LXVII - M. Livius Drusus (an de Rome 662)

Chapitre 66SommaireChapitre 68

Marcus Livius Drusus était également illustre par sa naissance et par son éloquence ; mais il gâtait ces précieux avantages par son ambition et son orgueil. Il signala son édilité par des jeux magnifiques qu'il donna au peuple romain. Dans cette circonstance, Remmius, son collègue, lui donnant des conseils relatifs aux intérêts de la république, «qu'y a-t-il de commun, lui répondit-il, entre la république et vous ?» Dans le temps qu'il était questeur en Asie, il ne prenait aucune marque de sa dignité, parce qu'il ne voulait pas que rien fût plus remarquable que lui-même. Elu tribun, il donna (1) aux Latins le droit de cité, des terres au peuple romain, l'entrée du sénat aux chevaliers, et au sénat le droit de prononcer toutes sortes de jugements. L'excès de sa libéralité était tel (2), qu'il convenait lui-même qu'après lui on ne pouvait donner que de l'air ou de la boue. Cette prodigalité était cause que souvent il manquait d'argent. Ce besoin le poussait alors à faire des actions peu convenables à sa dignité : en effet, il livra pour une somme d'argent à Bocchus, roi de Mauritanie, Magulsa, un des principaux seigneurs de ce pays, qui avait pris la fuite pour se soustraire à la haine de ce prince. Cet infortuné fut ensuite exposé à la fureur d'un éléphant. Ce fut aussi dans l'espérance de toucher la rançon d'Adherbal, fils du roi de Numidie, qui avait été envoyé à Rome comme otage, qu'il le cacha dans sa maison. A cette passion pour l'argent il joignait la violence (3). Un jour que Cépion contrariait ses projets, il le menaça de le faire précipiter du roc Tarpéien. Un autre jour, il serra si fortement le cou au consul qui combattait ses lois agraires dans l'assemblée des comices, qu'il lui fit rendre par les narines une grande quantité de sang. A ce mauvais traitement il ajouta la raillerie, en lui reprochant sa gourmandise, et en disant : «Ce sang n'est que la saumure d'une grive de mer» (4). Après s'être concilié la faveur d'un grand nombre de citoyens, Drusus se vit exposé à la haine des autres. En effet, si ceux des plébéiens auxquels il avait donné des terres s'en réjouissaient, les propriétaires qu'il avait dépouillés s'en affligeaient. Si les chevaliers qu'il avait fait entrer dans le sénat étaient contents, ceux qui n'avaient pas obtenu cette faveur (5) s'en plaignaient hautement : si les sénateurs étaient satisfaits de l'étendue donnée à leurs attributions, par le droit de prononcer des jugements, ils ne supportaient qu'avec peine d'avoir des chevaliers pour collègues. Quelque temps après, embarrassé de la promesse qu'il avait faite aux Latins de leur accorder le droit de cité, il voulut chercher les moyens d'en différer l'exécution, malgré la vivacité de leurs instances. Sur ces entrefaites, il tomba tout à coup sans mouvement devant l'assemblée du peuple, soit qu'il eût été frappé de la maladie comitiale (6), soit qu'il eût bu du sang de bouc. On le transporta mourant dans sa maison. Toute l'Italie fit des voeux pour sa guérison. Revenu en santé, il avertit le consul Philippe de se tenir sur ses gardes, parce que les Latins avaient formé le dessein de le tuer sur le mont Albain (7). Ayant été ensuite accusé dans le sénat, il fut frappé à mort par un assassin qui s'était glissé dans la foule, assemblée autour de lui, lorsqu'il s'en retournait dans sa maison. Le soupçon de ce meurtre tomba sur Philippe et Cépion.


Chapitre 66Haut de la pageChapitre 68

(1)  Il le promit seulement, et cette promesse fut la source des troubles qui suivirent.

(2)  Arntzen écrit libertatis, malgré toutes les éditions, et ne s'autorise que de deux manuscrits. Ce mot n'a aucun rapport à ce qui suit.

(3)  J'ai ajouté cette phrase pour faire une transition.

(4)  La grive de mer, espèce de poisson, était un mets délicieux pour les Romains, si nous en croyons Apicius et Martial.

(5)  Les mots latins, sed praeteriti querebantur, que j'ai rendus de cette manière, manquent dans les manuscrits et dans les anciennes éditions. Aussi Arntzen les a-t-il placés entre deux parenthèses.

(6)  C'est-à-dire, de l'épilepsie. Cette maladie était appelée comitiale, parce que les comices étaient suspendus lorsque quelqu'un en était frappé dans l'assemblée.

(7)  Livius Drusus, étant mort l'année précédente, n'avait pu donner cet avis au consul Philippe.