[III. Début de la carrière de César] |
César venait d'obtenir l'édilité
curule, charge qui, bien qu'elle n'eût point
d'attributions politiques, offrait à un ambitieux un
moyen facile de se faire des créatures et de se
préparer les voies à la préture et au
consulat. De prodigieuses boucheries de gladiateurs, des
fêtes d'un luxe inouï jusqu'alors, d'immenses
travaux d'utilité publique entrepris à ses
frais, éblouissaient la populace et donnaient au
sénat la mesure d'une ambition qui se
révélait par des enjeux si extraordinaires
(1). Sylla, dans sa
brutale persécution contre la mémoire de
Marius, avait fait abattre deux monuments consacrés
par ce grand homme à l'occasion de ses victoires
contre Jugurtha et contre les Cimbres. Un matin, ces
monuments depuis longtemps détruits, mais
conservés dans les souvenirs du peuple sous le nom des
trophées de Marius, reparurent au Capitole
étincelants d'or, élevés en une nuit
comme par enchantement (2). On ne pouvait se
méprendre sur l'auteur de cet audacieux défi,
affiché, pour ainsi dire, à la porte du
sénat. Celui qui aux funérailles de Julia avait
tiré de la poussière une image proscrite,
venait d'exposer à tous les yeux les titres immortels
de Marius à la reconnaissance des Romains. En vain
quelques sénateurs parlèrent de lois et de
sénatus-consultes ouvertement violés, en vain
Q. Catulus, dont le père avait été
massacré par ordre de Marius, s'écria dans le
sénat : «Ce n'est plus par des mines que
César attaque la république. Il plante ses
béliers pour la battre en brèche ; il veut se
faire roi (3)
!» Le sénat tremblait. Une foule immense
remplissait le Capitole, saluant d'acclamations
frénétiques les glorieux souvenirs de tant de
victoires. De vieux soldats versaient des larmes de joie en
lisant les inscriptions (4) qui rappelaient cette
guerre de géants et ces nobles triomphes dont pendant
si longtemps la mérnoire avait été
proscrite. Tous louaient le courage et la piété
de César. «C'est le digne neveu de Marius,
s'écriait-on de toutes parts, c'est le seul qui fasse
honneur à sa maison !» Dans la curie,
César daigna se justifier et plaider pour ces
trophées de famille sur lesquels il savait que nul
n'oserait porter la main ; et les sénateurs
courbèrent la tête, heureux que César
n'exigeât point d'eux qu'ils vinssent faire amende
honorable devant l'image restaurée du sanguinaire
Marius.
Mais ce n'était point
seulement par de vaines démonstrations que
César marchait à son but. Il avait
déployé son vieux drapeau ; le temps
était venu de combattre au grand jour. Il
annonçait la guerre ouverte, et il tint parole.
D'abord, comme s'il voulait offrir un sacrifice expiatoire
aux mânes de Marius, il s'en prit aux ministres des
proscriptions de Sylla, et se prévalant d'une charge
qu'il venait d'obtenir, la présidence du tribunal des
enquêtes, il jugea et condamna deux de ces
misérables, au mépris des lois dictatoriales
qui leur avaient accordé l'impunité (5). Bien que ce fussent
des hommes sans naissance et reniés par tous les
partis, leur condamnation, qu'il poursuivit avec
fermeté, avec adresse, ouvrait la brèche
à une réaction dont personne ne pouvait
prévoir la portée. César renversait
ainsi la pierre angulaire sur laquelle reposaient les
institutions restaurées par Sylla. Bientôt son
exemple trouva des imitateurs, et le succès
échauffant les partisans de Marius, on ne s'attaqua
plus seulement à des assassins vulgaires. L.
Luccéius intenta un procès à Catilina
pour avoir mis à mort des citoyens proscrits (6). Peut-être
était-ce aller plus loin que ne voulait César.
Cette nouvelle accusation, bien qu'elle fût suivie d'un
acquittement, excita encore l'audace de la faction
démocratique, et prouva sa force en montrant qu'elle
dédaignait d'accepter les services d'alliés
redoutables, qui n'eussent pas demandé mieux que de se
mettre à ses gages.
Miné par les progrès lents mais sûrs du
parti démocratique, exposé chaque jour à
des entreprises désespérées comme celle
de Catilina, abandonné par les plus illustres de ses
membres, trahi par le général qu'il avait
armé pour sa défense, le sénat semblait
ne devoir plus qu'à l'habitude des peuples un reste
d'autorité. En vain il demandait un chef aux vieilles
familles patriciennes, leurs noms glorieux avaient perdu tout
leur prestige. Dans cette extrémité, les plus
sages des sénateurs, reconnaissant leur impuissance,
n'hésitèrent pas à tendre les bras
à un homme nouveau ; la nécessité
vainquit leur orgueil ; ils se résignèrent
comme autrefois leurs ancêtres assiégés
dans le Capitole, qui remirent à Camille banni les
insignes de la dictature.
M. Tullius Cicéron,
simple chevalier romain, avait été reconnu
dès sa jeunesse pour le premier orateur de son temps ;
mais le rôle politique qu'il devait jouer, on
l'ignorait encore, lui-même hésitait incertain.
Son caractère prudent et temporiseur
l'éloignait du parti populaire où l'audace
conduisait au premier rang ; son éloquence et sa
subtilité semblaient l'appeler à dominer dans
les conseils d'une oligarchie où le talent de la
parole et l'intrigue décidaient de toutes les
questions. D'autre part, l'obscurité de son origine,
ses relations de parenté avec Marius Gratidianus,
victime célèbre des plus odieuses
cruautés de Sylla (7), surtout l'orgueil du
talent blessé par l'orgueil de la naissance pouvaient
l'entraîner dans le parti démocratique, et c'est
en effet de ce côté qu'il parut d'abord chercher
une place digne de lui. Lorsqu'il accusait Verrès
(8), qu'il faisait
condamner Licinius Macer (9), qu'il prêtait le
secours de son éloquence à Manilius (10) pour attribuer
à Pompée des pouvoirs inouïs,
Cicéron pouvait passer pour l'adversaire implacable de
la faction oligarchique. Mais les habiles de cette faction
comprirent que l'obscur citoyen d'Arpinum ne
résisterait pas à leurs avances, et ils ne se
trompèrent point. D'ailleurs, ce n'était pas la
paix seulement que le sénat proposait à
Cicéron ; il le choisissait pour son chef, il
l'élevait au comble des honneurs. Peu d'hommes
auraient pu demeurer insensibles à ces offres
séduisantes. Cicéron se laissa gagner, il
devint l'âme du parti oligarchique, qui sous sa
direction sembla reprendre une nouvelle vie.
Cette transaction
était terminée depuis peu de temps, et
plutôt soupçonnée que connue, lorsque
Cicéron se présenta aux comices consulaires en
690. César, qui n'était pas alors en âge
ni en position de briguer le consulat pour lui-même,
s'opposa de tous ses efforts à l'élection de
Cicéron, non point par suite de relations intimes avec
aucun des candidats, mais uniquement parce qu'il sentait que
cette nouvelle recrue pouvait être utile à ses
adversaires (11).
Pour traverser les desseins de l'illustre orateur, Crassus,
de son côté, se livrait en même temps
à de sourdes intrigues, secondé par une portion
du sénat, qui, ne voyant dans Cicéron que
l'ambition déréglée d'un homme nouveau,
regardait sa brigue comme un affront pour les familles
illustres (12).
Parmi les candidats, plus nombreux cette année
qu'à l'ordinaire (13), Catilina et C.
Antonius paraissaient, après Cicéron, devoir
réunir le plus grand nombre de suffrages. Antonius
disposait d'une puissante clientèle, héritage
qu'il devait à la mémoire de son père,
orateur fameux, proscrit par Cinna. C'était donc pour
lui comme un devoir de famille de se rattacher au parti
oligarchique; mais la faiblesse de sou caractère, ses
moeurs dissolues, ses dettes scandaleuses, son
indifférence connue en matière politique, le
faisaient regarder comme une espèce de mercenaire,
prêt à se louer à toutes les factions qui
voudraient payer ses services. On présumait que
César et Crassus, réunis par un
intérêt commun, l'appuieraient ouvertement dans
sa brigue ; il était probable même qu'ils
porteraient sur Catilina tous les suffrages dont ils
pouvaient disposer, non point par affection personnelle, ou
par suite d'une alliance secrète avec lui, mais
Catilina était pour Cicéron l'adversaire le
plus redoutable, et c'était Cicéron qu'ils
voulaient écarter à tout prix.
Suivant la pratique
ordinaire des candidats à cette époque, un
traité avait eu lieu entre Antonius et Catilina dans
le dessein de réunir leurs suffrages et d'exclure
leurs compétiteurs (14). Mais Antonius jouait
un rôle double. En même temps qu'il s'engageait
avec Catilina, il prêtait l'oreille aux propositions
que Cicéron lui faisait secrètement, et prenait
ses mesures de façon qu'il y eût toujours une
place réservée pour lui auprès de celui
de ses deux concurrents qui obtiendrait la majorité
dans les comices. Aussi endetté qu'Antonius, Catilina
n'avait à lui offrir que l'espoir incertain d'une part
dans le pillage des deniers publics, tandis que
Cicéron, plus désintéressé ou
plus confiant dans la générosité de son
parti, offrait à son compétiteur un prix bien
propre à le tenter. Il consentait d'avance à
céder à Antonius le choix du gouvernement qui
serait le plus à sa convenance, lorsqu'après
l'expiration de leur consulat ils devraient se partager les
provinces (15).
Antonius écouta toutes les propositions qu'on lui fit,
promit des deux côtés tout ce qu'on voulut, et
dans le fait ne travailla que pour lui seul. Nommé
consul avec Cicéron, il ne rompit point avec Catilina.
Il se renferma dans une prudente neutralité, ou
plutôt il mit son étude à ménager
tous les partis, à les servir en secret, attendant
pour se déclarer que la prépondérance de
l'un d'eux fût définitivement
assurée.
Bien que le nom de
Cicéron fût sorti le premier de l'urne aux
suffrages, honneur auquel les Romains attachaient un prix
singulier, bien qu'il eût obtenu une immense
majorité dans les comices qui le
déclarèrent consul, il s'en fallait de beaucoup
qu'on dût regarder son élection comme une
victoire décisive remportée sur les factions
hostiles au sénat. Crassus et César,
réunis seulement par une haine commune, avaient en
réalité des intérêts trop
différents pour agir avec concert, et le mauvais
succès de leur opposition tint probablement à
la nouveauté de leur alliance. En outre, un fort grand
nombre de citoyens attachés au parti
démocratique ignoraient encore les relations
récentes de Cicéron avec les meneurs du
sénat. L'orateur avait habilement exploité dans
sa candidature la popularité qu'il avait acquise en
poursuivant Verrès, en soutenant la loi Manilia.
Enfin, son origine même n'avait pas été
sans influence sur le succès. Les chevaliers avaient
vu dans son élévation un honneur pour leur
ordre ; la populace urbaine en portant au consulat un homme
nouveau croyait humilier profondément la noblesse, et
les Italiotes s'étaient souvenus dans les comices que
Cicéron était citoyen d'Arpinum (16).
Jaloux de cette popularité qu'on opposait à la
sienne, César voulut démasquer son nouvel
adversaire. Il en trouva bientôt l'occasion. De tout
temps la présentation d'une loi agraire était
un sûr moyeu d'exciter les passions de la populace et
de jeter l'alarme dans le sénat. Alors il devenait
impossible à tous les magistrats de ne pas se
prononcer ouvertement, et combattre une loi agraire,
c'était assumer sur sa tête toutes les vieilles
haines qui tant de fois avaient mis l'aristocratie à
deux doigts de sa perte. Aussi, à peine Cicéron
venait-il d'être désigné consul, que
César lança une loi agraire sur la place
publique, comme un nouveau brandon de discorde.
César ne fut point
l'auteur avoué du projet de loi, mais le tribun du
peuple P. Servilius Rullus, qui lui donna son nom,
était sa créature, et personne n'ignorait
d'où lui venaient ses inspirations. A vrai dire, la
rogation Servilia n'était qu'une nouvelle copie des
lois présentées par les Gracques et par Livius
Drusus. La dépopulation de l'Italie en était
toujours le prétexte ; et pour combattre un mal que
tout le monde reconnaissait, on proposait, comme autrefois,
des remèdes inapplicables.
Les dispositions très nombreuses de la rogation
Servilia tendaient, d'abord, suivant le vieux système
des Gracques, à supprimer totalement les domaines
nationaux (17),
non plus seulement en Italie, mais en Sicile et dans d'autres
provinces, et à substituer des propriétaires
aux fermiers de la république, lesquels, comme on
sait, n'avaient qu'une jouissance temporaire, bien que la
durée n'en fût pas déterminée. A
cet effet, une commission de dix membres, ou
décemvirs, devait procéder à la vente de
tous les domaines nationaux, et de la somme qu'ils en
retireraient, acheter en Italie des terres cultivables, qui,
par leurs soins, seraient ensuite partagées entre les
citoyens pauvres. Outre le produit des terres
propriétés de la république, les
décemvirs pouvaient encore appliquer à la
même destination toutes les sommes que les magistrats
et que les gouverneurs de provinces tributaires auraient
à verser dans le trésor de l'Etat.
Pompée seul, par une réserve habilement
calculée, était excepté de cette
disposition. De la sorte on le compromettait vis-à-vis
du sénat, et quoi qu'il fût alors absent de
Rome, on le rendait suspect de connivence avec les auteurs de
la rogation.
Les décemvirs,
comme on peut le penser, étaient investis d'un pouvoir
immense. Elus pour cinq ans et autorisés à
prendre eux-mêmes les auspices (18), ils ne
reconnaissaient aucun magistrat supérieur qui
pût contrôler leurs actes, et jugeaient en
dernier ressort toutes les contestations relatives aux
domaines nationaux, sans en excepter celles qui auraient pu
s'élever sur la nature et l'origine des terres qu'il
s'agissait de vendre ou d'acheter. Enfin, leur
élection même était accompagnée
des formes bizarres, empruntées au mode autrefois
suivi pour la nomination des pontifes. Le sort
désignait les tribus qui éliraient les
décemvirs, afin peut-être de frapper les esprits
par l'idée d'une intervention divine ; car pour les
Romains le sort, c'était la divinité même
; mais au fond, loin d'être une garantie contre les
intrigues, cette disposition devait les favoriser
puissamment, et promettait au parti populaire des magistrats
de son choix (19).
Plus on étudie l'esprit de la rogation Servilia, et
plus clairement on reconnaît qu'en la
présentant, César pensait, non point aux
avantages qu'il pouvait retirer de son adoption, mais
seulement au tort qu'il ferait à ses adversaires par
l'opposition qu'elle allait soulever. En effet,
éloigner de Rome une partie de la plèbe urbaine
pour la coloniser en Italie, c'était affaiblir son
pouvoir au Forum, et César visait plus haut qu'une
place de décemvir. Sans doute il comptait que les
vices mêmes de ses dispositions feraient rejeter la loi
Servilia, et il s'en applaudissait ; car il lui suffisait de
l'avoir soutenue pour s'attacher le peuple excité par
l'espoir des distributions de terres, et pour l'irriter
encore plus violemment contre le sénat. Il
forçait Cicéron à prendre un parti, et
lui faisait perdre en un jour le fruit de plusieurs
années de politique prudente ; car il savait bien que
dans la curie et dans le Forum ce serait à son nouvel
allié que le sénat confierait la défense
de ses intérêts. Enfin, il plaçait
Pompée dans l'alternative difficile, ou de renoncer
à cette popularité qui lui était si
chère, en se déclarant contre la rogation, ou,
s'il la soutenait de son crédit, de s'engager
irrévocablement dans le parti démocratique, qui
déjà l'avait entraîné si
loin.
L'événement justifia ces calculs. Pompée
devint de plus en plus suspect au sénat ;
Cicéron se vit abandonner par le peuple pour
s'être complu à foudroyer le vain fantôme
de la loi Servilia. Son auteur n'attendit même pas
l'épreuve des comices, et la retira après les
discussions animées auxquelles elle avait donné
lieu. César seul grandit dans cette lutte, où
il n'avait fait qu'essayer ses forces et se préparer
à de plus audacieuses tentatives.
Les procès
intentés par lui à quelques obscurs satellites
de Sylla lui avaient montré tout ce qu'il pouvait
oser. Il avait fait condamner le dictateur mort, il avait
déchiré ses lois ; maintenant c'était le
sénat lui-même qu'il voulait mettre en cause.
C'était son habitude de n'accepter la
responsabilité que des succès, et cette fois
encore il eut soin de laisser à un subalterne les
hasards d'un combat incertain. Dans cette occasion, en outre,
on le verra bientôt, il avait un motif personnel pour
ne pas jouer lui-même le rôle d'accusateur. Les
tribuns du peuple étaient presque tous à sa
dévotion, peut-être à ses gages, et l'un
d'eux, T. Attius Labiénus, qui plus tard dans la Gaule
devint le meilleur de ses lieutenants, se chargea
d'exécuter ses ordres avec d'autant plus
d'empressement, qu'il trouvait ainsi l'occasion d'exercer une
vengeance de famille.
On se rappelle qu'en 654, lors de l'insurrection de L.
Appuléius Saturninus, le sénat rendit un
décret pour mettre à prix sa tête et
celle de ses adhérents (20) ; et l'on n'a
peut-être pas oublié l'odieuse conduite de C.
Marius, qui, consul alors, reçut la mission de
réduire les rebelles. Complice, sinon instigateur de
la révolte, il l'avait exterminée dès
qu'il s'aperçut qu'elle ne pouvait réussir.
Tous les insurgés avaient été
massacrés au mépris d'une espèce de
capitulation qu'ils avaient obtenue de lui avant d'avoir mis
bas les armes. Peu de citoyens vivaient encore qui eussent
pris part à cette cruelle journée ; cependant
on se souvint d'un vieillard septuagénaire,
sénateur obscur, nommé C. Rabirius, qui,
près de quarante ans auparavant, s'était battu
au Capitole sous les ordres des consuls. Depuis lors il
n'avait joué aucun rôle politique, et ce que
l'on racontait de sa vie et de ses moeurs donnait lieu de
croire que personnellement il ne pourrait exciter aucun
intérêt. C'était l'homme que César
avait choisi pour en faire la victime expiatoire du crime
nouveau qu'il allait imputer au sénat. Eu remuant la
fange où Rabirius avait vécu, il était
facile de trouver matière à plus d'une
accusation : meurtre, sacrilège, vol de deniers
publics, sur tous ces chefs il avait mérité la
vengeance des lois (21). Mais César le
poursuivait pour un crime bien plus grand ; c'était
pour avoir obéi au sénatus-consulte qui avait
déclaré les insurgés hors la loi. En
conséquence, Labiénus, dont l'oncle avait
péri dans les rang des rebelles, accusa Rabirius
d'assassinat sur la personne de Saturninus, tête
sacrée, car il était tribun du peuple. Le fait
était matériellement faux, car le
véritable meurtrier de Saturninus était un
esclave nommé Scaeva, qu'on avait publiquement
récompensé à cette occasion, et de plus
affranchi en vertu d'un sénatus-consulte (22). Mais César et
Labiénus comptaient sur la faveur de la multitude,
toujours disposée à voir un coupable dans un
membre de la faction oligarchique. Il paraît d'ailleurs
que Rabirius avait fourni quelque apparence à
l'accusation en se vantant autrefois d'une action dont il
n'était pas l'auteur. On acontait que dans la
soirée qui suivit l'émeute terminée par
la mort de Saturninus, il avait fait apporter la tête
du tribun au milieu d'un festin, et l'avait exposée
aux outrages de ses convives (23).
On comprend pourquoi
César ne poursuivait pas lui-même un
procès où le nom de son oncle Marius pouvait
être rappelé d'une manière fâcheuse
pour l'honneur de sa maison. Le chef du parti
démocratique ne voulait point présenter l'homme
qui donnait encore son nom à ce parti comme le
défenseur du sénat, l'exécuteur de ses
ordres arbitraires. César avait un autre rôle
dans le procès qui allait commencer ; il
remplaçait accidentellement l'un des duumvirs (24) ; l'autre juge
était un de ses parents, L. César, consul
l'année précédente, qu'il dominait
entièrement. D'un pareil tribunal il était
facile de prévoir la sentence, et cependant le juge
pouvait sc targuer de son impartialité, car en
condamnant l'accusé il semblait sacrifier à la
justice la mémoire du chef de sa famille.
Mais ce n'était pas
assez que le ministre des vengeances patriciennes fût
puni solennellement, il fallait encore qu'il fût
déclaré infâme. Labiénus, au lieu
de qualifier le meurtre de Saturninus de crime de
lèse-majesté (25), suivant la forme
ordinaire, alla rechercher une formule presque
oubliée, celle de Perduellion (26). Ce seul changement
de terme entraînait une pénalité toute
différente. Le coupable de lèse-majesté
était toujours considéré comme citoyen,
tandis que le perduellis, ainsi que le mot l'indique,
était un ennemi public. Le premier pouvait se
dérober à la mort par un exil volontaire,
tandis que le perduellis devait perdre la vie dans des
supplices cruels et ignominieux (27). Ainsi Rabirius
était destiné à servir d'exemple
à quiconque obéirait aux décrets du
sénat en présence d'une émeute
menaçante ; par son châtiment, après
quarante ans d'impunité, cette compagnie apprendrait
à respecter l'inviolabilité des tribuns, ou
plutôt elle se verrait désarmée à
l'avenir devant les tentatives de toutes les factions
(28). Telles
devaient être les conséquences de la
condamnation de Rabirius, et il n'est pas surprenant que le
procès de cet homme excitât en ce moment au plus
haut degré toutes les passions politiques.
L'accusé eut pour défenseurs les deux plus
célèbres orateurs de ce temps, Hortensius et
Cicéron, qui, dans ce grand péril, quitta la
pourpre consulaire pour plaider la cause du sénat
devant son implacable ennemi. Mais pouvaient-ils
espérer qu'un juge tel que César se laisserait
fléchir ? Condamné comme perduellis,
Rabirius en appela au peuple. C'était un dernier
refuge que ses accusateurs, résentants de la faction
démocratique, n'osèrent lui fermer, bien que
dans l'opinion de certains jurisconsultes le droit d'appel ou
de provocation n'existât plus pour un homme
déclaré ennemi public.
Les comices
s'assemblèrent, présidés par un tribun
du peuple, peut-être par Labiénus lui-même
(29). Sur la
tribune aux harangues il avait placé une image de
Saturninus (30),
qu'il exposait à la foule en l'excitant à punir
son meurtrier. Enfin, pour désarmer en quelque sorte
l'illustre avocat de Rabirius, il n'avait accordé
qu'une demi-heure à la défense (31). Interrompu souvent
par les clameurs d'une populace sanguinaire (32), Cicéron
montra non seulement son éloquence accoutumée,
mais encore le courage et la fermeté qui convenaient
à un consul et au défenseur des
prérogatives du sénat. Il ne nia point que
Rabirius n'eût pris les armes au bruit de la patrie en
danger. «Mais il a combattu, dit-il, avec les Jules,
avec C. Marius, le père de la patrie et de la
liberté romaine (33). Si vous condamnez
Rabirius, vous condamnez aussi tous ces grands hommes qui,
après avoir parcouru leur carrière terrestre,
sont devenus pour nous les objets d'une sainte
vénération (34)».
Jamais l'orateur ne
s'était élevé plus haut, jamais il
n'avait rassemblé dans une harangue plus courte et
plus énergique toutes les ressources de son art. Mais
le peuple excité de longue main fut sourd à
cette voix ordinairement si puissante. Du haut de la tribune
aux harangues l'image de Saturninus semblait demander
vengeance. Tout le collège des tribuns s'était
ému à ce spectacle. C'était leur
inviolabilité que Labiénus défendait,
c'était leur toute-puissance qu'il allait assurer,
s'il obtenait la tête de son ennemi. Humilier la
noblesse entière, planter la croix infâme
à la porte de la curie, quelle joie, quel triomphe
pour une populace qui regardait tous les sénateurs
comme des tyrans, tout factieux impuissant comme un martyr de
sa cause ! On vit alors dans le Champ de Mars les
sénateurs éplorés descendre
auprès du dernier des plébéiens aux
prières, aux plus humbles supplications. On eût
dit qu'il s'agissait du sort d'un Coriolan ou d'un Manlius.
Vaines instances ! la multitude échauffée par
ses tribuns demandait à grands cris la mort de
l'accusé. On allait voter, sa perte était
certaine. Dans cette extrémité, un
préteur, Q. Métellus Céler, eut recours
à un expédient hardi, concerté d'avance
sans doute, pour mettre fin à l'assemblée avant
qu'elle n'eût prononcé l'arrêt fatal. Il
arracha de sa main l'étendard planté au
Janicule, signal, qui, d'après une des plus anciennes
coutumes de Rome, annonçait au peuple réuni
dans le Champ de Mars que toute délibération
devait cesser.
Lorsque Rome avait ses frontières à quelques
milles de ses portes, le drapeau blanc du Janicule
n'était point un vain simulacre. Rangée autour
de l'étendard, une garde veillait sur la
frontière étrusque. Abattre ce signe
vénéré, c'était annoncer
l'approche de l'ennemi. Aussitôt il fallait courir aux
armes, et dès lors le danger de la patrie mettait fin
aux assemblées de la nation. Devenu inutile depuis des
siècles, l'étendard du Janicule n'en
était pas moins solennellement arboré dans tous
les comices ; et chez un peuple habitué à
respecter scrupuleusement les coutumes les plus futiles
pourvu qu'elles fussent anciennes, l'expédient de
Métellus eut du succès, bien qu'il ne
trompât personne. L'assemblée se sépara
sans murmure, plutôt disposée à rire de
la ruse qu'à s'en irriter. Labiénus ne
renouvela point sa poursuite; César était
satisfait, il avait vu le sénat demander grâce,
le peuple prêt à condamner. Le consul même
dans son plaidoyer avait nommé Marius le père
de la patrie. Qu'importait à César la mort d'un
misérable lorsqu'il avait atteint son but (35) ?
Ce ne fut pas le seul
service que lui rendit Labiénus pendant son tribunat.
Sylla avait réglé que le collége des
pontifes nommerait seul à toutes les vacances qui
surviendraient dans son sein (36). Déjà
l'âge et les infirmités du grand pontife Q.
Marcellus Pius éveillaient bien des ambitions. Les
deux candidats les plus marquants étaient Q. Catulus
et Q. Servilius Vatia, tous les deux pontifes depuis longues
années, tous les deux consulaires renommés pour
la gravité de leurs moeurs, vénérables
par leur âge, considérés pour leurs longs
services. Pontife ainsi qu'eux dès son enfance,
César avait compris combien il importait au chef d'une
faction de revêtir un caractère qui le
rendît inviolable. Il se souvenait du grand pontife
Scipion Nasica, dispersant tout le peuple à la vue de
sa toge, et immolant Tib. Gracchus au milieu des siens comme
une victime à l'autel (37). Successeur des
Gracques, il voulut opposer à ses ennemis leurs
propres armes, et annonça ouvertement qu'il
prétendait à remplacer Métellus dans ses
fonctions sacrées. Dans le collège des pontifes
il savait qu'il ne trouverait nul appui ; mais
Labiénus se chargea de faire abroger la loi
Cornélienne, et de rendre l'élection aux
suffrages du peuple (38). Ainsi, chaque jour
enlevait une pierre à l'édifice bâti par
Sylla. Lorsque Métellus mourut, le peuple avait
reconquis le droit de nommer le grand pontife ; dès
lors la brigue de César fut assurée.
César, criblé de dettes,
débauché, véhémentement suspect
d'athéisme, allait être l'interprète de
la religion, le gardien de la chasteté des vestales
(39). Il se
préparait d'ailleurs à ces nouvelles fonctions,
et pour prouver qu'il pouvait et savait tout faire, il
surprit fort ses collègues les pontifes en publiant
vers l'époque de sa candidature un volumineux
traité d'astronomie et de droit augural (40), qui longtemps
après lui fit autorité parmi les
théologiens du paganisme. Catulus, éperdu, et
ne connaissant pas encore le caractère de son rival,
espéra l'écarter des comices en lui offrant une
grosse somme d'argent. Il lui représenta
l'énormité de ses dettes, les richesses de ses
compétiteurs et la difficulté de leur disputer
une élection à laquelle ils attachaient tant
d'importance. «J'emprunterai encore»,
répondit froidement César (41). Et en effet, sans se
fier entièrement à sa popularité, il eut
recours à ses moyens ordinaires, l'intrigue et la
corruption. Il paraît même qu'il avait
prévu le cas où la force deviendrait
nécessaire, car on rapporte qu'au moment de
paraître aux comices, il dit à sa mère
Aurélia en l'embrassant : «Aujourd'hui je te
reviendrai grand pontife, ou tu ne me reverras plus (42)». Son triomphe
fut complet, et il obtint plus de suffrages dans les seules
tribus de ses deux puissants compétiteurs que ceux-ci
n'en eurent dans toutes les autres ensemble.
Peu après il fut
désigné préteur (43). Désormais la
carrière des hautes magistratures s'ouvrait pour lui ;
il allait prétendre à une autre gloire que
celle d'un C. Gracchus.
(1) App.
Civ. II, 1. |
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(2) Plut.,
Caes., 6. Cfr. l'intéressante dissertation
de M. Ch. Lenormant sur les trophées de Marius,
dans la Revue numismatique de 1842, p. 332). |
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(3) Plut.
Caes. 6. |
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(4) Id.
Ibid. |
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(5) C'étaient
un L. Luscius, qui avait tué trois proscrits ;
puis, un officier nommé L. Belliénus, oncle
de Catilina, meurtrier de Lucretius Ofella. C'est une
preuve de plus de la fausseté de l'alliance
prétendue entre Catilina et César (Ascon., in Or. in tog.
cand., 91). |
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(6) Id.,
ibid. |
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(7) Ascon., in Or. in tog.
cand., 84. |
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(8) A. de R.
685. |
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(9) Les
dispositions de Cicéron à cette
époque se trahissent dans une lettre remarquable
à Atticus : «Cui (Licinio Macro) cum qui
fuissemus, tamen multo majorem fructum ex populi
existimatione illo damnato cepissemus, quam ex ipsius, si
absolutus esset, gratia, cepissemus (Ad. Att.,
lib. I, 41). - Licinius fut condamné pour
concussion ; il se tua en apprenant son jugement (Val.
Max., 9, 12, 7). - A. de R. 689. |
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(10) C.
Manilius, tribun du peuple, proposa, en 688, une rogation
pour charger Pompée de la guerre contre
Mithridate, et pour lui conférer des pouvoirs
extraordinaires. En vertu de cette loi, Pompée se
trouvait réunir le commandement de plusieurs
armées qui auparavant avaient eu des
généraux indépendants. Il conservait
la direction de l'immense flotte de la république,
et les gouverneurs de toutes les provinces asiatiques,
préteurs, proconsuls, etc., devenaient ses
lieutenants. La loi Manilia fut adoptée
malgré la vive opposition du parti aristocratique.
- C. Manilius T. P. magna indignatione nobilitatis legem
tulit ut Pompeio Mithridaticum bellum mandaretur (Epit.
C). - Cfr. Plut.,
Pomp., 30. - Dio Cass., 36, 25. - App.,
Mithr., 97. |
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(11) Ascon.,
Arg. in Or. in tog. cand. |
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(12) Id.,
ibid. |
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(13) Il y
en avait sept : Cicéron, Antonius, Catilina,
Sulpicius Galba, L. Cassius Longinus, Q. Cornificius, et
C. Licinius Sacerdos (Ascon., ibid.) |
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(14) Ascon.,
Arg. in Or. in tog. cand. |
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(15) Il
paraît que, de la part de Cicéron, cette
transaction ne fut pas tout à fait
désintéressée, et qu'il aurait
stipulé pour lui-même une part dans les
profits que ferait Antonius dans sa province (Cfr.
Schütz, Cic., Epist., t. I, p. 49). |
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(16) Voir,
pour l'influence des Italiotes dans les comices, Q.
Cicéron (De Petit.
consul., I, 8 et passim). |
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(17) Cfr.
App., Civ., 1, 7, 8, 9, Il, 18. - Niebuhr, Des
Colonies romaines et latines. - Guerre sociale,
§ I. |
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(18) Les
auspices étaient nécessaires pour les
cérémonies religieuses qui
précédaient la fondation des colonies et
les partages de terres. Donner les auspices aux
décemvirs, c'était les soustraire à
l'intervention de tous les autres magistrats, et les
assimiler à des consuls ou à des
préteurs. |
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(19) Parmi
les trente-cinq tribus, on devait en tirer au sort
dix-sept qui nommeraient les décemvirs. Il
suffisait donc d'en séduire ou d'en acheter neuf
pour être maître de l'élection (Cfr.
Cic., de Leg. ag., passim). |
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(20) Guerre
sociale, § 4. |
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(21) Cic.,
Pro C. Rabir. per. reo., 2, 3. - Dio Cass., 37,
26. |
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(22) Cic.,
Pro Rabir., 11. - Dio Cass., 37, 26. |
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(23) Aurel.
Victor., Saturn. |
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(24) Dio
Cass., 37, 27. - Suet., Jul., 12. |
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(25) Crimen
majestatis est cum ea violantur in quibus vel regis, vel
magistratus, vel populi amplitude et summa potestas
versatur (Forcellini). |
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(26) Perduelles
dicuntur hostes ut perfecit sic perduellum ; et duellum
id postea bellum. Ab eadem causa facta Duellona, Bellena
(Varr., De L. L. verbe Perduellis). - Iste
(Labienus) omnes et suppliciorum et verborum acerbitates
non memoria vestra ac patrum vestrorum, sed ex annalium
monurnentis atque ex regum commentariis conquisierit
(Cic., Pro Rabir., 5). |
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(27) Le
perduellis était pendu ou crucifié,
comme l'indique cette formule : «I, lictor, colliga
manus, caput obnubito, arbori infelici suspendito».
(Cic., Pro Rabir., 4.) D'autres fois le coupable
était battu de verges et décapité
(Liv., 7, 19). - Aliud est crimen majestatis, aliud
perduellionis crimen. Hoc enim sub illo, tanquam species
in genere ita comprehenditur, ut crimen sit imminutae
majestatis et gravissimum et atrocissimum. Quatuor inter
majestatis et perduellionis crimen differentias reperio.
la Est quod majestatis crimine tenentur ii qui vel partem
aliquam R. P. laeserunt ; perduellionis autem crimen in
eos cadit qui summam R. P. labefacere conati sunt. - 2a
Quod majestatis crimen in foro apud praetorem agebatur,
perduellio autem a duumviris judicabatur. - 3a Quod
majestatis crimen non morte, sed exsilio, muletabatur ;
perduellionis vero damnatum carnifex in campo Martin in
crucem tollebat. - 4a Majestatis crimen rei morte
obliteratur, perduellionis memoria etiam post mortem
damnatur (Calvini Lexicon jurid., verbo
Perduellis). |
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(28) Ut
nihil posthac auctoritas senatus, nihil consulare
imperium, nihil consentio bonorum contra pestem et
perniciem civitatis valeret, idcirco in his rebus
evertendis, unius hominis senectus, infirmitas, solitude
tentata est (Cic., Pro Rabir., 1). |
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(29) Cfr.
Cic., Pro Rabir., 5, 12. |
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(30) Id.,
ibid., 9. Probablement une statue ou un buste en cire
coloriée. |
|
(31) Id.,
ibid., 3. |
|
(32) Id.,
ibid., 6. |
|
(33) Quum
omnes Octavii, Metelli, Julii, etc. (id., ibid.,
7). - C. Marium quem vere patrem patriae, parentem,
inquam, vestrae libertatis atque hujusce reipublicae
possumus dicere (id., ibid., 10). |
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(34) Quae
mihi ex hominum vita, ad deorum religionem et
sanctimoniam demigrasse videntur (id., ibid., 10).
- Le discours de Cicéron ne nous est parvenu que
mutilé, et il règne encore une certaine
obscurité sur la manière dont tout le
procès fut conduit. J'ai suivi surtout pour guide
Dion Cassius, dont l'autorité me semble du plus
grand poids. Cependant son témoignage a
été contesté par des auteurs graves.
Suivant Niebuhr, le sénat aurait cassé
l'arrêt des duumvirs pour excès de pouvoir,
attendu qu'ils n'avaient été nommés
juges que par un préteur, et non par le peuple,
ainsi que l'usage l'exigeait. Il ajoute que
Cicéron ne plaida devant le peuple (ad
Quirites) que pour éviter à son client
une amende considérable à laquelle
Labiénus voulait le faire condamner,
désespérant d'obtenir une vengeance plus
complète. M. Orelli semble partager cette opinion
de Niebuhr, et la modifie en admettant que l'amende
était si forte, que Rabirius, hors d'état
de la payer, aurait été contraint de
s'exiler avant le dépouillement du scrutin, ainsi
que les lois romaines le permettaient. - Le savant
éditeur de Cicéron se fonde sur trois
passages du plaidoyer pour Rabirius, qu'il importe de
rappeler ici. Le premier contient une allusion à
l'amende demandée par Labiénus en
surcroît de peine. «Nam quid ego ad id longam
orationem comparem, quod est in eadem multae irrogatione
perscriptum, hunc nec suae nec alienae pudicitim
pepercisse». (Pro. Rabir., 3.) Le second
passage, selon M. Orelli, indiquerait que Cicéron
était parvenu à faire écarter le
fait on plutôt la formule de perduellion.
«Nam de perduellionis judicio quod a me sublatum
criminari soles, meum crimen est, non Rabirii».
(Ibid.) Enfin, la péroraison du plaidoyer
semble à Niebuhr et à M. Orelli une preuve
que pour Rabirius il s'agissait de l'exil seulement, et
non d'un supplice capital : «Neque a vobis jam bene
vivendi, sed honeste moriendi, facultatem petit ; neque
tam ut domo sua fruatur, quam ne patrio sepulchro
privetur, laborat. Nihil aliud jam vos orat atque
obsecrat, nisi uti ne se legitimo funere et domestica
morte privetis ; ut eum, qui pro patria nullum unquam
mortis periculum fugit, in patria mori, patiamini».
(Ibid., 12.) - Avant de proposer une
interprétation des passages
précédents qui les mettra d'accord avec le
récit de Dion Cassius, je dois d'abord faire deux
observations générales : 1° La plupart
des mouvements oratoires de cet admirable plaidoyer
seraient presque ridicules par leur exagération,
s'il ne s'agissait pas de la peine capitale. Ce qui est
touchant et sublime lorsque la vie d'un homme est en
question, n'est plus qu'enflure de style lorsque c'est la
bourse seulement qui est menacée. Je ne puis
admettre que Cicéron ait fait un tel abus de son
éloquence. 2° Le sénat avait-il le
pouvoir d'écarter l'accusation de perduellion ?
Cela est douteux ; mais en l'admettant même,
pourquoi porter le jugement devant le peuple ? A quoi bon
la provocation de Rabirius ? Enfin, si l'appel au peuple
ou une décision du sénat avait
annulé le jugement des duumvirs, l'accusation de
Labiénus n'en subsistait pas moins ; le tribunal
était changé seulement. Cette dernière réflexion me conduit à l'examen du passage où Cicéron se vante d'avoir fait disparaître le jugement de perduellion. Mais, du moment où la provocation avait eu lieu, le jugement des duumvirs était non avenu. Labiénus pouvait se plaindre qu'on eût ainsi détruit l'effet du premier arrêt ; peut-être même contestait-il à Rabirius le pouvoir d'en appeler au peuple, attendu que, déclaré perduellis, c'est-à-dire étranger, ennemi, il n'avait plus le droit d'invoquer un privilège des citoyens romains. La part que Cicéron se vante d'avoir prise à cette annulation de la première sentence peut s'expliquer par la supposition, qu'en sa qualité de consul, il avait déclaré les duumvirs incompétents, ou même simplement qu'il avait conseillé à Rabirius d'en appeler au peuple. Quant à la péroraison, je ferai remarquer que les expressions dans lesquelles on voit une allusion à l'exil de Rabirius ne sont pas tellement précises qu'on ne puisse les interpréter dans le sens que je soutiens. En effet, ces mots : honeste moriendi facultatem, ne patrie sepulchro privetur, legitimo funere et domestica morte, in patria mori, peuvent s'appliquer à un perduellis comme à un exilé. Le perduellis était livré à une mort infâme ; il n'avait pas de funérailles, pas de tombeau ; on jetait son cadavre aux gémonies ; enfin, il mourait sans patrie, car il était renié par ses concitoyens. Mais j'admets qu'il soit ici question d'exil, qu'en conclure ? Rabirius en avait appelé au peuple ; il avait usé du privilège de citoyen. Comme citoyen, il pouvait s'exiler avant que les suffrages eussent été recueillis, avant qu'il eût perdu le titre de citoyen par ces mêmes suffrages : sur ce point, je me rapproche de l'opinion de M. Orelli ; mais je ne puis croire avec lui que Rabirius dût s'exiler pour éviter une amende. J'arrive enfin à la première phrase que j'ai citée : «Quod in eadem multae irrogatione perscriptum, hunc nec suae nec alienae pudicitiae pepercisse. - Mais qu'y a-t-il d'étonnant à ce que Labiénus, accusant son adversaire sur un grand nombre de chefs, ait conclu à une peine différente pour chacun ? Il demande le supplice réservé au perduellis pour le meurtre de Saturninus, une amende pour des actes de débauche ; il veut la mort de Rabirius et la ruine de sa maison : c'est une vengeance toute romaine. Nous verrons bientôt Caton conclure à la mort de Lentulus et à la confiscation de ses biens. Si je me suis étendu, trop longuement peut-être, sur le procès de Rabirius, c'est qu'il doit jeter, je pense, quelque lumière sur un autre procès beaucoup plus important, celui des complices de Catilina, qui fait le sujet principal de ce travail. |
|
(35) Dio
Cass., 37, 28. - César était
peut-être, de tous les Romains, le moins cruel. Sa
douceur, vantée par tous les écrivains,
tenait probablement à la délicatesse de son
organisation. Il se faisait un jeu de la vie des hommes ;
mais il n'aimait pas à les voir souffrir : or, de
son temps, c'était une exception digne
d'être remarquée. Qu'on se représente
des hommes habitués à égorger de
leurs mains des boeufs et des moutons, à fouiller
dans leurs entrailles palpitantes pour y chercher des
signes de l'avenir. Ce métier de boucher, que tout
Romain d'un rang élevé exerçait
fréquemment, suffisait pour les endurcir ; mais ce
n'était rien en comparaison de leurs amusements
favoris, les combats de gladiateurs. Une centaine de
braves gens, prisonniers de guerre, s'entretuaient devant
une nombreuse et brillante assemblée, où
les vestales, timides vierges, avaient les meilleures
places, c'est-à-dire les plus près de
l'arène. On se pressait pour voir sur la figure
des mourants le combat que se livraient la vanité
et la douleur. Avec une éducation semblable, qui
peut s'étonner de la cruauté des Romains ?
Voici un trait de César qui prouve, ce me semble,
cette horreur ou ce dégoût pour la
souffrance, que ses contemporains ont appelé
douceur et humanité : Fort jeune encore, il fut
pris par des pirates sur les côtes d'Asie, et mis
à rançon. En attendant l'argent, il
s'amusait à lire aux pirates qui le gardaient des
harangues grecques de sa composition ; car il venait
d'achever sa rhétorique. Les pirates, mauvais
juges sans doute, avaient encore le défaut
d'être trop francs. Ils critiquèrent sans
mesure le jeune orateur, qui, avec toute la morgue d'un
grand seigneur romain (c'était bien autre chose
qu'un grand seigneur d'aujourd'hui), les traitait de
barbares, qu'il ferait mettre en croix pour leur
apprendre à s'y mieux connaître. Le jour de
sa délivrance arrivé, César quitta
ses hôtes, en leur payant le double de ce qu'ils
avaient demandé ; mais, dans le premier port
où il aborda, il arma secrètement quelques
galères, et prit si bien ses mesures, que tous les
pirates tombèrent entre ses mains. Le gouverneur
romain qui commandait dans ces parages voulait les vendre
pour en faire de l'argent. César ne lâcha
pas ses prisonniers, et ordonna qu'on les mît en
croix : il le fallait, pour que son histoire fût
plaisante à raconter devant la bonne compagnie de
Rome ; mais il se représenta ce long et horrible
supplice de la croix, et, au risque de gâter son
histoire, il voulut qu'on coupât la gorge à
tous ces malheureux avant de les crucifier. Cette
anecdote peut montrer combien il est difficile de juger
les anciens avec les idées de notre temps (Suet.,
Jul., 74.- Plut., Caes., 2). |
|
(36) Pseudo-Ascon.,
in Divin., p. 102. - Liv., Epit., 89. |
|
(37) Plut.,
Tib. Gracchus, 19. |
|
(38) Dio
Cass., 37, 37. |
|
(39) Gell.,
I, 12. |
|
(40) Sed
contra Julius Caesar, XVI Auspiciorum libro, negat
nundinis concionem advocari posse (Macrob., Sat.,
1, 16). - Caesar in auguralibus, si sincera pecus erat
(Prisc., lib. 6, col. 719). - Nam Julius Caesar ut
siderum motus, de quibus non indoctos libros reliquit, ab
Aegyptiis disciplinam hausit (Macrob., Sat., 1,
16). - Voir dans l'édition d'Oberlin quelques
fragments de ces livres astronomiques. |
|
(41) Plut.,
Caes., 7. |
|
(42) Id.,
ibid. - Suet., Caes., 13. |
|
(43) A. du
R. 691. - Plut., Caes., 8. - Dio Cass., 37,
44. |