Prologue - Premier tableau |
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La maison de Marcius Salvénius. - L'atrium, ouvert sur l'impluvium. Devant la porte, un lit funéraire ; aux quatre coins, quatre esclaves : l'un Gaulois, l'autre Africain, le troisième Mède et le quatrième Grec. Sur le lit, Marcius couché : costume de tribun des soldats, soixante ans, barbe blanche, couronne de laurier sur la tête, branche de laurier à la main. En avant du lit, l'eau lustrale dans une urne d'argent, avec un rameau de cyprès trempant dans l'eau. A droite, à l'entrée de la porte, une fontaine ; à gauche, l'autel des dieux, sur lequel brûlent des parfums.
Scène 1
NIPHE, MARCIUS NEPOS, AUFENUS, amis, esclaves
.
Les amis du mort entrent lentement et se rangent aux
deux côtés du lit. Ils se saluent.
NIPHE
Entrez, seigneurs ; quoique ce soit, aujourd'hui la mort qui
veille à la porte, la porte vous est ouverte. Soyez
les bienvenus.
AUFENUS
Bonjour, cher Marcius Népos. Quelle douleur pour moi
qui viens justement de Marseille pour assister au deuil de
votre famille !
MARCIUS NEPOS
Vous arrivez ?
AUFENUS
Ce matin, et j'accours, comme vous voyez. (Le prenant
à part, et lui montrant Niphé.) Quelle est
cette femme qui fait les honneurs de la maison ?
MARCIUS NEPOS
C'est Niphé, une esclave thessalienne, que mon
frère a affranchie voilà déjà
quinze ans. Mon frère l'aima beaucoup quand elle
était jeune, elle aima beaucoup mon frère quand
il devint vieux. C'est une assez bonne créature pour
une sorcière.
AUFENUS
Elle est sorcière ?
MARCIUS NEPOS
Oui, puisqu'elle est Théssalienne... Ce sont
même ses philtres et ses breuvages qui ont soutenu mon
frère pendant ses trois dernières
années. Le pauvre Marcius, vous le savez, était
un corps usé par les blessures et par la
fatigue.
AUFENUS
Alors, elle a rendu de grands services à votre
frère, et par conséquent, à vous ?
MARCIUS NEPOS
Oui, et je saurai ce que ses services me coûtent,
lorsqu'on ouvrira le testament de Marcius. (A
différents personnages nouveaux.) Salut,
seigneurs, salut. Rangez-vous au chevet de mon
frère.
AUFENUS
Ne savez-vous point à quoi vous en tenir d'avance ?
Sans être un des sept banquiers que l'on appelle les
sept tyrans de Rome, Marcius était riche, riche de son
patrimoine, riche du butin fait dans ses campagnes avec
Sylla.
MARCIUS NEPOS
Oui, vous avez raison, Marcius était riche, riche
à deux cents talents cinq à six millions de
sesterces ; j'en répondrais.
AUFENUS
Eh bien, tout cela vous reviendra, puisque son fils est mort,
et que sa fille est vestale.
MARCIUS NEPOS
Cela devrait me revenir, en effet ; mais, à la mort de
mon neveu, Sylla, son vieux général, est venu
voir mon frère, pleurer avec lui. Cette marque de
sympathie lui a touché le coeur, et l'on m'assure
qu'il a fait Sylla son héritier.
AUFENUS
Sylla a pleuré ? Croyez-vous aux larmes de Sylla
?
MARCIUS NEPOS
J'ai un esclave nubien qui m'a dit avoir vu pleurer une fois
un crocodile.
AUFENUS
Chut !...
MARCIUS NEPOS
Bah ! il n'est plus dictateur.
AUFENUS
Non ; mais il est toujours Sylla. Puis n'aura-t-il pas
l'idée d'assister aux funérailles de son ancien
tribun ?
MARCIUS NEPOS
Sylla le moribond, Sylla le goutteux, Sylla, qui se
traîne ou plutôt qui rampe vers sa tombe ; Sylla,
qui n'est pas venu voir le mourant, viendrait aux
funérailles du mort ?... Soit, qu'il vienne ! Je serai
heureux de le revoir, et de mesurer de mes yeux à
quelle distance il est du sépulcre.
AUFENUS
Prenez garde, prenez garde, Marcius ! le vieux Sylla n'a pas
été détrôné, il a
déposé le pouvoir de sa propre volonté,
c'est-à-dire qu'il s'est coupé les ongles
lui-même ; croyez-moi donc, il ne se les sera pas
coupés trop court.
MARCIUS NEPOS
Oh ! ma foi, tant pis ; au risque du coup de griffe, je me
soulagerai le coeur. Ces soldats, voyez-vous, Aufénus,
ça n'a plus de parents, ça n'a plus de patrie.
Ils ont un drapeau et un général, voilà
tout. Mon frère n'est-il pas rentré dans Rome
comme les autres, une torche à la main ? Il est vrai
qu'il s'est retiré lors des proscriptions, il est vrai
qu'il a cessé de voir Sylla pendant sa dictature. Je
les croyais brouillés. Mais mon neveu Marcius meurt.
Sylla calcule que c'est le moment. Il tombe chez le
père, au plus fort de sa douleur. «Mon vieux
tribun ! - Mon vieux général ! - Te souviens-tu
d'Orchomène ? - Te souviens-tu de
Chéronée ? - Je t'ai sauvé. - Tu m'as
sauvé. - Embrassons-nous». Pouah! je n'aime pas
les soldats, moi !... S'il avait laissé sa fortune
à cette pauvre Marcia, sa fille, au lieu de la faire
entrer au collège des vestales, je ne dirais rien, je
ne suis que son frère... Mais me
déshériter pour enrichir de deux cents talents,
c'est-à-dire d'une obole, cet illustre voleur, ce
glorieux assassin, ce goinfre héroïque, qui avait
déjà mangé la première partie du
monde, et qui allait dévorer la seconde, si les dents,
grâce à Jupiter, ne lui eussent manqué au
milieu du repas !...
(Un homme entre et va, au milieu du cortège de
clients, prendre place à la gauche du spectateur ; il
se traîne, appuyé sur son bâton et sur
l'épaule d'un esclave ; on lui approche un fauteuil ;
cependant il reste debout et écoute Marcius
Népos, qui, emporté par la passion, ne
l'aperçoit pas.)
AUFENUS
C'est désolant, je l'avoue.
MARCIUS NEPOS
Dites que c'est stupide... oui, stupide, en
vérité. Voir les bois de mon frère se
joindre aux vastes forêts de cet homme, ses cinquante
esclaves s'ajouter aux dix mille esclaves du vieux dictateur,
ses deux cents talents prendre le chemin d'un coffre-fort qui
en contient peut-être deux cent mille. Ah ! vieil
hypocrite, vieil avare, tu n'en jouiras pas longtemps,
voilà ce qui me console. Ah ! tu dois venir aux
funérailles de mon frère ? Eh bien, moi aussi,
j'irai aux tiennes, et, par Pluton, je me charge de l'oraison
funèbre.
Scène 2
Les mêmes, SYLLA
NIPHE, s'avançant vers lui
Seigneur Cornélius Sylla, c'est bien tard.
MARCIUS NEPOS
se retournant. Ah !
AUFENUS
Je vous avais bien dit qu'il viendrait.
MARCIUS NEPOS
Croyez-vous qu'il m'ait entendu ?
AUFENUS
Croyez-vous qu'il soit devenu sourd ?
SYLLA, tranquillement
Bonjour, Niphé.
(Tous saluent profondément Sylla.)
NIPHE
Asseyez-vous, seigneur.
SYLLA, écartant de la main ceux qui
l'empêchent de voir le lit funèbre
Mon pauvre Marcius a donc vécu ?
NIPHE
Hier, il est mort en vous appelant.
SYLLA
Oui, depuis quelque temps, non seulement les mourants, mais
les morts eux-mêmes m'appellent... Hier, c'était
ton maître, Niphé ; avant-hier, c'était
mon fils Cornélius...
NIPHE
Votre fils Cornélius !... Vous avez revu votre fils,
seigneur ?...
SYLLA
En rêve... Il est venu m'inviter à l'aller
rejoindre, lui et sa mère Métella. (Avec un
sourire.) Et j'y vais... Mais revenons à ton
maître, Niphé. Lui aussi m'a appelé,
dis-tu ? Pauvre Marcius !
NIPHE
Oui ; et, quand la nuit est venue, quand l'obscurité a
envahi la chambre, il a cru voir apparaître votre ombre
au chevet de son lit... Les mourants ont de telles visions,
vous le savez... Alors, il a étendu la main pour
serrer la vôtre, tout en murmurant une espèce de
reproche.
SYLLA
Lequel ?
NIPHE
«Sylla, a-t-il dit, a craint sans doute que la vue d'un
mourant ne portât atteinte à son
bonheur».
SYLLA
A mon bonheur !... Il y a plus de trois ans que nous ne nous
étions vus, et il croyait toujours à ma fortune
; il voyait toujours en moi Sylla l'heureux, Sylla l'amant de
Vénus, Sylla à qui l'on dérobait un fil
de sa toge pour avoir une part de son bonheur... Il ne savait
donc pas que, moi aussi, je m'en vais mourant ; que je me
meurs !
MARCIUS NEPOS
Entendez-vous, Aufénus ? il l'avoue lui-même ;
le froid du tombeau le gagne.
SYLLA
Marcia est au logis, m'a-t-on dit ?
NIPHE
Là, dans sa chambre.
SYLLA
Niphé, tout le monde est-il réuni ?
NIPHE
Oui, seigneur.
SYLLA
Les parents du mort sont ici ?
NIPHE
Nous n'avons d'autres parents que le seigneur Marcius
Népos.
SYLLA
N'est-ce pas lui que je vois là-bas ?
NIPHE
Oui, seigneur.
SYLLA
Appelez Marcia, je vous prie, Niphé.
(Niphé va ouvrir la porte à gauche avec une
clef qu'elle porte à sa ceinture.)
AUFENUS, à Marcius Népos
Avez-vous vu comme il vous a regardé ? Il a l'oeil
encore bien mauvais.
MARCIUS NEPOS
Vous savez bien que, chez le serpent, l'oeil est la
dernière chose qui meure.
Scène 3
Les mêmes, MARCIA
Marcia, en entrant, va embrasser son père au
front ; puis elle revient sur le devant de la
scène.
SYLLA
Salut, Marcia ! J'aimais ton père.
MARCIA
Et mon père vous aimait, seigneur.
SYLLA
Je le sais, il m'a laissé tous ses biens.
MARCIUS NEPOS
Par Hercule ! je ne m'étais donc pas
trompé.
MARCIA
C'est là, seigneur, une preuve de respect et non point
d'affection.
SYLLA
Qu'elle soit d'affection, comme je le crois, ou de respect,
comme tu le dis, Marcîa, je ne puis accepter cette
preuve.
MARCIA
Pourquoi donc, seigneur ?
SYLLA
Parce que Marcius n'avait pas le droit de
déshériter, sa fille, même en faveur d'un
ami.
MARCIA
Seigneur, vous oubliez qu'il n'y a plus d'héritage
pour moi en cette vie. J'appartiens corps et âme
à la déesse Vesta ; un serment me lie qui ne
peut être délié que par une autre
déesse, la plus puissante de toutes, la Mort !
SYLLA
Ce n'est pas ce que le pontife me disait ce matin même.
Marcia, quel jour es-tu née ?
MARCIA
Le quatrième jour des ides de mars, l'an 662 de
Rome.
SYLLA
Et quel jour entras-tu au collège de Vesta ?
MARCIA
Aux calendes de janvier, l'an de Rome 673.
SYLLA
Eh bien, il y a une erreur de sept mois et deux semaines. Le
collège n'avait pas le droit de te recevoir, Marcia.
Tu avais plus de dix ans accomplis lorsque tu fus
vouée.
(L'esclave grec, qui a relevé la tête au
commencement de l'observation de Sylla, se détache du
lit et écoute.)
NIPHE, vivement
Eh quoi, seigneur ! ma chère Marcia serait libre
?
SYLLA
Libre, puisqu'elle n'est pas dans les conditions de la
loi.
MARCIA
Mes voeux ?
SYLLA
Ils seront annulés.
MARCIA
Mon serment?
SYLLA
Il sera rompu.
NIPHE
Oh ! demeurez encore longtemps Sylla l'heureux, vous qui me
faites si heureuse !
(Elle embrasse Marcia.)
MARCIA, la repoussant doucement
Niphé ! Niphé !
SYLLA
Ainsi, Marcia, te voilà
réintégrée dans tous tes droits. Lorsque
le temps du deuil sera passé, rappelle-toi donc, si tu
vis encore, que tu as en moi un second père.
MARCIA
Merci, seigneur ; mais cela ne peut être ainsi.
NIPHE
Pourquoi ?
SYLLA
Que dis-tu !
MARCIA
Je dis que, dans deux heures, j'aurai quitté cette
maison ; que, légitime ou illégitime, la
déesse Vesta a reçu mon serment ; il fut bon
à prononcer, il est bon à tenir.
(L'esclave va se rasseoir et laisse tomber sa tête
dans ses deux mains.)
NIPHE, à genoux
O Marcia ! Marcia !
SYLLA
Je reconnais la probité du père dans la
volonté de la fille ; mais je te rendrai libre
malgré toi, Marcia.
MARCIA
Non, vous ne ferez pas ce déplaisir aux mânes de
votre ami, seigneur ; vivant, il voulut me consacrer à
Vesta ; l'âme survit au corps ; mort, il le veut
toujours.
SYLLA
Réfléchis, Marcia ! tu es rentrée dans
tes foyers, tu as le droit d'y rester ; lorsque tu auras
quitté le seuil de cette maison et franchi celui du
temple de Vesta, il ne sera plus temps. Prends garde aux
regrets, Marcia, prends garde !
(Le Grec lève la tête pour écouter la
réponse de Marcia.)
MARCIA
Lorsque je quittai, il y a quatre ans, la maison de mon
père pour entrer au collège des vestales,
j'avais une colombe que je tenais prisminière depuis
un an seulement ; au moment de partir, j'ouvris sa cage, afin
de lui rendre la liberté ; elle s'envola d'abord
joyeuse et disparut ; mais, trois jours après, m'as-tu
dit, Niphé, elle revint d'elle-même reprendre
l'esclavage auquel elle était habituée ; car,
n'ayant ni père ni mère, elle avait
trouvé l'air vide et les bois solitaires. Je suis
comme cette colombe, Niphé : Rome est vide, le monde
est solitude pour moi. Je retourne à ma cage ; merci,
seigneur.
NIPHE
Marcia, je te supplie !
MARCIA
Quand la cérémonie des funérailles sera
terminée, quand vous aurez tous ensemble pris le repas
funèbre, et que, moi, je l'aurai pris seule, moi qui
n'ai plus le droit de m'asseoir à la table des hommes,
alors je rentrerai dans ma chambre pour revêtir mes
habits de vestale, et je quitterai la maison.
SYLLA, regardant tour à tour Niphé et
le Grec
Mais tu n'es pas seule au monde, Marcia ; on n'est pas seule
quand on est aimée.
(Niphé supplie ; l'esclave cache sa tête
entre ses mains.)
MARCIA
Mon père a commandé, seigneur ;
j'obéirai à mon père.
SYLLA
C'est votre dernier mot, ma fille ?
MARCIA
C'est ma suprême volonté, seigneur.
SYLLA
Sois respectée, Marcia, dans ta volonté
suprême ; mais n'essaye pas de rien changer à la
mienne. Je te rends tes biens ; avant ton départ, tu
en disposeras à ton plaisir. Tu as un testament
à faire, toi aussi, puisque, toi aussi, tu quittes le
monde. Tiens, voici l'anneau que ton père m'avait
envoyé en signe que j'étais son
héritier. Je te le rends.
MARCIUS NEPOS, à Aufénus
Allons, allons, ma nièce n'est pas un soldat de Sylla,
elle, et j'espère qu'elle n'oubliera point sa
famille.
SYLLA, à Niphé en lui montrant
l'esclave grec
Quel est ce jeune homme, là, près du lit
funèbre ?
NIPHE
Un Grec, nommé Clinias, recueilli tout enfant par mon
maître, au milieu du pillage d'Athènes,
où son père et sa mère furent
tués.
SYLLA
Et il a souvent vu ta maîtresse, ce Clinias ?
NIPHE
Deux fois : la première lorsqu'elle entra au
collège, la seconde lorsqu'elle en sortit.
SYLLA
C'est bien. (Aux Assistants.) Amis, entourons ce
cercueil vénérable, et disons au mort les
dernières paroles.
(La moitié des Assistants passe derrière le
lit funéraire et revient au côté
gauche.)
MARCIA
Merci de l'honneur que vous faites à mon
père.
(La nuit vient.)
SYLLA, à haute voix
Marcius ! Marcius ! Marcius !
TOUS LES ASSISTANTS
Marcius ! Marcius ! Marcius !
SYLLA
Il ne répond plus à la voix de son
général, celui qui fut le plus brave soldat de
nos armées, le meilleur citoyen de nos villes, le seul
qui osa porter l'épée dans la redoutable
forêt de Delphes, le seul qui osa laisser son
épée au fourreau dans Rome, quand, selon sa
conscience, Lucins Cornélius Sylla ordonna que toutes
les épées fussent tirées. (Il
s'arrête épuisé ; des amis le soutiennent
; il prend la branche du cyprès.) Au revoir,
Marcius !
(On jette l'eau lustrale et l'on gagne le fond.)
MARCIUS NEPOS
Après l'adieu de Sylla, je sais que tu n'entendras pas
le mien, Marcius ; mais n'importe, ton frère Marcius
Népos, qui t'aimait sur la terre, qui te respecte au
tombeau et qui te reverra au séjour des ombres, te dit
adieu ; Marcius Salvénius, adieu !
(Il jette l'eau lustrale sur le cercueil.)
MARCIA
Et moi aussi, Niphé, je veux dire adieu à mon
père. (Elle s'approche, soutenue par Niphé,
prend la branche du cyprès des mains de Marcius
Népos.) Mon père !... (Sanglotant.)
Mon père !... (Elle se renverse dans les bras de sa
nourrice. Sylla fait un signe ; on enlève le corps. La
nuit est tout à fait venue.)
NIPHE
Au retour du Champ de Mars, vous trouverez le festin
préparé, seigneurs.
(On entend les trompettes qui sonnent un air
funèbre. Quatre Hommes en robe brune, la tête
couverte d'un voile brun, enlèvent le corps. Quatre
autres les suivent pour les relayer. Le cortège
défile. Un des hommes à robe brune se glisse
entre deux colonnes, et pénètre dans l'atrium.
Quand cet homme est seul, il va droit à la petite
table, verse dans l'amphore d'argent le contenu d'un flacon
qu'il tire de sa poitrine ; puis, se rapprochant de la
chambré de Marcia, il écoute si elle est
déserte. Le convoi, qui a suivi l'impluvium,
reparaît de l'autre côté et s'arrête
à la porte de la rue, placée en face de la
porte de l'atrium. On dépose le corps. Marcia
s'agenouille une dernière fois près de lui.
L'homme à robe brune regarde cette scène
à travers les draperies entr'ouvertes.)
SYLLA, de l'autre côté de la
cour
Adieu, ma fille ! rentre chez toi.
(Niphé relève Marcia et la soutient ; elles
reprennent le chemin de l'atrium.)
NIPHE
Viens !... viens !
(L'homme cesse de regarder, pousse la porte de la chambre
de Marcia, et s'y cache.)
Scène 4
MARCIA et NIPHE rentrent
MARCIA
Voyons, bonne nourrice, que feras-tu quand je serai partie
?
NIPHE
Que veux-tu que je fasse ? Ton père m'a donné
sa petite métairie de Fésules, je m'y
retirerai.
MARCIA
Tu quitteras Rome ?
NIPHE
Ne pas te voir ici, ne pas te voir ailleurs, le supplice est
pareil...
MARCIA
As-tu quelque argent, au moins ?
NIPHE
Vingt mille sesterces, à peu près. Je ne suis
pas de celles qui amassent les gros pécules.
MARCIA
Non, tu es trop savante pour être riche. Vous autres
Thessaliennes, la science est votre déesse, et non pas
la fortune. La richesse que vous poursuivez, c'est la
connaissance du passé, c'est la prévision de
l'avenir... Tu avais prédit la mort de mon
père, Niphé... Oh ! c'est un don fatal des
dieux que de voir ainsi d'avance les malheurs de
l'avenir.
NIPHE
Oui, c'est un don fatal quand ces malheurs ne peuvent
être évités ; mais, lorsqu'au contraire
les dieux permettent que l'avenir nous soit
révélé, pour le faire bon, de mauvais
qu'il pouvait être, la science augurale est un bonheur
divin, une révélation sacrée.
MARCIA
Hélas ! on ne peut fuir son destin, Niphé, et
toutes les révélations ne servent qu'à
faire voir aux hommes le précipice dans lequel ils
tombent.
NIPHE
Non, non, Marcia ; il y a des malheurs auxquels on peut se
soustraire, crois-moi.
MARCIA
Il fallait, Niphé, écarter la mort du lit de
mon père, et je t'aurais crue.
NIPHE
Ne pleure pas la mort de ton père, Marcia.
MARCIA
Les funérailles de celui qui m'a donné la vie
ne sont pas achevées, et tu me dis de ne pas pleurer
sa mort !
NIPHE
Je te dis qu'en ce moment même, un nouveau malheur
plane sur ta tête.
MARCIA
Aucun malheur ne peut me toucher en ce moment, où je
viens d'éprouver le plus grand de tous.
NIPHE
Il y a des malheurs plus grands que ceux qui nous conduisent
à la tombe ; la mort est une des conditions de la vie.
Quitte cette maison, Marcia.
MARCIA
C'est mon intention, mais pas avant d'avoir fait le partage
de mes biens ; je te dois une récompense, bonne
Niphé.
NIPHE
Tu ne me dois rien ; pars vite.
MARCIA s'approche de la table et
s'arrête
Mais Clinias... pauvre Clinias ! qui, quoique esclave, aimait
mon père... Clinias, qui n'a pas quitté son
maître un instant, et qui veillait au pied de son lit,
tandis que nous, veillions à son chevet...
NIPHE
Laisse-lui deux ou trois poignées d'or sur cette table
; tu ne lui dois pas davantage.
MARCIA
O Niphé ! te croirais-tu payée de ton affection
par deux ou trois poignées d'or ?
NIPHE
Jette toute ta fortune sur cette table, si tu le veux ; mais,
par les mânes de ton père, hâte-toi !
hâte-toi !
MARCIA
Mais, enfin, pourquoi partir ?
NIPHE
Je ne sais... J'entends une voix qui me dit : Qu'elle
parte ! qu'elle parte !... voilà tout...
MARCIA
Illusion !
NIPHE
Qu'elle parte ! où malheur ! malheur ! malheur
!...
MARCIA
Niphé, tu m'effrayes !...
(Elle descend la scène.)
NIPHE
Je te dis que l'heure presse, Marcia ; je te dis que le dieu
m'avertit, que le dieu me tourmente ; je te dis qu'il y a un
malheur dans la maison... Hâte-toi ! hâte-toi
!
(Elle l'entraîne vers la porte.)
Scène 5
Les mêmes, CLINIAS
Les rideaux s'ouvrent et restent ouverts.
MARCIA
Rassure-toi, c'est Clinias. Approchez, Clinias,
CLINIAS
Me voici.
MARCIA
Tout est donc terminé là-bas ?
CLINIAS
Tout.
MARCIA, soupirant
Hélas ! quoi qu'en dise Niphé, voilà le
véritable malheur. Clinias, vous avez tendrement
soigné et fidèlement servi Marcius, mon
père et votre maître. Vous devez être
récompensé.
CLINIAS
Je devais servir fidèlement mon maître, je
devais soigner tendrement votre père... J'ai fait mon
devoir, voilà tout.
MARCIA
Que voulez-vous que je vous donne, Clinias ?
CLINIAS
Un esclave n'a besoin de rien.
MARCIA
Le descendant d'une race illustre ne doit point parler comme
un esclave : votre aïeul avait été
archonte, m'a dit souvent mon père. Demandez, et votre
demande vous sera accordée.
CLINIAS
Eh bien, restez dans la maison de votre père, et
gardez-moi près de vous.
MARCIA
Pauvre Clinias ! tu me demandes la seule chose qu'il me soit
impossible de t'accorder ! Je ne suis plus au monde, je suis
à Vesta.
CLINIAS
Alors, je ne demande plus rien.
MARCIA
Pas même d'être libre?
CLINIAS
Libre de quoi ?
MARCIA
De retourner dans ta patrie.
CLINIAS
Dans ma patrie, où j'ai vu tuer, le même jour,
mon père et ma mère, où les pieds des
chevaux romains ont dispersé les cendres de mes
ancêtres, où je ne retrouverai plus même
les ruines de ma maison !... Non, j'ai deux patries, comme
tous ceux qui n'en ont plus ; l'une est devenue un
désert, l'autre est la maison de Marcius, qui va
devenir un désert aussi. Marcius avait
été bon pour moi, il me plaignait, il me
consolait... Vous étiez la fille de Marcius, la reine
de cette maison... Marcius est mort, vous partez... De mes
deux patries, comme je vous le disais, pas une ne me reste...
Faites-moi conduire au marché, faites-moi vendre
à un autre maître ; il commandera, et
m'épargnera de penser ; et si j'oublie d'obéir,
eh bien, il me tuera, et m'épargnera de vivre.
MARCIA
Nul ne vous commandera, nul ne vous touchera désormais
; venez ici, Clinias.
CLINIAS
Me voici !
MARCIA
A genoux.
CLINIAS
J'obéis.
MARCIA
En vertu du droit qui m'a été rendu de faire
mon testament, je vous constitue mon héritier,
Clinias, et, par conséquent, je vous fais libre.
CLINIAS
Moi, votre héritier ?...
MARCIA
Acceptez, faites-moi cette grâce... Vous savez que je
puis vous y forcer.
CLINIAS
Ordonnez...
MARCIA
Vous donnerez la moitié de l'argent, la moitié
des terres, la moitié des vignes, la moitié des
bois à mon oncle, Marcius Népos... Vous
partagerez le reste entre tous et Niphé... Cette
maison est à vous. La métairie de
Fésules est à elle. Si elle meurt avant vous et
sans faire de testament, vous hériterez d'elle ; si
vous mourez avant elle et sans faire de testament, elle
héritera de vous. Voici l'anneau de mon père en
signe que vous êtes mon héritier. (Elle lui
donne un petit soufflet sur la joue.) Levez-vous,
Clinias, vous êtes libre !
Clinias prend 1'anneau, le passe à son doigt, se
détourne et le baise
NIPHE
Eh bien ?
MARCIA
Me voici.
NIPHE
Pars.
MARCIA
Tu as raison, rien ne m'arrête plus ici. Je romps ce
gâteau en regrettant de ne pouvoir le partager avec
vous, mais Vesta le défend. Associez-vous donc du
coeur à mon dernier repas. Je lève cette coupe
et je bois à vous. (Elle boit. - On revient des
funérailles. Entrée de quelques parents.)
Niphé, voici nos parents qui rentrent ; introduis-les
dans la salle du festin, et fais-leur mes remerciments. Puis
tu reviendras me chercher et tu me conduiras jusqu'au
temple.
NIPHE
A pied ?
MARCIA
Non ; le char de la grande prêtresse doit m'attendre
à la petite porte avec le licteur.
NIPHE
J'avais et je reviens... Mais toi, pendant ce temps...?
MARCIA
Je reprends mes habits de vestale.
NIPHE
Tu me promets de ne point sortir sans moi ?
MARCIA
Je te le promets.
(Niphé serre les mains de Marcia, puis sort, et
ferme les rideaux.)
Scène 6
MARCIA, CLINIAS
MARCIA
Clinias, voyez si le char est à la petite porte ; s'il
n'était point arrivé, allez au-devant, et
pressez les chevaux.
CLINIAS
Je vous verrai encore une fois, n'est-ce pas ?
MARCIA
Vous accompagnerez le char jusqu'à la porte du
collège... Allez, Clinias, allez.
CLINIAS
J'obéis.
(Il sort.)
Scène 7
MARCIA, seule
C'est étrange !... qu'ai-je donc ? Il me semble que mes yeux se voilent, que mes genoux fléchissent sous moi... C'est Niphé et sa folie... (Elle fait quelques pas.) De noires vapeurs pressent mon front... Dieux bons ! que m'arrive-t-il ?... Ah ! je ne me croyais pas si faible... A moi, Niphé ! à moi, Clinias ! à moi ! à moi! (Sa voix s'éteint, la porte s'ouvre ; l'homme à la tunique brune sort, enlève Marcia, la porte dans sa chambre et referme la porte juste au moment où Niphé rentre par le fond, et Clinias par le côté.)
Scène 8
CLINIAS, NIPHE
NIPHE
Clinias !
CLINIAS
Niphé !
NIPHE
Es-tu déjà de retour ?
CLINIAS
Non ; il m'a semblé seulement que Marcia m'appelait.
Je n'avais pas encore quitté la chambre voisine, je
suis rentré.
NIPHE
Moi aussi, j'ai cru entendre sa voix.
CLINIAS
Nous nous sommes trompés sans doute. Tout est calme,
tout est solitaire.
NIPHE
N'as-tu rien vu d'extraordinaire dans la maison ?
CLINIAS
Rien.
NIPHE
Pas d'étrangers suspects ?
CLINIAS
Aucun.
NIPHE
L'orfraie ! Entends-tu l'orfraie ?
CLINIAS
C'est l'oiseau de la mort ! et il y a une heure, la mort
était encore ici, dans cette maison. Où as-tu
quitté Marcia ?
CLINIAS
Ici.
NIPHE
Quand cela ?
CLINIAS
A l'instant même. .
NIPHE
Elle t'avait donné un ordre?
CLINIAS
Celui d'aller voir si le char était
arrivé.
NIPHE
Va et reviens.
CLINIAS
Comme l'éclair.
(Il sort par le fond.)
Scène 9
NIPHE, MARCIA
NIPHE
Marcia ! Marcia !... tu es dans ta chambre, n'est-ce pas ?
Réponds-moi. (Elle veut ouvrir) Marcia !
pourquoi es-tu enfermée ? Marcia,
réponds-moi... Marcia !...
MARCIA, de sa chambre
Ah !
NIPHE
C'est sa voix... Elle a poussé un cri. (Secouant la
porte.) A l'aide ! au secours !
Scène 10
NIPHE, L'INCONNU, sortant de la chambre
L'INCONNU
Silence !
NIPHE
Un homme dans le gynécée... Profanation !
L'INCONNU
La vieille Niphé, l'Argus thessalien... Place, place
!
NIPHE
Qu'as-tu fait, misérable ? (Elle le prend à
la gorge.)
L'INCONNU
Place !
NIPHE
Non, tu ne fuiras point. A l'aide ! au secours !
L'INCONNU
Ne crie pas.
NIPHE
C'est toi qui es le malheur, c'est toi qui es le crime!
(Lui découvrant le visage.) C'est toi qui es
Lucius Sergius Catilina !
CATILINA
Oh! malheur à toi, puisque tu sais mon nom !
NIPHE
Catilina ! Catilina !... au secours !
CATILINA
Te tairas-tu !
NIPHE
Catilina ! Catilina ! Catilina !...
CATILINA, la frappant de son poignard
Eh bien, alors...
NIPHE
Ah ! (Elle chancelle)
CATILINA
Lâche-moi !
NIPHE
Oui, je te lâcherai, car la mort ouvre ma main. Mais si
tu échappes à la justice des hommes, tu
n'échapperas pas à la vengeance des
dieux.
CATILINA
Soit. C'est une affaire entre Némésis et moi.
Me lâcheras-tu !
NIPHE, se soulevant
Catilina, tu as semé le sang criminel, tu as
versé le sang innocent : par un crime tu as
donné la mort, par un crime tu as donné la vie.
Catilina, tout ce que l'avenir te garde de malheurs sortira
de cette nuit... Catilina, gare au fils de la vestale !
(Elle tombe.)
CATILINA
Gare au fils de la vestale ?... Une vestale ne devient pas
mère, ou, lorsqu'elle devient mère, on
l'enterre avec son enfant !... Le fils de la vestale n'est
donc pas à craindre pour moi... Quant au sang,
innocent ou coupable, celui qui l'a versé n'a
qu'à s'approcher d'une fontaine comme je le fais ;
l'eau lave le sang.
(Il se lave les mains à la fontaine. Nuit
profonde.)
Scène 11
CATILINA, à la fontaine ; NIPHE,
mourante ; CLINIAS, entrant
CLINIAS, du fond
Oh ! cette fois, je ne me suis pas trompé ; cette
fois, j'ai entendu un cri de détresse. C'était
la voix de Niphé. (Heurtant le cadavre.)
Niphé!... (Il cherche à la soulever.
)
NIPHE
Ah !
CATILINA
Elle n'est pas morte !...
NIPHE
Clinias...
CATILINA
Oh !... si elle dit mon nom, il faut que je les tue tous
deux.
CLINIAS, à Niphé
L'assassin !... comment s'appelle l'assassin ?...
NIPHE
C'est... c'est... Ah !... (Elle expire.)
CATILINA
Inutile alors... (Il fuit.)
CLINIAS, apercevant Catilina, sur qui tombe un
reflet de la lampe de l'atrium
Je ne sais pas ton nom ; mais je t'ai vu...