Acte III - Quatrième tableau |
La maison de la Vestale. - Même décoration qu'au prologue.
Scène 1
MARCIA, sur un canapé ; CLINIAS
MARCIA
Pourquoi prenez-vous cette peine de porter vous-même
les bagages dans le souterrain, Clinias ?
CLINIAS, s'approchant d'elle
Parce que je me défie de tout le monde, et même
de Syrus ; puis il y a près d'une année que la
porte extérieure n'a été ouverte.
J'avais peur que la serrure ne fût rouillée et
que nous n'éprouvassions quelque difficulté au
moment du départ. Heureusement, tout va bien.
MARCIA
Voyons, Clinias, pour me séparer encore une fois de
mon enfant, le danger est-il aussi grand que vous le croyez
?
CLINIAS
Le danger est immense, Marcia.
MARCIA
Ainsi, vous ne vous êtes pas trompé, vous
êtes sûr d'avoir reconnu cet homme ?
CLINIAS
Marcia, trois figures vivent incessamment dans mon souvenir ;
l'une y éveille l'amour, la seconde la pitié,
la troisième la haine : vous que le ciel nous a
donnée, Niphé que la mort nous a prise, cet
homme que l'enfer nous renvoie.
MARCIA
C'est bien, Clinias ; prenez cette bourse. J'ai mis quatre
talents d'or au fond du coffre. Rien ne s'oppose plus
maintenant à ce que je sois séparée de
mon fils. Rien, pas même ma volonté.
CLINIAS
Marcia, vous avez encore une heure.
MARCIA
Elle passera bien vite.
CLINIAS
Elle passera trop lentement, Marcia. Je l'avoue, je ne
respirerai à l'aise qu'une fois hors des murs de Rome,
quand nos mules nous entraîneront vers Naples.
MARCIA
Alors, partez tout de suite.
CLINIAS
Il m'a fallu le temps de faire prévenir nos esclaves.
Je leur ai donné rendez-vous à la fin de la
seconde veille seulement.
MARCIA
Où doivent-ils vous attendre ?
CLINIAS
Au premier mille de la voie Appia. Ils seront vingt, conduits
par Senon le Gaulois, bien armés, bien
montés.
MARCIA
Et quand pourrai-je vous rejoindre ?
CLINIAS
Aussitôt que nous vous aurons annoncé notre
arrivée à Alexandrie. Pardon si je dispose
ainsi de vous, Marcià, si je vous pousse ainsi dans
l'exil, mais c'est pour suivre votre fils. Vous y perddez la
patrie, mais vous y gagnez le bonheur.
MARCIA
Merci, Clinias.
CLINIAS
Ah ! voici Charinus qui vient... D'ici à l'heure du
départ, Marcia, pas un mot à votre fils ! qu'il
n'apprenne qu'il vous quitte que lorsque le moment de vous
quitter sera venu.
Scène 2
Les mêmes, CHARINUS, SYRUS
CHARINUS
Pardon, ma mère, je me suis laissé
entraîner par le travail, et j'avais peur, en entrant,
de ne plus vous trouver ici. Il est tard, n'est-ce pas
?
CLINIAS
On vient de crier la cinquième heure de la nuit.
MARCIA
Qu'as-tu fait, Charinus ? tu as dessiné ou traduit
?
CHARINUS
L'un et l'autre, ma mère.
MARCIA
Es-tu content de ce que tu as fait ?
CHARINUS
Je serai content si vous êtes contente, ma mère
; Syrus, va chercher dans ma chambre un dessin qui
représente des hommes à cheval, et un rouleau
de papyrus couvert de lignes inégales. Ce n'est point
par paresse, ma mère, que j'envoie Syrus, c'est pour
ne pas vous quitter.
MARCIA
Cher enfant !...
CLINIAS, bas, à Marcia
Du courage !
CHARINUS
Votre coeur bat, votre poitrine se gonfle ; qu'avez-vous, ma
mère ?
MARCIA
Rien.
SYRUS, rentrant
Jeune maître, est-ce là ce que vous demandez
?
CHARINUS
Oui. Tenez, ma mère, voyez... Ceci est la copie d'une
frise du Parthénon.
MARCIA
Laisse-moi ce dessin, mon enfant ; je le garde.
CHARINUS
Oh ! ma mère, vous lui faites beaucoup trop
d'honneur.
CLINIAS
Qu'as-tu traduit aujourd'hui, Charinus ?
CHARINUS
Quelques vers du chef-d'oeuvre d'Euripide ; un fragment de
Phèdre : l'invocation à Diane.
CLINIAS
Voyons.
MARCIA
Attends que je t'écoute, mon enfant ; attends surtout
que je te voie.
CHARINUS
Fille de Jupiter, déesse au front changeant,
Qui mires dans les flots ta couronne d'argent,
Et traces à ton char, quand la nuit prend ses
voiles,
Une route nacrée au milieu des étoiles,
Toi qui chasses le jour, et que j'entends parfois
En excitant les chiens, troubler la paix des bois ;
Qui sondes des forêts l'épaisseur
inconnue,
Quand ton frère Phoebus, éclatant dans la
nue,
Te conseille d'aller, au milieu des roseaux,
Livrer ton corps divin à la fraîcheur des eaux
;
Diane chasseresse, ô fille de Latone,
Reçois d'un coeur ami cette blanche couronne
Que je t'offris hier, et que, d'une humble main,
Avec les mêmes voeux, je t'offrirai demain.
J'en ai ravi les fleurs...
CLINIAS, bas, à Marcia, qui paraît
fort émue
Marcia !... (Geste de désespoir de
Marcia.)
CHARINUS
Mais qu'avez-vous donc, ma mère ? Je ne vous ai jamais
vue ainsi.
CLINIAS, retournant le sablier
Marcia, c'est l'heure.
CHARINUS
Quelle heure, mon père ? celle de me retirer, sans
doute ?
CLINIAS
Oui... Dites adieu à votre mère,
Charinus.
CHARINUS
Bonsoir, ma bonne mère ! bonsoir, ma mère
chérie !
MARCIA
Adieu ! adieu !...
CHARINUS
Mais vous ne me dites pas bonsoir, vous me dites adieu, ma
mère.
MARCIA, sanglotant
Adieu ! oh ! oui, adieu !
CHARINUS
Ma mère, vous pleurez... Mon père, vous
détournez la tête... Qu'y a-t-il ? par
grâce, qu'y a-t-il ?
CLINIAS
Il y a, Charinus, que vous partez, ou plutôt que nous
partons cette nuit.
CHARINUS
Nous partons ! et où allons-nous, mon père
?
CLINIAS
En Egypte.
CHARINUS
En Egypte ?
CLINIAS
Oui ; votre éducation n'est pas finie, Charinus...
L'Egypte est un de ces pays qu'un jeune homme, destiné
comme vous l'êtes aux arts et aux sciences, doit
visiter.
CHARINUS
Oh ! je serais bien heureux de voir l'Egypte, si ma
mère pouvait nous y suivre.
CLINIAS
Avant trois mois, Charinus, elle nous aura rejoints.
CHARINUS, allant à sa mère
Oh ! bonne mère ! Mais, puisque tu dois venir,
pourquoi ne viens-tu pas avec nous ? pourquoi n'avances-tu
pas ton départ ou ne retardons-nous pas le nôtre
?
CLINIAS
Parce qu'il faut que tu partes à l'instant même,
Charinus.
CHARINUS
Mais ce n'est pas un voyage, alors, c'est une fuite.
MARCIA, pleurant
Oui, mon enfant, une fuite !
CHARINUS
Il y a donc un danger ?... Pour qui ?... Pour moi ?..
MARCIA
Oui, pour toi.
CHARINUS
Ma mère, serait-ce donc ce seigneur que nous avons vu
au Champ de Mars ?... Mon père, ce...
CLINIAS
Silence ! je vous dirai tout cela en route, Charinus. Prenez
ce coffret.
CHARINUS, allant pour prendre le coffret
Dois-je appeler Syrus ou Byrrha ?
CLINIAS
Non, non ! gardez-vous-en, au contraire ! Il faut que tout le
monde ignore notre départ.
CHARINUS
Mais, quelque précaution que nous prenions, le portier
nous verra sortir.
CLINIAS
Il ne nous verra point, car nous sortons par le souterrain.
Dis adieu à ta mère, Charinus.
CHARINUS, s'élance dans les bras de sa
mère, assise sur le canapé
Mais ma mère se meurt ! vous le voyez bien, je ne puis
la quitter dans cet état.
CLINIAS
Charinus, il faut que le jour nous trouve aux marais
Pontins.
CHARINUS, à genoux devant Marcia
O ma mère ! ma mère !
SYRUS, entrant
Maître !
CLINIAS
Qui vient ici sans être appelé ?
MARCIA
C'est un instant de plus que les dieux me donnent. Sois le
bienvenu, Syrus !
SYRUS, prenant Clinias à part
Maître, un esclave est là-bas qui demande
à vous parler.
CLINIAS
Je n'attends personne, je ne veux recevoir personne en ce
moment. (Syrus sort.) Allons, embrassez votre fils,
Marcia.
CHARINUS
Tu viendras, n'est-ce pas, bonne mère ?
MARCIA
Oh ! oui, le plus tôt possible.
SYRUS, rentrant
Maître !
CLINIAS s'apprête à ouvrir le passage
secret
Encore ?
SYRUS
Maître ! cet esclave insiste.
CLINIAS
Chasse-le.
SYRUS
Il demande seulement à vous remettre un billet.
CLINIAS
Qu'il attende. (A Marcia.) Vous verrez ce que c'est,
Marcia, lorsque nous serons partis.
SYRUS
Maître, à ce que dit l'esclave, le billet vous
prévient d'un grand danger.
MARCIA
D'un grand danger ! Vous entendez, Clinias.
CLINIAS
Voyons, que dis-tu ? de quelle part vient ce danger ?
SYRUS
De la part de Sergius Catilina.
CLINIAS
De Sergius Catilina ?
MARCIA
Catilina !... Grands dieux!
CHARINUS
Mon père, c'est ce patricien que nous avons
rencontré au Champ de Mars, qui m'avait donné
ce beau flacon, et loin de qui vous m'avez
entraîné si vite ?
CLINIAS, à Syrus
Amène l'esclave, je veux lui parler. (Syrus sort. A
Marcia.) Dans votre chambre... Pas un souffle, pas une
parole !
MARCIA
Et Charinus ?...
CLINIAS
Dans le souterrain, afin qu'il soit tout prêt à
partir... Dans votre chambre, dans votre chambre ! Marcia, je
vous en supplie. (Montrant le souterrain.) Et vous,
Charinus, là, là. (Il le fait entrer dans le
souterrain.) Ne vous écartez point, ne bougez pas,
n'ayez point peur. Seulement, fermez la trappe en dedans avec
cette barre de fer. (A Marcia.) Allez, Marcia. (A
Charinus.) Allez, Charinus... Il était temps !
Scène 3
CLINIAS, SYRUS, l'esclave
SYRUS
Voici l'esclave.
CLINIAS
C'est bien, laisse-nous seuls. (A l'esclave.) Tu as
une lettre à me remettre ? (L'esclave la donne. -
Lisant.) «Tu as aujourd'hui, au Champ de Mars,
insulté Lucius Sergius Catilina. Il désire
savoir la cause de cette offense». C'est bien, demain
je la lui ferai savoir. Je ne puis la dire qu'à
lui-même.
L'ESCLAVE
Alors, parle ; le voici... (Il 1ève son
capuchon.)
CLINIAS
Catilina ! Catilina dans cette maison !...
CATILINA
Eh bien, cette réponse ? Je l'attends.
CLINIAS
Je n'ai pas de réponse à te faire.
CATILINA
Tu n'as pas de réponse à faire à Sergius
Catilina, quand, aujourd'hui même, tu l'as
offensé cruellement ? Voyons, quel sentiment t'a fait
agir envers moi... Etait-ce un sentiment de haine, de
mépris ou de terreur ?
CLINIAS
Crois à tous les sentiments que tu peux m'inspirer,
Catilina, excepté à la terreur.
CATILINA
Je ne dis pas que tu as eu peur pour toi... Ne connaissant
pas ce sentiment, je ne suppose jamais qu'il existe chez les
autres.
CLINIAS
Et pour qui craignais-je donc, si ce n'était pour moi
?
CATILINA
Mais pour ce jeune homme qui t'accompagnait,
peut-être.
CLINIAS
J'ignore de quelle terreur vous voulez parler et de quel
jeune homme il est question... L'heure s'avance... J'ai
besoin d'être seul ; laissez-moi...
CATILINA
Je ne suis pas de ceux qui ont des yeux pour ne pas voir, qui
interrogent pour ne pas apprendre, qui vont sans raison
d'aller... Je t'ai vu, au Champ de Mars, agir d'une
façon qui a droit de m'étonner... Je suis venu
dans cette maison pour savoir ce qu'il importe que je sache.
Je ne m'en irai point que tu ne m'aies répondu.
CLINIAS
Ma réponse, la voici : Regardez ce portique silencieux
et sombre ; regardez cette voûte où le bruit de
vos pas fait un écho funèbre...
CATILINA
J'ai vu ce portique, j'ai vu cette voûte...
Après ?
CLINIAS
Lucius Sergius Catilina, la dernière fois que tu
entras dans cette maison, ne trouvas-tu pas sous ce vestibule
un cercueil ?
CATILINA
Peut-être.
CLINIAS
Lucius Sergius Catilina, la dernière fois que tu
sortis de cette maison, ne laissas-tu pas à cette
place un cadavre ?
CATILINA
Cela se peut.
CLINIAS
Ce n'est pas tout, car le meurtre fut ton moindre crime !...
Cette nuit, ne l'avais-tu pas destinée à tous
les forfaits ? n'avais-tu pas outragé la fille au pied
du cercueil du père, souillé la prêtresse
à la face de la divinité ? et, non content
d'avoir assassiné l'affranchie, dont le sang rougit
l'eau de cette fontaine, ne laissas-tu pas lâchement
condamner à mort, lâchement ensevelir vivante,
le jour où elle devenait mère, la vestale,
victime de ta brutale passion ?... J'ai donc raison de te
dire : Traverse en courant ce vestibule, sacrilège
!... fuis de cette salle sans regarder en arrière,
assassin !
CATILINA
Tu es cet esclave qui se précipita sur mot au moment
où je quittais la maison ?
CLINIAS
Eh bien, oui, c'est moi.
CATILINA
Alors, plus de détours, plus de mystères...
Charinus a quinze ans ; Charinus est le fils de la vestale
enterrée vivante ; Charinus est mon fils.
CLINIAS
Tu te trompes, c'est le mien !
CATILINA
Tu es donc marié ?
CLINIAS
Oui !
CATILINA
Où est ta femme ?
CLINIAS
Que t'importe !
CATILINA
Oh ! je te l'ai dit, quand je soupçonne, quand je
désire, quand je veux, rien ne me distrait, rien ne
m'arrête, tu le sais bien... Charinus existe : je l'ai
vu... Charinus ! cher petit !... Tu as bien fait de l'appeler
Charinus, car je l'aime ; car, au premier coup d'oeil, je
l'ai aimé... Ne dis pas que tu es son père, ne
dis pas qu'il est le fils de ta femme... Je l'ai reconnu,
comme on reconnaît une ombre... Charinus est le fils de
Marcia, le fils de mon amour, la seule chose que j'aime en ce
monde, (Il s'assied.) Je resterai jusqu'à ce
qu'on me l'ait rendu... Rends-le-moi, et je m'en irai.
CLINIAS
Oh ! tu fais bien de m'irriter, tu fais bien de provoquer ma
violence.
CATILINA
Tu fais bien de me menacer, tu fais bien de porter la main
à ton épée !
CLINIAS
Hors d'ici !
CATILINA
Prends garde !
CLINIAS, tirant son épée
Hors d'ici ! ou tu es mort.
CATILINA
Tiens, je n'ai que ce poinçon d'acier, avec lequel
j'écris sur mes tablettes ; mais, au besoin, il peut
devenir un poignard ; prends garde ! car, avec cette arme
misérable, je vais combattre pour un bien plus
précieux que ma vie, je vais combattre pour un fils.
Prends garde ! tu succomberas et je le prendrai.
Scène 4
Les mêmes, MARCIA
MARCIA, entrant
Vous me prendriez mon enfant, vous ?..
CATILINA
Dieux immortels ! est-ce une apparition ? est-ce un
rêve ? Marcia, Marcia la vestale !
MARCIA
Oh ! tu l'as reconnue ?
CATILINA
Marcia, Marcia !
MARCIA
Oui, quand, par un crime, cette vierge pure donnait le jour
à un fils ; quand, par le dévouement
généreux d'un ami, la morte revoyait le jour
qu'elle ne devait jamais revoir ; quand les dieux ont permis
tout cela, croyez-moi, ils ne peuvent permettre que mon fils
me soit ravi par vous, que mon sauveur soit assassiné
par vous, par vous qui êtes la cause de tous mes
malheurs, et que cependant je vois pour la première
fois, et dont cependant je prononce le nom pour la
première fois, Lucius Sergius Catilina !...
CATILINA
Marcia vivante !
CLINIAS
Marcia, vous nous avez perdus ; il sait notre secret
maintenant ; il peut le révéler aux magistrats.
Marcia, laissez-nous ensemble, et, quand je vous rappellerai,
vous n'aurez plus rien à craindre de lui.
MARCIA
Clinias, retirez-vous !
CLINIAS
Seule ! vous voulez que je vous laisse seule avec cet homme
?
MARCIA
Je vous en prie.
CLINIAS
Oh ! vous savez bien que vos prières sont des ordres.
Je me retire, Marcia.
(Il sort par le fond.)
Scène 5
CATILINA, MARCIA
MARCIA
Lucius Sergius Catilina, asseyez-vous dans ma maison.
CATILINA, se laissant tomber sur un
fauteuil
O dieux bons !...
MARCIA, s'approchant de lui
Vous avez dit tout à l'heure que vous veniez chercher
ici votre fils Charinus, votre fils qui n'avait pas de
mère ; maintenant, vous voyez que Charinus a une
mère ; que demandez-vous ?
CATILINA
Oh ! c'est donc vous, Marcia ?
MARCIA
Non, ce n'est pas Marcia, la Marcia que vous connaissiez
autrefois et que vous essayez de reconnaître
aujourd'hui ; c'est une mère à qui vous avez
dit : «Je vais te prendre ton enfant !»
CATILINA
Je ne sais ce que j'ai dit, Marcia.
MARCIA
Oui, je comprends, mon apparition vous a troublé ; ce
n'est point une chose ordinaire que la résurrection
des morts, n'est-ce pas ? et vous deviez croire ensevelie
à jamais cette Marcia que vous avez perdue. Voyons,
est-ce au nom de Marcia déshonorée par votre
crime, est-ce au nom de Marcia assassinée par votre
abandon que vous venez redemander Charinus ?
CATILINA
Ah !... Isolons les deux crimes que vous me reprochez ;
laissez-moi porter le poids du premier, si lourd, qu'il
courbe mon front devant vous lorsque vous me regardez ; mais
ne m'accusez pas du second, c'est une lâcheté
que je n'ai pas commise. Lorsque le jugement de Cassius
Longinus vous frappa, je combattais en Espagne ; la nouvelle
de votre mort m'arriva deux mois après
l'exécution de la sentence ; je ne pus ni vous
défendre ni vous sauver. Charinus ne saurait donc
reprocher à son père autre chose que le crime
auquel il doit la vie.
(Il se lève.)
MARCIA
Charinus n'a pas de père, seigneur ; il n'a qu'une
mère, près de laquelle il a vécu depuis
sa naissance et qui, le jour où il sera devenu un
homme, lui révélera le malheur qui pèse
sur sa vie.
CATILINA
Pour qu'à partir de ce jour, il me haïsse,
n'est-ce pas ?
MARCIA
Je ne veux lui inspirer pour vous ni bons ni mauvais
sentiments ; je ne sais de vous que tout ce que le monde en
dit ; vous ne m'avez été
révélé que par votre crime : vous
êtes entré la nuit dans la maison de mon
père, je dormais lorsque vous avez franchi le seuil de
ma chambre ; vous avez abusé d'un sommeil
préparé par vous ; quand je me suis
réveillée, vous n'étiez plus là,
et j'étais mère.
(Elle s'est éloignée de Catilina.)
CATILINA
Marcia, pas un mot de plus, je vous en conjure !
(S'approchant de Marcia.) Je ne suis pas un homme
à moduler des soupirs et à nourrir des remords,
et cependant bien des fois le souvenir de cette nuit terrible
est venu me faire tressaillir et trembler. Mais à quoi
bon tout cela ? Quand on a ruiné la fortune,
l'honneur, la vie d'une femme ; quand on a fait tomber sur sa
tête les plus épouvantables malheurs, on ne
vient pas lui dire : «Pardonnez-moi, je me
repens» ; mais on vient lui dire : «Ecoutez-moi,
pauvre victime de ma folie, de mon amour, de ma
brutalité, écoutez-moi ; si j'ai
été méchant, c'est que j'étais
seul, c'est que je voyais le vide autour de moi, c'est que le
néant qui précède l'existence et qui
suit la mort, vivant, je l'avais dans le coeur. Oh ! il est
facile d'être bon, croyez-moi, quand on aime et qu'on
est aimé !... Pour-quoi toutes ces orgies ardentes qui
usent mes nuits, tous ces rêves fiévreux qui
brûlent mes jours ? Parce qu'au lieu d'un sentiment
réel qui fait aimer la vie, j'ai été
obligé de vouer un culte aux passions factices qui la
font oublier. Pourquoi mon patrimoine perdu ? pourquoi ma
fortune jetée aux vents ? pourquoi mes jours
dépensés au hasard ? Parce que je ne
répondais à personne de mon patrimoine, de ma
fortune, de mes jours. Donnez-moi un héritier de tout
cela, Marcia ; et je conserverai tout cela pour mon
héritier. Donnez-moi un enfant, et je grouperai le
passé, le présent et l'avenir autour de cet
enfant». Eh bien, Marcia, comprenez-vous ? A l'heure
où il est temps encore pour moi de m'arrêter,
quand peut-être je puis écarter la
fatalité qui me poursuit en épouvantant cette
fatalité avec le présent que les dieux viennent
de me faire, je retrouve Charinus, je retrouve votre enfant,
je retrouve mon fils ; mon coeur, que je croyais mort,
ressuscite ; l'espoir, que je croyais éteint,
renaît... Marcia, Marcia ! il y a là pour moi,
devant moi, je le sens, un monde nouveau, inouï,
inconnu, pareil à ces jardins enchantés que
gardait le serpent de Jason ou le dragon d'Hespérus.
Ce monde, c'est vous, Marcia, qui en tenez l'entrée.
Marcia, au nom de tous les dieux, ne me repoussez pas du
seuil sauveur ! Marcia, ne me fermez pas la porte
sacrée !
MARCIA
Et vous voulez que je croie à cet amour paternel venu
en un instant, ignoré d'hier, tout-puissant
aujourd'hui ?
CATILINA
Que voulez-vous que je vous dise, Marcia ? A peine si j'y
crois moi-même ; c'est une chose qui vivait en moi et
que j'ignorais. Tout ce que je croyais aimer, c'était
l'émanation de cet amour inconnu auquel l'apparition
de mon enfant a donné un nom, une forme, une
existence. J'ai vu Charinus, et mes yeux n'ont pu se
détacher de lui. Il buvait dans une gourde de bois de
frêne, et j'ai souhaité qu'il bût dans
l'or. Il était brillant de jeunesse, de beauté,
de grâce, et j'ai souhaité qu'il fût mon
fils. Les dieux ont permis que l'impossible devînt une
réalité, et j'ai dit aux dieux : «Eh
bien, c'est tout ce que je désirais ; dieux immortels,
donnez-moi mon enfant, et je n'ai plus rien à demander
de vous».
MARCIA ; elle se soulève sans quitter sa
place
Je voudrais vous croire, Catilina ; mais je me souviens, et
je me défie ; je voudrais avoir confiance en vous ;
mais je me souviens et j'ai peur.
(Elle retombe assise.)
CATILINA
Voyons, Marcia, comment supposez-vous que je cherchasse
à voir cet enfant en ce moment, où, au compte
de mon ambition, les minutes valent des jours et les jours
des années si je ne l'aimais de toute mon âme ?
Ma fortune, ma renommée, ma vie, se jouent demain. Je
devrais m'occuper à préparer ce grand combat
qui doit être le triomphe ou la mort de ce qu'il y a
deux heures encore j'appelais mes espérances. Eh bien,
j'apprends que cet enfant que j'ai vu, que ce Charinus qui
m'a parlé, habite cette maison funeste. Je quitte tout
; j'accours. Ce vague espoir ne m'avait pas trompé.
Cependant la troisième veille va s'accomplir ; mes
partisans m'attendent, m'appellent, me maudissent. Le sablier
à la main, ils voient le temps qui fuit, l'heure qui
s'échappe. Où suis-je ? Je vous le demande,
Marcia. Ici ; que fais-je ? J'implore, je prie, car je ne
menace plus, Marcia ; je n'ai plus de courage pour la haine,
plus de force pour la colère. Je suis tout amour ! Le
monde m'attend, et je perds le monde !... Eh bien, Marcia,
que voulez-vous pour votre fils et pour le mien ? Est-ce le
monde ?... Montrez-moi mon fils ; laissez-moi embrasser mon
fils ; laissez Charinus m'appeler son père, et je
cours lui conquérir le monde... Est-ce un coin obscur
dans la Sabine, une pauvre maison dans les Apennins, une
chétive cabane au bord de la mer ? Eh bien, cette
chétive cabane, cette pauvre maison, ce coin obscur,
mettez-y mon fils, et il me tiendra lieu du monde !
MARCIA
Inutile, Sergius : l'enfant que vous cherchez n'est plus
ici.
CATILINA
Prenez garde ! voilà que vous ne me comprenez point,
Marcia, et voilà que vous allez essayer de me tromper.
Charinus n'est point sorti d'ici ; Charinus est caché
dans la maison... Vous n'étiez pas prévenue de
mon arrivée, d'ailleurs ; comment eussiez-vous
songé à éloigner votre fils ?
MARCIA
Ne l'avez-vous pas rencontré au Champ de Mars ?
Clinias ne vous a-t-il pas reconnu ? N'avons-nous pas
dû songer que, séparé violemment de cet
enfant sur lequel vous aviez jeté les yeux avec
curiosité, vous essayeriez de vous rapprocher de lui ?
Puis ce jour est un jour néfaste. Catilina n'est pas
le seul qui cherche Charinus.
(Elle tombe assise sur le canapé.)
CATILINA
Je ne suis pas le seul ?
MARCIA
Non ; avant que votre esclave interrogeât Syrus, Syrus
avait déjà été interrogé
par une femme.
CATILINA
Tu dis, Marcia, qu'on a interrogé Syrus, n'est-ce pas
?
MARCIA
Oui, une esclave.
CATILINA
Nubienne ?
MARCIA
Oui.
CATILINA
C'est cela. Elle aussi est à sa recherche.
CATILINA
Elle !...
MARCIA
Marcia, plus que jamais, rends-moi notre enfant, que je le
sauve...
MARCIA ; elle se lève
Et pourquoi penses-tu que je ne le sauverai pas bien seule
?
CATILINA
Marcia, si elle m'a suivi, si elle a découvert que je
venais dans cette maison, si elle sait pourquoi j'y viens,
Charinus est perdu.
MARCIA
Perdu !
CATILINA
Si elle a deviné cela, fusses-tu la sombre
Hécate qui enfouit ses trésors dans les
abîmes de la terre, tu ne saurais dérober
Charinus à la colère qui le poursuit.
MARCIA
Grands dieux ! Mais qui peut donc haïr mon Charinus
?
CATILINA
Il existe des esprits jaloux, farouches, sanguinaires, qui
détruisent, quand ils aiment, tout ce qu'on aime plus
qu'eux. Eh bien, une femme m'a demandé s'il
était quelqu'un que je préférasse
à elle, et, moi qui ne savais point alors que Charinus
fût mon fils, je lui ai répondu : Non. Si cette
femme sait que Charinus existe, que Charinus est mon fils,
mon unique amour, à cette heure elle aiguise le
poignard, elle distille le poison !...
MARCIA
Grands dieux !
CATILINA
Ainsi, tu le vois bien, Marcia, ce n'est plus pour moi seul,
c'est pour toi, c'est pour lui, pauvre enfant, que je prie,
que j'implore. Mais, au nom de tous les dieux ! au nom de ton
père mort ! au nom de notre enfant ! Marcia, à
genoux, à tes pieds, je te le demande, mets-le
auprès de moi, ou mets-moi auprès de lui,
jusqu'à demain, jusqu'à ce que je sois consul,
jusqu'à ce que je te dise : «Dors tranquille,
Marcia ; je te réponds de notre enfant».
MARCIA
Oh ! l'on ne trompe pas avec cet accent ; oh ! l'on ne trahi
pas avec cette voix... Viens, Catilina, viens !...
Scène 6
Les Mêmes, CLINIAS, puis CICERON
CLINIAS
Setgius Catilina, voici Cicéron qui veut vous
entretenir un instant.
CATILINA, se relevant
Cicéron !
CLINIAS, à Marcia
Il n'a pas vu Charinus ?
MARCIA
Non.
CLINIAS
Il ne sait pas où il est ?
MARCIA
Non.
CLINIAS
Et vous n'avez rien avoué ?
MARCIA
Non.
CLINIAS
Dieu merci ! j'arrive à temps. (Il va fermer
à clef les deux latérales.) Marcia,
venez.
(Il sort avec elle.)
Scène 7
CICERON, CATILINA
CICERON
Salut, Sergius !
CATILINA
Vous ici ?
CICERON
Vous le voyez.
CATILINA
Que me voulez-vous ?
CICERON
Clinias ne vous a-t-il pas dit que je voulais vous entretenir
un instant ?
CATILINA
L'heure est mal choisie, le lieu du rendez-vous n'est pas
convenable... A demain, Cicéron... Ah ! la porte est
gardée ?
CICERON
Oui, je suis venu accompagné.
CATILINA
Je comprends.
CICERON
Vous vous présentez au consulat, Sergius ?
CATILINA
Pourquoi pas ? Vous vous y présentez bien. Suis-je de
moins bonne famille que vous, par hasard ? il faut deux
consuls à Rome. Vous serez le premier, je serai le
second. Vous voyez que je suis modeste.
CICERON
Eh bien, c'est justement dans cette hypothèse que je
désirais causer avec vous. Deux collègues qui
ne s'entendraien pas, quel détriment pour la
République !
CATILINA
Raillez-vous toujours, Cicéron ?
CICERON
Non, sur ma parole de chevalier, et la preuve, Sergius, c'est
que, si vous voulez sur certaine question m'engager votre foi
de patricien, je suis votre homme.
CATILINA
Impossible, Cicéron ; mes engagements sont pris.
CICERON
Vous refusez ?
CATILINA
Je refuse.
CICERON
C'est votre dernier mot ?
CATILINA
C'est le dernier.
CICERON
Prenez garde, Sergius ! (Il s'avance près de
Catilina.) Nous avons décidé que, si vous
n'acceptiez pas mes propositions, vous ne seriez pas
consul.
CATILINA
Et comment empêcherez-vous mon élection ?
CICERON
Oh ! d'une façon bien simple. Pour être
nommé consul, n'est-ce pas, il faut se trouver, le
jour de l'élection, dans l'enceinte des murs de Rome
?
CATILINA
J'y suis ; ce me semble.
CICERON
Oui ; mais cette maison, où nous vous avons suivi,
où nous vous tenons enfermé ; cette maison, qui
appartient à Clinias, c'est-à-dire à un
de mes amis, touche à la porte Flaminia. En dix
minutes, nous vous emportons par delà les murs ; en
six heures, nous vous conduisons à bord d'un
bâtiment qui attend à Ostia ; en quinze jours,
ce bâtiment vous conduit en Gaule, en Espagne, en
Egypte. Pendant ce temps, les élections se font, et,
comme vous n'êtes pas à Rome, vous n'êtes
pas nommé.
CATILINA
Ah ! voilà donc le moyen que comptent employer, pour
se débarrasser d'un adversaire qui les gêne,
Caton, Lucullus, Cicéron, c'est-à-dire les gens
vertueux ! Les gens vertueux appellent cela un moyen,
à ce qu'il paraît ; moi, qui ne suis pas
vertueux, j'appelle cela un guet-apens.
CICERON
Appelez cela comme vous l'entendrez, Sergius ; mais
regardez-vous dès à présent comme
déporté en Gaule, en Espagne ou en
Egypte.
CATILINA
Soit ; mais on revient de la Gaule, de l'Espagne, de
l'Egypte. On en revient plus fort, par cela même qu'on
a été persécuté. Je reviendrai
d'Egypte, d'Espagne et de Gaule ; je démasquerai les
hommes vertueux, et, comme on nomme des consuls tous les ans,
je serai nommé consul l'année prochaine.
CICERON
Voyons, je me place en face de toi et je te regarde : je vois
un homme que la Divinité a doué d'une
intelligence supérieure, d'un génie
éclatant. Cette intelligence brille encore sous la
couche épaisse de tes débauches, ce
génie transparaît encore sous le masque sanglant
de tes crimes ! Tu aimes tout ce qui est beau, tu aimes tout
ce qui est bon, tu aimes tout ce qui est grand ; ne le nie
pas. Tu sais bien aussi que je ne suis pas un homme vulgaire,
un grossier paysan d'Arpinum, un bourgeois
encroûté, un citadin bouffi d'orge, de figues et
de vin ; tu sais que je ne veux pas la religion comme un
augure, l'ordre comme un centurion, la
prospérité comme un marchand d'étoffes ;
tu n'ignores pas que j'aime les arts, que j'aime les
poètes, que j'aime la gloire ! Tu es bien convaincu
que la postérité est à moi, que ce titre
de consul que j'ambitionne n'ajoutera rien à ma
renommée d'orateur, n'est-ce pas ? Quand je me suis
décidé à ne pas te perdre de vue depuis
un mois, à te suivre ici ce soir, à te tenir
enfermé dans cette maison, tu devines que je n'ai pas
cédé au besoin de te faire un discours... Non :
j'ai voulu te voir face à face, j'ai voulu te dire de
toi à moi : Catilina, plus de prétextes !
Expose-moi ce que tu penses, demande-moi ce que tu veux. Tu
me hais, moi, Cicéron ? Impossible ! je ne t'ai fait
aucun mal... Tu hais mes principes ? Ce n'est pas vrai, tu
n'en as aucun... Tu as besoin d'argent, tu en auras ; tu as
soif d'honneurs, je te ferai asseoir sur la chaise d'ivoire
des consuls ; tu es ambitieux de gloire, nous te ferons
général comme Lucullus et comme Pompée
!... Mais écoute-moi bien, Sergius, j'ai
étudié mon époque, Rome, le monde...
Nous sommes arrivés à cette heure solennelle
des accomplissements où chaque homme a reçu des
dieux une tâche à remplir. Ma tâche,
à moi, est sinon d'imprimer, du moins de régler
le mouvement de mon siècle. Eh bien, je ne veux pas
que ma marche vers le bon, vers l'utile, vers le grand, ma
marche vers le bien, enfin, soit retardée par la
crainte ou pressée par la cupidité. Et, comme
nous devons tous partir du même point pour atteindre
à un même but, c'est-à-dire de
l'humanité, qui est en bas, pour arriver à la
Divinité, qui est en haut, vous marcherez avec moi
vers ce but, Catilina ; vous y marcherez, je l'espère,
librement, de bon coeur, avec toutes vos forces, et, si, pour
que vous ne trébuchiez pas en regardant en
arrière, il ne faut que vous tendre la main
loyalement, je vous la tendrai... Voici ma main,
Sergius.
CATILINA
Merci, Cicéron ; mais je ne veux partager avec
personne ce que je peux conquérir seul. La vertu est
pour vous un prétexte, un moyen d'action ; avec un
mot, vous vous faites un levier ; avec ce levier, vous
soulevez les masses ; mais j'ai mon levier aussi, moi,
Cicéron. Le vice ! ou plutôt ce que vous appelez
le vice !... Vous dites à vos partisans :
Travaillez, ménagez, endurez... Je dis à
mes prosélytes : Prenez, prodiguez, jouissez.
Quand nous aurons parlé tous deux, en ce sens, sur la
place publique, comptez vos clients, je compterai les miens ;
en vérité, je suis curieux de savoir ce que
pourra contre moi cette force de résistance à
laquelle, depuis le commencement du monde, les
Cicérons de tous les temps ont prêté leur
concours. Je suis comme vous, Tullius, je crois que l'heure
des accomplissements est arrivée, apportant à
chacun sa tâche, et je vais te dire quelle sera la
mienne. Souvent tu t'es promené dans Rome et tu as pu
voir deux choses qui ne devraient jamais se rapprocher, et
qui cependant se heurtent incessamment dans les rues de cette
cité, qu'on appelle la cité reine. Ces
deux choses, c'est la suprême richesse et la
suprême misère, des hommes en tunique
brodée d'or et en manteau de pourpre, qu'on appelle
les patriciens ; des cadavres vivants, à moitié
nus, qu'on appelle le peuple.
CICERON
Eh bien, à ce peuple nu, ne jetons-nous pas souvent un
manteau de pourpre, à ces cadavres vivants, ne
donnons-nous pas la sportule, et ne faisons-nous pas
l'aumône ?
CATILINA
C'est cela, tu fais l'aumône parce que tu es riche ;
mais, moi, je ne suis plus riche, et je me suis dit : Est-ce
qu'au lieu de faire l'aumône, je ne pourrais pas faire
la justice ?... Car sache bien une chose ; ces hommes en
manteau de pourpre n'ont rien fait de bon pour être
riches ; ces cadavres vivants, à moitié nus,
n'ont rien fait de mauvais pour être pauvres. Ils ont,
suivant le hasard qui a présidé à leur
naissance, vu le jour les uns dans un palais de la voie
Flaminia ou de la porte Capène, les autres dans
quelque mauvaise impasse de la Suburra ou de l'Esquilin, et
alors, selon qu'ils ont ouvert les yeux sous le marbre ou
sous le chaume, l'inexorable Fatum, ce dieu des rois, ce roi
des dieux leur a dit : «Pour toute ta vie, tu es
voué au luxe ou condamné à la
misère». Et cela, ce n'est pas depuis hier, ce
n'est pas depuis un mois, ce n'est pas depuis un an, c'est
depuis des siècles ! et, depuis des siècles,
les cris de ces malheureux déshérités du
destin ont inutilement monté de l'abîme au ciel.
Aussi, l'Italie se dépeuple ; Rome a, depuis cinquante
ans, élevé trois temples à la
Fièvre. Encore si la mort frappait également,
il n'y aurait rien à dire ; mais la mort a pris parti
pour les patriciens, qui ont des palais bien
aérés, des villas bien fraîches, des
fermes bien saines... A l'époque des chaleurs, au
temps des débordements du Tibre, quand le riche fuit
Rome, la mort se garde bien de le suivre. Non : hôtesse
funèbre, elle a ses quartiers de prédilection,
elle visite le taudis du pauvre, elle va s'asseoir au chevet
du mendiant. Là, elle fait tranquillement son oeuvre,
elle sait bien que le médecin grec, cher à
Esculape, ne montera pas cinq étages pour lui arracher
sa proie. La mort, que l'on représente aveugle et
impassible, est devenue haineuse et partiale... Eh bien, j'ai
vu cela, moi, et je me suis dit : «La
société est mal faite ainsi ; les dieux ont
créé l'air du ciel et les biens de la terre
pour tous, il est temps que tous aient part aux biens de la
terre et à l'air du ciel...» Eh bien, ma
tâche à moi, Cicéron, c'est d'ouvrir
l'univers au torrent qui gronde ; je veux voir l'expansion de
cet océan qui rugit, je veux entendre l'explosion de
ces millions de volcans humains qui ne demandent qu'à
éclater.
CICERON
C'est-à-dire que tu veux détruire ce qui est,
n'est-ce pas ?... Eh bien, soit, si tu as quelque chose de
mieux à mettre à la place.
CATILINA
Quand nous en serons là, nous verrons.
CICERON
Ah ! pauvre aveugle qui joue avec les hommes et les choses,
les institutions et les lois, les révolutions et les
empires ! pauvre insensé qui entasse les uns sur les
autres vices et besoins, crimes et misères, haines et
passions, comme faisaient les Titans de Pélion sur
Ossa pour escalader le ciel, et qui, lorsqu'on lui demande
quel nouveau monde il compte tirer de l'ancien, quel univers
il veut pétrir avec le Chaos... pauvre aveugle !
pauvre insensé qui se contente de répondre :
«Quand nous en serons là, nous verrons !»
Encelade a tenté ce que tu veux dre, et Encelade,
foudroyé, est enseveli sous l'Etna.
CATILINA
Eh bien, Catilina et Cicéron recommenceront la lutte
d'Encelade et de Jupiter, et nous verrons à qui, cette
fois, demeurera la victoire.
CICERON
Ah ! la victoire n'est pas un doute pour moi, Catilina, pour
moi qui ne crois pas au hasard, mais à une force
motrice, intelligente, supérieure. Oh ! non ! ce n'est
pas pour reculer devant ce qui lui reste à faire que
Rome a fait ce qu'elle a fait. Non, quand elle est sortie de
l'enceinte de Romulus pour s'emparer du Latium, du Latium
pour s'emparer de l'Italie, de l'Italie pour s'emparer du
monde ; quand elle a pris à Carthage son commerce,
à Athènes ses arts, à Sardes ses
richesses, à Memphis sa science ; quand, pareille
à ces divinités de l'Inde qui ont dix mamelles,
elle fait boire à dix peuples à la fois le lait
de l'avenir, ce n'est pas, crois-moi, pour que sa gigantesque
destinée avorte selon le caprice d'un homme !... Non,
Sergius, prends le feu ! prends l'épée ! prends
la torche ! Tu ne pourras rien contre Rome, Rome est
immuable, Rome est éternelle, Rome est sous la main
des dieux !
CATILINA
Eh bien, si Rome est sous la main des dieux, ce que j'aurai
détruit, les dieux se chargeront de le
reconstruire.
CICERON
Vous allez voir, Catilina, qu'il y a un Dieu... J'ai voulu
vous ramener au bien...
CATILINA
C'est-à-dire à votre avis.
CICERON
Ne m'interrompez pas, le moment est suprême. Je vous ai
parlé le langage de la fraternité... C'est un
mot que vous ne comprenez pas ; il n'est pas dans le
vocabulaire de notre société, et,
malheureusement, il faudra verser encore bien du sang pour
l'écrire au livre de l'humanité. Je vous ai dit
: Partageons. Je vous ai dit :
Améliorons... Je vous ai dit :
Aimons-nous... Mais vous avez fermé votre
oreille à mes instances, votre coeur à mes
prières... Vous avez persévéré
dans votre folie furieuse... Eh bien, Catilina, c'est
maintenant un arrêt rendu contre vous.
CATILINA
Vous m'exilez ?
CICERON
Non! C'était bon tout à l'heure,
j'espérais encore... Maintenant, vous m'avez ouvert
l'abîme de votre coeur. J'ai réfléchi...
je ne vous exile plus : je vous tue.
CATILINA
Ah ! voilà donc la péroraison de l'homme
vertueux, de l'honnête citoyen, du clément
orateur qui, devançant les siècles, a
inventé le mot fraternité pour me
séduire !... Capito, le boucher, ne parle pas si bien
; mais, il faut lui rendre justice, il ne tuerait pas
mieux.
CICERON
Eh bien, c'est justement parce que je suis tout ce que tu
dis, qu'il faut que tu meures. Deux grands principes luttent
l'un contre l'autre, depuis le commencement du monde :
l'ordre et le désordre, le bien et le mal, la vie et
le néant... Moi, je suis l'ordre, je suis le bien, je
suis la vie... Toi, tu es le désordre, tu es le mal,
tu es le néant. Nous combattons, je te tuerai ; car,
si je ne te tuais pas, peut-être tuerais-tu la
société.
CATILINA
Ainsi, à toi l'homme de la fraternité, à
toi aussi, il te faut du sang pour accomplir ton oeuvre de
fraternité... Tu vois bien que tu n'es pas meilleur
que moi, Cicéron !
CICERON
Tu te trompes ; car, si tu sors d'ici, Catilina, ce n'est
plus une lutte entre Sergius et Cicéron ; c'est une
guerre entre le peuple et le sénat. Demain,
après-demain peut-être, dix mille hommes
égorgés rougiront de leur sang les rues, le
Forum, la voie Sacrée... En te tuant aujourd'hui, en
te tuant ici, j'économise !
CATILINA
Et sans doute la même main qui m'aura frappé se
chargera d'écrire mon histoire ?
CICERON
Ton histoire ?... Et à quoi bon ? Prends tes tablettes
et assieds-toi à cette table. Ecris ton testament...
Ajoute que c'est moi, moi, Marcus Tullius Cicéron, qui
te tue... Et ce que tu auras ordonné sera accompli ;
ce que tu auras écrit sera lu, lu au sénat, lu
au Forum, lu au peuple, d'un bout à l'autre,
hautement, publiquement... Mais hâte-toi, je te donne
cinq minutes.
CATILINA
Merci, Cicéron, j'accepte tes cinq minutes, et que le
ciel te les rende à l'heure de ta mort.
CICERON, s'avançant au milieu de la
cour
Hors du fourreau les épées !...
Scène 9
CATILINA, seul en scène ; CICERON et LES
CHEVALIERS dans la cour ; puis CHARINUS
CATILINA, allant à la porte à
droite du spectateur
Fermée !... (Il traverse le théâtre et
secoue la porte à gauche.) Fermée aussi...
Oh !
CHARINUS, une lampe à la main, soulevant la
trappe du souterrain
Venez, mon père !
(Catilina s'élance dans l'ouverture et
disparaît avec Charinus.)