Acte V - Sixième tableau |
Même décoration qu'au deuxième acte.
Scène 1
CATILINA, CHARINUS ; des gladiateurs se promènent
au fond
CATILINA, sur un fauteuil, à Charinus,
debout
D'abord, Charinus, mon enfant, mon fils bien-aimé,
laisse-moi te regarder (Il l'éloigne comme pour
l'admirer), t'embrasser, te serrer sur mon ooeur.
CHARINUS
Seigneur !
CATILINA
M'as-tu dit seigneur quand tu m'as sauvé la vie ?...
Non... tu m'as dit : Venez, mon père !
CHARINUS
Mon père !
CATILINA
Tu me pardonnes, n'est-ce pas ?
CHARINUS
Quoi donc ?
CATILINA
De t'avoir pris dans mes bras, de t'avoir emporté...
Il me semblait que je volais l'Asie à Mithridate, le
ciel à Jupiter.
CHARINUS
Ai-je résisté ? ai-je appelé ? ai-je
même dit : Laissez-moi ?... Non, j'ai jeté les
bras autour de votre cou, j'ai fermé les yeux, et je
me suis laissé emporter.
CATILINA
Dieux bons ! comme l'homme passe éternellement
près de son bonheur ! Il y a seize ans que tu existes,
et je t'ai vu hier pour la première fois.
CHARINUS
Il y a seize ans que je vis, et j'ignorais que vous
existez.
CATILINA
Eh bien, voyons, dis-moi, cher enfant, ma vue a-t-elle
répondu au besoin de ton coeur ?
CHARINUS
Que vous dirai-je ? Jusqu'à hier, je n'avais connu que
ma mère, je n'avais aimé que ma mère ;
je savais que Clinias m'avait servi de protecteur, je
l'appelais mon père, n'ayant personne à appeler
de ce nom. Mais ce que j'éprouvais pour lui,
c'était de la reconnaissance et non de l'amour
filial... J'ai l'air de répéter vos propres
paroles ; car, de ce souterrain, j'entendais tout ce que vous
disiez. Eh bien, en vous apercevant, j'ai tressailli ; quand
le seigneur Caton vous a adressé ce défi, je
l'ai pris en haine de ce qu'il vous proposait une chose qui
me semblait impossible. Quand je vous ai vu approcher du
cippe, briser la chaîne de fer avec la même
facilité qu'un autre eût fait d'une guirlande de
fleurs, j'ai adressé tout bas une prière
à Castor, le divin discobole, et, quand vous avez,
semblable à Ajax Télamon, lancé cette
masse, qu'un héros d'Homère pouvait seul
soulever, au milieu du frissonnement de joie que m'inspirait
votre triomphe... j'ai ressenti là une vive douleur,
comme si quelque chose se brisait dans ma poitrine... Aussi,
quand je vous ai vu pâlir, quand j'ai vu comme une
frange de soie rougir vos lèvres, j'ai
été près de crier, d'appeler au secours
; il me semblait que votre vie défaillante emmenait la
mienne... Vous me demandez de vous appeler mon père ?
Oh ! oui, oui, mon père, tant que vous voudrez, car,
à coup sûr, je suis plus heureux de dire mon
père, que vous n'êtes heureux de l'entendre...
Mais qu'avez vous ?
CATILINA
Rien, rien, ou plutôt tout... oui, tout... Enfant,
sais-tu que je pleure, moi l'homme aux yeux arides, aux
paupières desséchées ? sais-tu que les
deux larmes qui coulent le long de mes joues, et que tu me
donnes pour rien, toi, sais-tu que ce sont deux diamants pour
lesquels j'eusse donné le monde ?... Oh ! regarde ces
deux larmes, Cicéron... Cicéron, vois pleurer
Catilina, et dis encore que je suis le désordre, que
je suis le mal, que je suis le néant. As-tu entendu
tout ce que m'a dit cet homme, Charinus ?
CHARINUS
Mais pourquoi Cicéron voulait-il donc tuer mon
père ?... J'ai toujours entendu parler de
Cicéron comme d'un homme juste.
CATILINA
Ah ! ne me force pas à te dire des choses que tu ne
pourrais pas comprendre ; à ton âge, la vie est
une oasis pleine d'ombre et de fraîcheur, où les
passions n'ont pas encore laissé leur trace
brûlante. Comment veux-tu que je te parle de choses que
tu ne connais pas, que j'explique l'incendie à
celui-là qui sait à peine ce que c'est qu'une
étincelle, que je découvre l'océan
orageux à l'enfant qui s'est contenté
d'effeuiller des roses dans le bassin de marbre d'un jardin
?... Non, mon bien-aimé Charinus : laisse-moi te dire
seulement (Il se lève et relève doucement
Charinus) : Je tente une oeuvre immense, j'essaye de
soulever un monde... Peut-être ce monde, en retombant
sur moi, m'écrasera-t-il... non point parce que
j'aurai entrepris une oeuvre impie et impossible, mais parce
que le temps de l'accomplir ne sera point venu... En
attendant, comme c'est le succès qui fait le nom, si
je succombe, mon nom sera flétri,
déshonoré... Eh bien, mon enfant, garde dans
ton coeur la religion du nom paternel, aime-moi quand on me
maudira ; souviens-toi qu'en échouant, je n'aurai
qu'un regret, celui de ne pas te léguer la
royauté du monde ; qu'en mourant, je n'aurai qu'une
douleur, celle de t'avoir retrouvé si tard et de te
perdre sitôt.
CHARINUS
Mais, alors, mon père, pourquoi ne faisons-nous pas ce
que tous disiez à ma mère ?... pourquoi ne
quittons-nous pas Rome ? pourquoi ne nous
éloignons-nous pas du monde ?... Vivons l'un
près de l'autre, l'un pour l'autre.
CATILINA
Hélas ! hélas ! mon enfant, il est trop tard.
Si je t'eusse connu il y a un an, il y a six mois, il
était temps encore ; si ta douce voix m'eût dit
avant-hier ce que tu me dis aujourd'hui, je pouvais
m'arrêter, peut-être ; mais, aujourd'hui, les
dieux ont décidé : n'allons pas contre la
volonté des dieux... Voyons, Charinus, maintenant, que
veux-tu ? que désires-tu ? que demandes-tu ?
CHARINUS
Quand reverrai-je ma mère ?
CATILINA
Enfant ! j'ai donc deviné ce que tu désirais,
j'ai donc été au-devant de ton voeu !... Tu
viens d'entendre refermer la porte : ce doit être ta
mère.
CHARINUS
Ma mère ici ?...
CATILINA
Je viens de l'envoyer chercher.
CHARINUS
O mon père ! je vois bien que vous m'aimez
véritablement.
Scène 2
Les Mêmes, MARCIA, STORAX
MARCIA
La voix de mon Charinus, de mon enfant... Il est ici ! le
voilà ! (Marcia le presse contre son coeur. Puis,
tendant la main à Catilina.) Catilina, merci
!
CHARINUS
Ma mère !...
CATILINA
Sauvés tous deux !
STORAX
Tous trois même.
CATILINA
Oui, tous trois, bon Storax... Mais comme te voilà
blême, grands dieux !...
STORAX
Vous trouvez ?
CATILINA
Est-ce que tu aurais eu peur, par hasard, Storax ?
STORAX
Peur de quoi ?
CATILINA
Eh bien, mais de cette foule de choses dont Storax peut avoir
peur.
STORAX
Oh ! mon Dieu, non, au contraire... Je n'ai de ma vie
été si rassuré.
CATILINA
Tu n'as vu personne ?
STORAX
Pas une ombre.
CATILINA
Et personne ne t'a vu ?
STORAX
Personne.
CATILINA
Cependant, Orestilla...
STORAX
Elle dort probablement.
CATILINA
Et pourquoi penses-tu qu'elle dorme ?
STORAX
Par Castor ! elle doit être fatiguée ; toute la
journée, elle s'est promenée au Champ de
Mars.
CATILINA, allant à Marcia
Marcia, avez-vous été contente de cet
homme?
MARCIA
Oui, c'est un guide fidèle, vous le voyez ; un peu
taciturne.
CATILINA
Il avait raison de garder le silence ; la moindre parole
pouvait vous trahir.
MARCIA
Vous avez eu pitié des angoisses d'une mère,
Sergius ; les dieux vous récompenseront.
(Charinus se lève et prend la main de son
père.)
CATILINA
Charinus vous a-t-il dit qu'il m'aimait ?
MARCIA
Oui.
CATILINA
Eh bien, les dieux sont quittes envers moi. Maintenant,
écoutez, Marcia. Vous voilà réunie
à votre fils, rien ne pourra plus vous en
séparer tant que vous ne songerez point à le
séparer de moi. Tant que nous resterons ici, et nous
n'y resterons pas longtemps, vous habiterez là-bas,
dans la maison des bains. C'est une retraite
impénétrable, où quarante gladiateurs
vous garderont. Ils sont à moi, j'ai acheté
leur vie ; ils se feront tuer pour défendre
Charinus.
MARCIA
Mais vous m'épouvantez avec cet appareil de
précautions. Charinus court donc de bien terribles
dangers ?
CATILINA, descendant la scène avec
Marcia
Marcia, défiez-vous de votre ombre ! Que Charinus ne
prenne rien que de votre main ou de la mienne. Appelez au
moindre bruit. Veillez tandis qu'il dormira, et, quand vous
serez lasse de veiller, appelez-moi... Mais à
personne, entendez-vous, pas même à Clinias, ne
confiez Charinus un seul instant.
MARCIA
Oh ! soyez tranquille.
CATILINA
Et cependant il faut tout prévoir, Marcia ; il est
possible que je sois forcé de faire partir Charinus au
galop de mon plus rapide cheval. Il est possible enfin que je
ne puisse l'aller chercher moi-même, et que je sois
obligé de le faire prendre par quelqu'un... Marcia,
regardez bien cet anneau.
MARCIA
Le vaisseau de Sergeste, votre ancêtre.
CATILINA
Vous le reconnaîtrez bien, n'est-ce pas ?
MARCIA
Oh ! oui.
CATILINA
Eh bien, ne confiez Charinus qu'à l'homme qui vous
remettra cet anneau.
MARCIA
Alors, doublez, triplez les précautions... Joignez-y
un mot d'ordre que me dira l'homme en me remettant cet
anneau.
CATILINA
Il vous dira : De la part de Sergeste, ami
d'Enée.
MARCIA
Bien.
CATILINA
Oh ! c'est à cette heure seulement que je pourrai vous
dire : Marcia, les dieux soient loués ! nous avons
sauvé Charinus.
STORAX
Maître, tandis que vous êtes en train de sauver
tout le monde, est-ce que vous ne me sauverez pas un peu
aussi, moi ?
CATILINA
C'est vrai, pauvre Storax, je t'avais oublié... Tiens,
l'or est la meilleure sauvegarde que je connaisse. Prends
cette bourse, elle est à toi.
STORAX
Merci, noble Sergius ! merci !
MARCIA
Cet homme a tout entendu, Catilina.
CATILINA
Oui ; mais, sans mon anneau, cet homme ne peut rien.
MARCIA
C'est vrai... (On entend du bruit.) Quel est ce bruit
?
CATILINA
Ce sont les gens que j'attends, qui frappent à la
porte... Il ne faut pas que ces gens nous voient... Venez,
Marcia.
MARCIA
Mais pourquoi ne les recevez-vous pas ailleurs et ne
restons-nous pas ici ?
CATILINA
Dans la salle des festins, ouverte de tous les
côtés ? Non, non. La maison des bains est seule
une retraite sûre.
MARCIA
Vous nous accompagnez ?
CATILINA
Je referme moi-même la porte sur vous. Vous avez les
clefs de cette porte ; qu'elle ne s'ouvre qu'au mot d'ordre.
Que Charinus ne vous quitte qu'en échange de l'anneau.
Couvrez la tête de Charinus avec votre voile, et venez,
Marcia ! venez !
MARCIA
Viens, mon enfant.
(Ils sortent.)
Scène 3
STORAX, seul
Dieux trompeurs ! qui eût dit au pauvre Storax,
lorsque la douce voix d'Aurélia criait : Pendez
Storax ! Mettez Storax en croix ! Ecorchez vif Storax !
qui eût dit que c'était le commencement de sa
fortune ? (Il tire de sa ceinture la bourse
d'Orestilla.) Bourse d'Orestilla. (Il montre
l'autre.) Bourse de Sergius. Il y a bien là, dans
les deux bourses, quatre talents d'or, c'est-à-dire
plus que je n'ai jamais eu à la fois en ma possession.
Ce que c'est que d'être honnête homme, pourtant !
je n'aurais jamais cru que ce fût d'un si bon rapport.
Décidément, l'honnêteté est la
route de la fortune ; d'abord, il y a moins de concurrence
que sur l'autre. Continuons donc à être
honnête. Après les services rendus à
Sergius et à Orestilla, ils ne peuvent manquer, pour
récompense, de m'accorder ma liberté. Puisque
ma liberté ne peut pas me manquer, je puis alors me
considérer comme libre. Comme cela tombe ! juste au
moment des saturnales ; juste au moment où les
esclaves courent les champs, sans que les maîtres aient
la moindre chose à leur dire. Comme tu vas courir les
champs, mon petit Storax ! comme tu ne t'arrêteras, une
fois sorti de Rome, que quand tu te sentiras bien loin de ton
bon maître Sergius, de ta bonne maîtresse
Aurélia et du vertueux Caton.
UNE VOIX
Le voici.
STORAX, bondissant
Hein ! j'ai entendu une voix. (Il regarde autour de
lui.) Je me trompais... Personne ! Ma foi, à
présent, l'avenir m'apparait rose comme l'aurore des
poètes... Bonne Orestilla ! petite maîtresse
!... je dis bonjour à ton porte-épée, je
dis bonsoir à ton frondeur, je dis bon voyage à
ton sagittaire, et j'envoie mille baisers à ton
aimable filet.
LA VOIX
Si tu dis un mot, tu es mort.
(Au même moment, deux hommes bâillonnent et
enlèvent rapidement Storax, et il
disparaît.)
Scène 4
CATILINA, VOLENS, paraissant au fond
CATILINA
Tu as raison, Volens, il y a longtemps qu'ils attendent.
Fais-les entrer ; pas d'exceptions, entends-tu ! ma maison,
mes galeries, mes jardins, tout au peuple ; puisque le
peuple, dis-tu, est tout à moi, il est bon que, moi,
je sois tout à lui. (Revenant, et ouvrant la
fenêtre.) Chrysippe, ce que j'ai ordonné
a-t-il été exécuté?
CHRYSIPPE
Oui.
CATILINA
La coupe sera prête ?
CHRYSIPPE
Oui.
CATILINA
La femme qui doit représenter Némésis
est prévenue ?
CHRYSIPPE
Oui.
CATILINA
Bien.
Scène 5
Les mêmes, VOLENS, GORGO, CICADA, Romains
CATILINA
Soyez les bienvenus chez moi, Romains... Je vous l'ai dit :
c'est aujourd'hui les saturnales, c'est-à-dire le jour
où les esclaves sont maîtres, le jour où
les maîtres sont esclaves. Mais il nous manque des
amis, ce me semble ?
VOLENS
Il nous manque ceux qui n'avaient pas encore assez faim. Nous
étions pressés, nous autres, et nous sommes
venus. Mais sois tranquille, ceux que tu attends nous
suivent. Je t'ai amené, pour mon compte, cent
cinquante vétérans des guerres de Grèce
et de Bithynie, et je t'en promets deux mille autres.
CATILINA
Bien, Volens, bien.
GORGO
Salut, seigneur.
CATILINA
Salut, ami.
GORGO
Je t'amène deux cents gladiateurs et soixante esclaves
; ils savent dans quelle carrière de la Sabine, dans
quelle montagne des Apennins, trouver trois mille compagnons.
Quand il sera temps, ils les feront prévenir.
CATILINA
Qu'ils les préviennent, il est temps.
CICADA
Bonjour, ami Sergius.
CATILINA
Bonjour, seigneur Cicada... Compagnons, entrez, entrez ! Oh !
la maison est à vous, bien à vous... Prenez,
usez, abusez ! ce n'est que le commencement, mes hôtes.
Je m'exécute d'abord... Nous verrons si, plus tard,
les banquiers et les bourgeois s'exécuteront d'aussi
bonne grâce que moi.
TOUS
Vive le roi Catilina !
CATILINA
Vive le peuple romain !
TOUS
Vive le peuple romain !
CATILINA
Du vin et des fleurs !
CHANT DES CONJURESGORGO Allons, robuste oenophore, Embrasse l'énorme amphore ; Dans les coupes du Bosphore, Buvons, au nez des Calons, Le vin de tous nos cantons. Coulez, cécube et falerne ! Que l'ivresse nous gouverne ! Rome est la grande taverne ! Chantons ! IIA nous donc tout ce qui souffre,Tout ce qui hait ! Flamme et soufre ! Oh ! nous allons faire un gouffre ! A nous, hideux bataillons, Les guenilles, les haillons ! Rome flambe, elle chancelle ! Tout l'or que son flanc recèle. Voyez-vous comme il ruisselle ? Pillons ! IIIDans cette large fournaise,Que chacun tue à son aise ! Le sang n'éteint pas la braise ! Tibre, tu vas, j'en réponds, Monter par-dessus tes ponts ! Vieux Romulus, sur ta tombe, Que la victime enfin tombe ! Amis, Rome est l'hécatombe : Frappons ! |
Scène 6
Les mêmes, CURIUS, entrant
CURIUS
Vous riez, vous chantez ici !... Là-bas, l'on se
bât et l'on brûle : la maison de Lentulus, celle
de Céthégus, celle de Lecca sont en flammes, et
les bourreaux de la prison Mamertine sont à
l'oeuvre.
CATILINA
Que dis-tu là !
CURIUS
Je dis que, n'ayant pu rejoindre Fulvie, je suis
rentré dans Rome, et, de loin, j'ai vu ma maison aux
mains des licteurs ; j'accours au Forum, on venait d'y
arrêter Lentulus, Rullus et Céthégus. Je
dis que tout est perdu là-bas, et que nous n'avons
plus qu'à gagner la montagne et à nous faire
bandits.
CATILINA
Voyons, Curius, n'exagères-tu pas ?
CURIUS
Je te dis la vérité tout entière.
CATILINA
Lentulus !... un sénateur, arrêté
?...
CURIUS
Arrêté ! je l'ai vu, te dis-je.
CATILINA
Rullus, un tribun ?
CURIUS
Bâillonné, lié comme un esclave.
CATILINA
Céthégus, Bestia, Capito, Lecca ?
CURIUS
Capito combattait encore, disait-on ; les autres
étaient déjà dans la prison
Mamertine.
CATILINA
Eh bien, amis, voilà l'heure suprême venue... Je
suis toujours à vous... Etes-vous toujours à
moi ?
TOUS
Oui ! oui !
CURIUS
Comment, Sergius, tu en appelles à de pareils hommes ?
Je suis patricien, moi ; je ne conspire pas avec le
peuple.
TOUS
O Curius !... Curius, prends garde !
CATILINA
Silence ! Il n'y a plus ici ni patriciens ni peuple... Il y a
des hommes qui vont jurer de détruire et de
brûler Rome... Je m'appelle poignard, tu t'appelles
flambeau...
TOUS
Oui ! oui !
CATILINA
La bataille est engagée.
TOUS
Des armes ! donnez-nous des armes ! il est temps...
(Des esclaves apportent et jettent des amas d'armes aux
pieds des conjurés, qui s'en saisissent.)
CATILINA
Etes-vous armés, compagnons ?...
TOUS
Oui ! oui !
CATILINA
Rentrons dans Rome comme Sylla y rentra il y a vingt ans :
l'épée d'une main et la torche de l'autre...
Marchons droit au sénat ; les sénateurs seront
nos otages, ils nous répondront de nos amis tête
pour tête...
TOUS
Oui ! oui !
Scène 7
Les mêmes, CAPITO, se précipitant en
scène les habits déchirés, une hache
à la main
CAPITO
Nos amis ?... Ils ont vécu !...
TOUS
Morts ?...
CAPITO
Etranglés, par l'ordre de Cicéron...
CATILINA
Oh ! à Rome !... à Rome !...
TOUS
A Rome !...
CAPITO
Impossible !... Les portes sont fermées ; quatre
légions avaient été réunies dans
la prévision de ce qui vient d'arriver, elles sont
sous les armes...
CATILINA
Et comment es-tu sorti, alors, si les portes sont
fermées ?
CAPITO
J'ai sauté du haut des remparts, poursuivi par les
bourgeois et les chevaliers... Ta tête est mise
à prix à un million de sesterces !...
CATILINA
Oh ! j'espère bien qu'elle leur coûtera plus
cher que cela !... Maintenant, amis, ce n'est plus pour la
richesse que nous allons combattre : c'est pour la vie.
CAPITO
Oui ; et comme nous allons combattre pour la vie, et que la
vie d'un homme vaut celle d'un autre, il faut des enjeux
égaux, il faut que patriciens et peuple, qui
désormais vont faire cause commune, boivent à
la même coupe ; il faut que cette coupe contienne une
liqueur terrible ; il faut que, sur cette liqueur, un serment
infernal nous lie.
CATILINA
Tu le veux donc, Capito ?
CAPITO
Je le veux !... As-tu fait ce que je t'ai demandé,
Catilina ?
CATILINA
Oui.
CAPITO
La coupe est-elle prête ?
CATILINA
Oui.
CAPITO
La coupe est-elle pleine ?
CATILINA
Oui.
CAPITO
Que la coupe vienne donc !
CATILINA
Place, alors ! (Il prend le milieu de la scène. On
forme un cercle autour de lui.) Némésis !
déesse des vengeances, apporte-nous la coupe sur
laquelle nous devons jurer !...
(Toutes les lumières s'éteignent. Une femme,
vêtue en Némésis, vient du dessous. Elle
a près d'elle un trépied où brûle
un feu rouge, qui seul éclaire la
scène.)
Scène 8
Les mêmes, NEMESIS
NEMESIS
Voici la coupe !
CATILINA, prenant la coupe et la levant au-dessus
de sa tête
Pluton ! Vejovis ! Mânes, sombres divinités qui
inspirez la terreur ! Lucius Sergius Catilina vous invoque.
Vous le savez, dieux vengeurs ! j'ai une armée de
vingt mille hommes en Etrurie, j'ai dix mille conjurés
à Rome, j'ai milie pâtres dans les Apennins !...
Eh bien, au nom des absents comme au nom des présents,
je dévoue Rome aux dieux infernaux !... Je jure qu'il
lui sera fait comme elle a fait à Carthage, qu'il n'en
restera pas pierre sur pierre, que la charrue passera sur les
fondations du Capitole, que je sèmerai du sel dans le
sillon de la charrue, et qu'il sera bâti une ville qui
sera la ville de Catilina, sur un autre emplacement que celui
où fût bâtie la ville de Romulus... O
ville perverse ! ville vénale, qui déjà
au temps de Jugurtha n'attendais qu'un acheteur pour te
vendre ! Rome, sois maudite !
TOUS
Rome, sois maudite !
CATILINA
A toi, Capito.
CAPITO, tenant la coupe
Maudit soit celui qui ne marchera pas en avant jusqu'à
ce qu'il rencontre l'ennemi ! maudit soit celui qui reculera
peu dant la bataille ! maudit soit celui qui sortira vivant
de la défaite ! Mais, avant tout, maudite soit Rome
!
(Il passe la coupe à Curius.)
TOUS
Maudite soit Rome !
CURIUS
Rome, sois maudite !
(Il passe la coupe à Volens.)
TOUS
Maudite !
VOLENS
Maudite soit Rome !
TOUS
Maudite soit Rome !
(La coupe passe de mains en mains.)
CATILINA
Et maintenant, amis, comme on pourrait nous surprendre ici et
nous y enfermer, gagnez la plaine. Capito et Curius, prenez
les commandements ; Volens, mon vieux centurion, forme les
phalanges. Prenez la route d'Etrurie ; dans dix minutes, je
vous rejoins.
TOUS
Mais, toi, toi ?
CATILINA
Oh ! soyez tranquilles, je serai là à l'heure
où vous aurez besoin de moi. (On ferme les rideaux
à la sortie du peuple.) Allez !
(Tous sortent.) Toi, Chrysippe, cours à la
maison des bains, et dis à travers la porte que je
m'arme, qu'on s'apprête, qu'on m'attende, que je viens
; va ! (Chrysippe sort.) O nuit ! nuit sacrée !
nuit, ma soeur ! nuit, ma complice, mon amie ! tu es la
dernière obscurité de ma vie ; demain,
météore de feu, c'est moi qui ferai le jour !
Allons ! allons revoir Charinus. Merci,
Némésis, voilà ta coupe.
(Il rend la coupe à la Némésis. La
Némésis s'enfonce dans la terre, mais, en
s'enfonçant, elle relève son voile.)
ORESTILLA
Malheur à toi, Sergius ! je suis Némésis
Orestilla.
(Elle disparaît.)
Scène 9
CATILINA, puis l'ombre de CHARINUS
Orestilla ici !... Orestilla dans cette maison !... Dieux
immortels, qu'est-elle venue y faire ? Ce sang, ce sang que
nous avons bu... Horreur !... (Tonnerre. Il passe à
gauche et tombe sur le canapé.) Qu'est cela ?...
Des plaintes, des gémissements dans l'air ?... La
terre tremble... Présages néfastes, je vous
reconnais, c'est vous qui annoncez les apparitions des
morts... Dieux bons, dieux immortels, qui donc vais-je voir
apparaître ? (Le bassin du fond se couvre de
fumée. La fumée se dissipe. On voit Charinus
sortir lentement de terre et monter vers le ciel. De sa main
droite, il montre une blessure qui lui a ouvert la veine du
cou.) Oh ! c'est toi, Charinus ?... Charinus, mon enfant
bien-aimé, n'es-tu plus qu'une ombre ?... Charinus,
parle-moi !... Cette blessure, qui te l'a faite ?... ce sang,
qui l'a versé ?...
CHARINUS, d'une voix lente
Orestilla !...
(La vapeur l'enveloppe de nouveau. Il
disparaît.)
CATILINA
Malheur ! malheur !...