pourquoi les femmes ne votent-elles pas !
CATILINA
Merci, belle Fulvie ; mais, si les femmes ne votent pas,
elles font voter.
ORESTILLA, assise
C'est presque une déclaration, savez-vous ? Dites donc
à Fulvie que nous nous marions...
séparés de biens.
CURIUS, à Catilina
Bon ! voilà les femmes qui se disputent, à
présent.
CATILINA, intervenant
L'une ou l'autre de vous deux a-t-elle vu César,
mesdames ?
TOUTES DEUX
César ? Non.
CATILINA
Voyons, Orestilla ?
CURIUS
Voyons, Fulvie?
ORESTILLA
Eh bien, quoi ?
FULVIE
Qu'y a-t-il?
CETHEGUS
César, c'est un Janus : il a deux visages. Par Hercule
! défiez-vous de lui, Sergius. L'un qui sourit
à Catilina, l'autre qui sourit à
Cicéron.
CATILINA, à Orestilla
Si César vient, retenez-le, et qu'il ne sorte sous
aucun prétexte. - Ah ! vous voilà, Rullus ! Que
tenez-vous là ? Est-ce un chapitre des dix
premières années de votre Histoire de
Sylla ?
RULLUS
Non ; c'est un projet d'organisation dont je compte faire
l'essai, si jamais j'arrive au pouvoir.
CAPITO, à Catilina
Eh bien, qu'attendons-nous pour souper?
CATILINA
César.
L'INTENDANT
Une lettre du noble Julius...
CATILINA
Il ne viendra pas.
ORESTILLA
A-t-il une bonne raison, au moins ?
CATILINA
Excellente. Jugez-en... (Il lit.) «Une belle
dame vient de me faire avouer que l'on dîne mieux
à deux qu'à douze. Pardonnez-moi ; elle ne me
pardonnerait pas».
FULVIE, à Curius
Si César ne vient pas, c'est mauvais signe.
CURIUS
Par Vénus ! Fulvie, César donne une trop bonne
excuse pour que je ne trouve pas qu'il est dans son
droit.
FULVIE
Niais que vous êtes!
CATILINA
Seigneurs, nous tâcherons de nous passer de
César.
LENTULUS
N'importe, c'est fâcheux. César ! c'est un beau
nom.
RULLUS
Eh ! laissez là vos patriciens, Lentulus. Invitez le
peuple, et il viendra, lui. Je réclame la part du
peuple, Catilina, du peuple, toujours oublié dans les
révolutions ?
CATILINA
C'est bien, Rullus, c'est bien ; on lui fera justice cette
fois, au peuple, et c'est vous qui serez chargé de la
lui faire.
TOUS
Bravo, Catilina ! bravo !
CETHEGUS
J'attends, pour crier : Vive Catilina ! que Catilina
ait fait ses largesses.
CATILINA
Soyez tranquille, il les fera. J'ai regardé l'aigle
romaine, et j'ai mesuré son vol ; elle part du mille
d'or, centre de la ville, et décrit un cercle
gigantesque autour du monde. L'Europe au ciel
sévère, à la terre féconde ;
l'Asie aux plaines embaumées, aux fleuves semés
de paillettes d'or, aux villes opulentes ; l'Afrique avec ses
milles d'argent et de pierres précieuses, avec ses
déserts, vaste peau de tigre tachée d'oasis ;
voilà ce que domine l'aigle de nos légions ; du
haut du ciel, son oeil voit s'agiter cent cinquante millions
de tributaires, fumer quarante mille cités ; l'ombre
de ses deux ailes s'étend sur les deux mers qui
embrassent son domaine comme une ceinture ruisselante de
lumière. Enfin, lorsqu'elle est fatiguée, elle
peut reposer son vo1 sur une montagne d'or aussi haute que
l'Atlas. Comptons-nous ! Nous comptons six ! Coupons la
montagne en six tranches ; taillons le monde en six parts :
voilà, mes amis ; la largesse que vous fait le roi du
festin.
TOUS
Vive le roi du festin !
CATILINA
Le roi, ce sera le consul de demain. Criez : Vive le
consul !
CETHEGUS
Pas de détours, pas d'apologues. Ne crions ni Vive
le roi ! ni Vive le consul ! Crions : Vive
Catilina !
CURIUS, à Fulvie
Comprenez vous, maintenant ?
FULVIE
Je comprends.
CURIUS
Et êtes-vous fâchée d'être
restée ?
FULVIE
Je ne m'engage que jusqu'à demain.
CATILINA
Maintenant, parlez. Il n'y a pas de trop vastes
désirs, il n'y a pas de trop grandes ambitions : ce
que les autres osent à peine rêver, demandez-le,
et vous l'aurez. - A vous, Lentulus, prenez.
LENTULUS
A moi l'Asie !
CATILINA
Rullus, vous l'organisateur de nos majorités, demandez
!
RULLUS
A moi Rome, et, avec Rome, l'Italie !
CATILINA
Soit... - Céthégus, vous, le bras de
l'entreprise, que vous faut-il ?
CETHEGUS
La Gaule, la Germanie, le Nord !
CATILINA
C'est dit. - Capito, que désirez-vous ?
CAPITO
L'Afrique !
CATILINA
Accordé. - Vous, Curius ?
CURIUS
Que dites-vous de l'Espagne, Fulvie ?
FULVIE
Elle est un peu ruinée par César.
CURIUS
Bah ! nous trouverons bien à y glaner un milliard de
sesterces. (Se tournant vers Catilina.) L'Espagne
!
CATILINA
Vous l'avez.
ORESTILLA, à Catilina
Ils vous oublient et prennent tout. Chacun a sa province ;
que vous restera-t-il, à vous ?
CATILINA, bas
Tout. Ne faut-il pas des proconsuls à un dictateur ?
(Haut.) Et maintenant, amis, à table !
CAPITO
Mais la table n'est pas dressée.
CATILINA
Oh ! ce sera bientôt fait ; j'ai, pour me servir, des
génies fort intelligents, quoique invisibles.
FULVIE
Et de quelle façon leur transmettez-vous vos
commandements ?
CATILINA
Frappez du pied, madame, avec l'intention qu'ils vous
envoient à souper, et ils vous obéiront.
FULVIE
Combien de fois ?
CATILINA
Trois fois, c'est le nombre sacré.
FULVIE frappe du pied trois fois ; une table
somptueusement servie sort de terre avec des lits de
pourpre
C'est par magie !
ORESTILLA, bas, à Catilina
Envoyez chercher chez moi un million de sesterces.
CATILINA
Bien. Placez-vous. Amis, à table ! à table
!
Scène 11
Les mêmes, STORAX
STORAX
Maître !
CATILINA
C'est toi ?
STORAX
Je sais tout.
CATILINA
Parle !
STORAX
Le jeune homme s'appelle Charinus, le père Clinias, la
mère Erys.
CATILINA
Où demeurent-ils ?
STORAX
Au Champ de Mars, près de la voie Flaminia, une petite
maison isolée.
CATILINA
, vivement. La maison de la vestale ?
STORAX
Justement !
CATILINA
Qu'on apporte un manteau d'esclave dans cette chambre ; dans
dix minutes, je sors.
ORESTILLA
Eh bien, Catilina, nous n'attendons plus que vous et les
couronnes.
CATILINA
Voici Vénus, votre soeur, qui vient vous les
apporter.
(Deux esclaves vêtues en nymphes et une Vénus
descendent da lambris sur un nuage, avec des couronnes et des
guirlandes.)
TOUS
Vive Catilina, le roi du festin !
CATILINA, levant sa coupe
Amis, au partage du monde !
TOUS
Au partage du monde !