XXXV - Aurélien (an de Rome 1023)

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Un si grand succès (1) ayant enflammé le courage d'Aurélien, ce prince se mit en marche pour attaquer les Perses, comme s'ils eussent été les derniers ennemis que les armes romaines eussent eus à soumettre. Après les avoir entièrement défaits, il revint en Italie dont les villes étaient ravagées par les Allemands (2). Après avoir en même temps chassé les Germains de la Gaule, il tailla en pièces les légions de Tetricus, dont nous avons parlé plus haut, par la trahison même de ce chef. En effet, Tetricus, informé que le gouverneur Faustinus lui dressait des embûches, à l'aide de plusieurs de ses soldats qu'il avait gagnés, avait écrit à Aurélien pour implorer sa protection ; ensuite, à son approche, ayant fait avancer son armée, comme pour lui livrer bataille, il s'était rendu volontairement à lui pendant le combat. Il arriva à ses troupes ce qui arrive orditairement à celles qui ont perdu leurs chefs ; le désordre se mit parmi elles, et leur défaite fut complète. Pour lui, après avoir joui pendant deux ans du pouvoir suprême, il fut conduit en triomphe, et obtint ensuite la charge de correcteur de la Lucanie, et pour son fils le pardon du passé avec la dignité de sénateur. Délivré de cet ennemi, Aurélien détruisit la faction des ouvriers qui avaient altéré les monnaies.

Aurélien
Musée du Vatican

Ces hommes, qui avaient pour chef Félicissime, garde du trésor impérial, voulant échapper au châtiment qu'ils méritaient, s'étaient mis en état de guerre, et leur révolte était devenue si dangereuse, qu'après en être venus aux mains, sur le mont Coelius, avec les troupes impériales, ils leur avaient tué sept mille hommes. Après tant d'heureux succès, Aurélien éleva au soleil un temple magnifique, qu'il orna des plus riches présents ; et dans la crainte que ce qui était arrivé, par l'indolence de Gallien, ne vînt à se renouveler (3), il augmenta considérablement l'enceinte de la ville de Rome, et l'entoura de très fortes murailles (4). Dans le même temps, pour céder au voeu du peuple romain, il établit avec autant de sagesse que de somptuosité une distribution de chair de porc ; il anéantit les dénonciations fiscales et les rapports calomnieux des quadruplateurs (5), fléaux des citoyens qu'ils réduisaient à la misère, et livra aux flammes leurs registres, avec les autres pièces relatives à ce genre d'affaires. Ensuite, ayant prononcé une amnistie à l'exemple des Athéniens (6), il poursuivit avec une extrême rigueur, et contre l'usage des gens de guerre au nombre desquels il était, tous ceux qui s'étaient rendus coupables de concussions, et qui avaient commis des déprédations dans les provinces. Cette sévérité fut cause qu'il périt près de Cenofrurium (7), par la trahison de son secrétaire. Cet homme, qui avait à se reprocher de nombreuses malversations, remit aux tribuns de l'armée, comme pour leur témoigner sa bienveillance, un écrit fabriqué avec adresse (8), qui contenait l'ordre de les faire mourir. La crainte saisit ces officiers ; pour s'en délivrer, ils assassinèrent leur prince. Aussitôt après la mort d'Aurélien les légions envoyèrent des députés au sénat pour l'inviter à élire un empereur. Le sénat leur répondit que cette élection les regardait plus particulièrement que lui ; mais elles persistèrent à la lui renvoyer. Ce fut alors un combat de pudeur et de modération entre les sénateurs et les soldats, vertus bien rares parmi les hommes, surtout dans de pareilles occasions, et presque inconnues aux gens de guerre. L'austérité de moeurs et l'incorruptibilité d'Aurélien avaient tellement frappé les esprits, que sa mort fut la perte de ses assassins (9), un sujet de crainte pour les méchants, de dissimulation pour ceux dont l'opinion était douteuse (10), de regrets pour les gens de bien, et que personne n'osa ni s'en prévaloir, ni s'en réjouir. Ainsi qu'après la mort de Romulus, il y eut une sorte d'interrègne, mais plus glorieux. Cet événement prouva bien que, dans le monde, tout n'est que révolution ; qu'il n'y arrive rien que la force de la nature ne puisse reproduire après un certain espace de temps (11) ; que les états abattus peuvent se relever par les vertus des princes, et que les mieux affermis peuvent s'écrouler par leurs vices.


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(1)  Quel est ce grand succès d'Aurélien, si ce n'est la défaite des Allemands, qui avaient fait une invasion en Italie ?

(2)  Selon Zozime, il vainquit les Allemands avant de partir pour faire la guerre aux Perses.

(3)  Aurelius Victor veut parler ici des irruptions des Barbares sur les terres de l'empire.

(4)  Vopiscus rapporte que ces murs avaient cinquante milles de tour, un peu plus de dix-huit de nos lieues communes. A cette époque, l'enceinte de Rome était donc presque trois fois plus grande que celle de Paris.

(5)  On nommait ainsi une espèce de délateurs, qui ne s'occupaient que d'accuser les citoyens de certains crimes publics, et qui, pour leur salaire, recevaient la quatrième partie des biens des condamnés. Quadruplatores, dit Asconius, verrina, quod ex damnatorum bonis quos accusaverant quartam partem consequebantur.

(6)  Aurelius Victor rappelle ici la célèbre amnistie que les Athéniens, délivrés des trente tyrans, accordèrent, sur la proposition de Thrasybule, à tous ceux qui avaient pris part à leur gouvernement ; amnistie qu'on a toujours regardée comme un acte de la plus haute sagesse.

(7)  C'était le nom d'un château fort, situé entre Héraclée et Byzance, où Polybe rapporte que Mithridate avait déposé ses trésors.

(8)  Vopiscus rapporte que ce traître avait entremêlé, à dessein, sur la liste les noms des tribuns, dont Aurélien n'avait pas à se plaindre, avec les noms de ceux contre lesquels il était irrité.

(9)  Il faut croire que le mot necis du texte est au nominatif, car les anciens employaient â ce cas tantôt nex, tantôt necis, et même neces. Necis au génitif n'aurait ici aucun sens.

(10)  Les mots du texte simulata dubiis embarrassent les critiques. Schott et madame Dacier prétendent qu'ils signifient qu'on répandit le bruit de la mort d'Aurélien pour connaître les véritables sentiments de ceux qui n'en avaient eus jusqu'alors que de douteux. Arntzen voudrait lire stimulo dubiis ; ce qui signifierait que cette mort fut un aiguillon pour les hommes qui flottaient entre le vice et la vertu. Ces explications ne m'ont guère paru satisfaisantes. Les mots simulata dubiis ne présentent aucun sens, si on les traduit littéralement, et stimulo dubiis n'étant point dans le texte, paraît aussi trop éloigné de la pensée de Victor. J'ai donc imaginé qu'on pourrait lire simul ac dubiis, ou bien simulationi dubiis. Selon la première leçon, il faudrait dire que la mort d'Aurélien fut un sujet de crainte pour les hommes douteux comme pour les méchants, et suivant la seconde, que cette mort fut un sujet de dissimulation pour les hommes qui n'étaient ni les amis ni les ennemis d'Aurélien, parce qu'au milieu de la douleur publique, ils n'osèrent pas manifester leurs sentiments. Il me semble que cette dernière explication se rapporte assez bien aux mots suivants : Nemini insolentiae aut ostentationi esset.

(11)  Tacite fait à peu près la même réflexion. Voici ses paroles, 1. 3, ann. ch. 55 : Nisi forte rebus cunctis inest quidam velut orbis, ut quemadmodum temporum vices, ita morum vertantur.