[Caractère et bons mots de Cicéron] |
XXXI. Il jouit alors de la plus grande autorité
dans Rome ; mais il excita l'envie publique, non par aucune
mauvaise action, mais par l'habitude de se vanter
lui-même, et de relever ce qu'il avait fait dans son
consulat par des louanges dont tout le monde était
blessé. Il n'allait jamais au sénat, aux
assemblées du peuple et aux tribunaux, qu'il
n'eût sans cesse à la bouche les noms de
Catilina et de Lentulus. Il en vint jusqu'à remplir de
ses propres louanges tous les ouvrages qu'il composait ; et
par là son style, si plein de douceur et de
grâce, devenait insupportable à ses auditeurs.
Cette affectation importune était comme une maladie
fatale attachée à sa personne. Mais cette
ambition démesurée ne le rendit pas envieux des
autres : étranger à tout sentiment de jalousie,
il comblait de louanges et les grands hommes qui l'avaient
précédé, et ses contemporains, comme on
le voit par ses écrits, et par plusieurs bons mots
qu'on rapporte de lui (47). Il disait, par
exemple, d'Aristote, que c'est un fleuve qui roule de l'or
à grands flots ; et des Dialogues de Platon, que si
Jupiter parlait, il prendrait le style de ce philosophe. Il
avait coutume d'appeler Théophraste ses
délices. On lui demandait un jour quelle oraison
de Démosthène il trouvait la plus belle.
«La plus longue», répondit-il. Cependant
quelques partisans de Démosthène lui reprochent
d'avoir dit, dans une de ses lettres à ses amis, que
cet orateur sommeille quelquefois dans ses discours (48). Mais ces censeurs ne
se souviennent pas apparemment des éloges admirables
qu'il donne à Démosthène en plusieurs
endroits de ses ouvrages ; ils oublient que les oraisons
qu'il a travaillées avec le plus de soin, celles qu'il
a faites contre Antoine, il les a appelées
Philippiques, du nom de celles de
Démosthène contre Philippe.
XXXII. De tous les
orateurs et de tous les philosophes célèbres de
son temps, il n'en est pas un seul dont il n'ait
augmenté la réputation dans ses discours ou
dans ses écrits. Il appuya de tout son crédit
auprès de César, déjà dictateur,
Cratippe, le philosophe péripatéticien, pour
lui faire avoir le droit de bourgeoisie à Rome. Il lui
fit obtenir aussi de l'aréopage un décret par
lequel ce sénat le priait de rester à
Athènes, pour y être un des ornements de la
ville, et instruire les jeunes gens dans la philosophie. On a
encore des lettres de Cicéron à Hérode
(49) et d'autres
écrites à son fils, pour l'exhorter à
prendre les leçons de Cratippe. Il reproche au
rhéteur Gorgias d'inspirer à son fils le
goût des plaisirs et de la table, et il le prie de
n'avoir plus aucun rapport avec lui. De toutes les lettres
grecques de Cicéron, celle à Gorgias, et une
autre à Pélops de Byzance, sont les seules qui
soient écrites de ce ton d'aigreur ; mais il avait
raison de se plaindre de ce rhéteur, s'il était
réellement aussi vicieux et aussi corrompu qu'il
passait pour l'être ; au lieu qu'il y a bien de la
petitesse dans les reproches qu'il fait à
Pélops sur sa négligence à lui procurer
de la part des Byzantins des honneurs et des décrets
qu'il désirait.
XXXIII. C'est sans doute
à cette ambition pour les louanges qu'il faut
attribuer le tort qu'il eut souvent de sacrifier la
bienséance et l'honnêteté à la
réputation de bien dire. Un certain Numatius (s), qu'il avait
défendu et fait absoudre, poursuivait en justice un
ami de Cicéron, nommé Sabinus. Cicéron
en fut si irrité, qu'il s'oublia jusqu'à lui
dire : «Crois-tu donc, Numatius, que ce soit à
ton innocence que tu as dû d'être absous,
plutôt qu'à mon éloquence, qui a
fasciné les yeux des juges ?» Il fit un jour,
dans la tribune, un éloge de Crassus qui fut
très applaudi ; et, peu de temps après, il fit
de lui une censure amère : «N'est-ce pas de ce
même lieu, lui dit Crassus, que vous avez, il y a peu
de jours, publié mes louanges ?- Oui, répliqua
Cicéron, je voulais essayer mon talent sur un sujet
ingrat». Dans une autre occasion, Crassus avait dit que
personne, dans sa famille, n'avait vécu plus de
soixante ans ; mais ensuite il se rétracta. «A
quoi pensais-je, dit il, quand j'ai avancé un tel fait
? - Vous saviez, lui dit Cicéron, que les Romains
l'entendraient avec plaisir, et vous vouliez leur faire la
cour». Ce même Crassus ayant dit qu'il aimait
fort cette maxime des stoïciens, que le sage est riche :
«Prenez garde, lui dit Cicéron, que vous
n'aimiez plutôt cette autre maxime des mêmes
philosophes, que tout appartient au sage» : c'est que
Crassus était fort décrié pour son
avarice. Un des fils de Crassus ressemblait tellement
à un certain Axius, qu'on en conçut contre sa
mère des soupçons désavantageux. Ce
jeune homme ayant été fort applaudi pour un
discours qu'il avait fait dans le sénat, on demanda
à Cicéron ce qu'il en pensait. «Il est
digne de Crassus» (t) répondit-il.
Crassus, au moment de son départ pour la Syrie, sentit
qu'il lui serait plus utile de se réconcilier avec
Cicéron, que de l'avoir pour ennemi ; il lui fit donc
beaucoup de prévenances, et lui dit qu'il irait souper
chez lui. Cicéron le reçut avec plaisir
(u). Quelques jours
après, ses amis lui dirent que Vatinius, avec qui il
était brouillé, désirait fort de se
remettre bien avec lui (v). «Vatinius, dit
Cicéron, ne veut-il pas aussi souper avec moi ?»
C'est ainsi qu'il en agissait envers Crassus.
XXXIV. Vatinius avait au
cou des écrouelles. Un jour qu'il avait plaidé
dans le barreau : «Voilà, dit Cicéron, un
orateur bien enflé». On vint lui dire, quelque
temps après, que Vatinius était mort ; mais
ensuite ayant su que la nouvelle était fausse :
«Maudit soit celui qui a menti si mal à propos
!» César avait ordonné qu'on
distribuât aux soldats les terres de la Campanie, et
cette loi mécontentait plusieurs sénateurs ;
Lucius Gellius, le plus âgé d'entre eux, ayant
dit que ce partage n'aurait pas lieu tant qu'il serait en vie
: «Attendons, dit Cicéron ; car Gellius ne
demande pas un long terme» (50). Un certain Octavius,
à qui l'on reprochait son origine africaine, dit un
jour à Cicéron qu'il ne l'entendait pas.
«Ce n'est pas, lui répondit Cicéron, que
vous n'ayez l'oreille ouverte» (w). Métellus
Népos lui disait qu'il avait fait mourir plus de
citoyens, en rendant témoignage contre eux, qu'il n'en
avait sauvé par son éloquence. «Je
conviens, repartit Cicéron, que j'ai encore plus de
probité que de talent pour la parole». Un jeune
homme, accusé d'avoir empoisonné son
père dans un gâteau, s'emportait contre
Cicéron, et le menaçait de l'accabler
d'injures. «Je crains moins tes injures que ton
gâteau», lui répondit Cicéron.
Publius Sextius, dans une affaire criminelle qu'il avait,
pria Cicéron et quelques autres orateurs de le
défendre ; mais il voulait toujours parler, et ne
laissait pas dire un mot à ses défenseurs.
Comme les juges étaient aux opinions, et qu'elles
paraissaient favorables à l'accusé :
«Profitez du temps, Sextius, lui dit Cicéron ;
car demain vous serez un homme privé» (x). Publius Cotta, qui se
donnait pour un jurisconsulte, quoiqu'il fût sans
connaissances et sans esprit, appelé un jour en
témoignage par Cicéron, répondit qu'il
ne savait rien. «Vous croyez peut-être, lui dit
Cicéron, que je vous interroge sur le droit».
Métellus Népos, dans une dispute avec
Cicéron, lui demanda souvent qui était son
père : «Grâces à votre mère,
lui répondit Cicéron, vous seriez plus
embarrassé que moi pour répondre à une
pareille question». Le mère de Métellus
n'avait pas une bonne réputation, et il était
lui-même d'un caractère fort léger.
Pendant qu'il était tribun, il se démit tout
à coup de sa charge, pour aller trouver Pompée
en Syrie, et il en revint avec encore plus de
légèreté (y). Philagre, son
précepteur, étant mort, Métellus lui fit
de magnifiques obsèques, et mit sur son tombeau un
corbeau de marbre. «Vous ne pouviez mieux faire, lui
dit Cicéron ; car votre précepteur vous a bien
plus appris à voler qu'à parler» (z).
XXXV. Marcus Appius ayant
dit, dans l'exorde de son plaidoyer, que l'ami qu'il
défendait l'avait conjuré d'apporter à
cette cause beaucoup d'exactitude, de raisonnement et de
bonne foi : «Comment donc, lui dit Cicéron,
avez-vous le coeur assez dur pour ne rien faire de tout ce
que votre ami vous a demandé ?» L'usage de ces
mots piquants, en plaidant contre ses ennemis ou contre ses
adversaires, fait partie de l'art oratoire ; mais
Cicéron les employait indifféremment contre
tout le monde, afin de jeter du ridicule sur les personnes ;
j'en citerai quelques exemples. Marcus Aquilius avait deux de
ses gendres bannis ; Cicéron lui donna le surnom
d'Adraste (a').
Lucius Cotta, qui aimait fort le vin, était censeur,
lorsque Cicéron, briguant le consulat, pressé
par la soif pendant qu'on donnait les suffrages, but un verre
d'eau, au milieu de ses amis qui l'entouraient. «Vous
avez eu peur, leur dit-il, que le censeur ne se
fâchât contre moi, s'il me voyait boire de
l'eau». Il rencontra dans les rues Voconius avec ses
filles, toutes extrêmement laides. «O ciel !
s'écria Cicéron,
«En dépit d'Apollon, cet homme devint père» (b').
Marcus Gellius, qui passait pour fils d'un père et d'une mère esclaves, lisait un jour des lettres dans le sénat, d'une voix très forte et très claire. «Il ne faut pas s'en étonner, dit Cicéron, il est de ceux qui ont été crieurs publics». Faustus, fils de Sylla, de celui qui avait usurpé à Rome l'autorité souveraine, et fait périr un si grand nombre de citoyens, ayant dissipé la plus grande partie de sa fortune, et se trouvant accablé de dettes, fit afficher une cession de tous ses biens à ses créanciers. «J'aime bien mieux ses affiches, dit Cicéron, que celles de son père». Cette habitude de railler le rendit odieux à bien des gens, et souleva surtout contre lui Clodius et ses partisans. Je vais dire à quelle occasion.
(s) Ou
plutôt Munatius, suivant les manuscrits. C'est
sûrement Munatius Plancus Bursa, tribun du peuple
l'an 701 de Rome, ennemi de Cicéron et de Milon,
qui, après avoir été défendu
par Cicéron, fut ensuite condamné, sur
l'accusation de cet orateur, comme coupable de violence.
Voyez les Lettres familières, liv. VII,
ch.II, et la sixième Philippique c.
IV. |
|
(t) Le sel
de cette plaisanterie ne peut passer dans notre tangue.
Axius, le nom de cet homme, est un mot grec qui signilie
aussi digne ; ainsi le sens de ce bon mot est celui-ci :
C'est l'Axius de Crassus. La plaisanterie est
fondée sur l'équivoque du mot Axius. |
|
(u) Voyez
les épitres familières, liv. I,
epit. IX. |
|
(v) Il a
été déjà question de Vatinius
dans cette vie, c. XII. |
|
(w) C'était
l'usage en Afrique de percer les oreilles aux
esclaves. |
|
(x) J'avoue
que je n'entends pas le sens de cette plaisanterie. Ce
Sextius est apparemment celui pour lequel Cicéron
plaida. M. Leclerc traduit ainsi : Car demain tu ne seras
plus rien. |
|
(y) Voyez
à quelle occasion Métellus fit ce voyage,
dans la vie de Caton, chap. XXX-XXXIII. |
|
(z) C'est
peut-être une allusion à ce voyage de Syrie,
fait si rapidement, qu'il avait semblé voler
plutôt que marcher ; peut-être aussi que
Métellus avait mérité le reproche
d'infidélité dans le maniement des derniers
publics, et que le corbeau est un oiseau vorace. |
|
(a') Adraste
avait marié ses deux filles à
étéocle et à Polynice, tous deux
bannis. |
|
(b') Vers
de Sophocle, qui parle de Laïus, père
d'OEdipe. |
|
(47) Cicéron,
dans son Traité des meilleurs Orateurs,
soit de Grèce, soit de Rome, ne refuse à
aucun d'eux le tribut d'éloges qu'il
mérite. |
|
(48) Personne n'a
parlé de Démosthène d'une
manière plus honorable que Cicéron ; et
quoiqu'il dise, dans son Traité intitulé
l'Orateur, que Démosthène ne remplit
pas entièrement l'idée qu'il s'est faite
d'un orateur parlait, il convient qu'il en approche de
très près, et que personne ne peut lui
être comparé. |
|
(49) Cicéron,
dont le fils étudiait alors à
Athènes, l'avait confié à cet
Hérode, sinon pour l'instruire, car il
paraît que c'était un écrivain
très médiocre ; au moins pour lui donner
connaissance des progrès que faisait son
fils. |
|
(50) Gellius
Publicola avait été consul avec Cn.
Cornélius Lentulus, l'an de Rome six cent
quatre-vingt-un, et peu apès censeur avec le
même Lentulus. Il mourut extrêmement
vieux. |