V - Néron (an de Rome 807)

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Ce fut de cette manière que parvint à l'empire Néron, dont le véritable nom était L. Domitius, puisque c'était celui de son père. Quoique fort jeune (1), lorsque commença son règne, qui fut aussi long que celui de son beau-père, il se montra si grand pendant les cinq premières années, surtout par l'embellissement de la ville de Rome (2), que Trajan affirmait souvent, avec raison, qu'aucun prince ne pouvait être comparé à Néron, tel qu'il parut alors. Ce fut dans cet intervalle de temps que, du consentement de Polémon, il réduisit en provinces romaines le royaume de Pont, qui dès lors fut nommé Polémoniaque, et après la mort du roi Cottius, les Alpes cottiennes. Néron prouva bien, par son exemple, que, si l'âge n'est point un obstacle à la vertu, elle ne résiste pas à la licence qui corrompt le naturel, et que celui qui s'est d'abord soustrait à cette sorte de loi, que la jeunesse semble imposer, s'y livre ensuite avec une ardeur d'autant plus pernicieuse, qu'il veut réparer le temps perdu. En effet, ce prince tint pendant tout le reste de sa vie une conduite si infâme, que jamais aucun particulier, ni même aucun souverain, n'atteignit à la corruption dont il donna l'exemple.

Néron vainqueur des jeux en Grèce
Musée du Louvre

D'abord on le vit disputer dans les assemblées publiques le prix du chant, à la manière des Grecs. Ce prix était une couronne. Ensuite, violant toutes les lois de la pudeur envers lui-même et à l'égard des autres, il prit le long manteau des vierges qui se marient, se présenta ainsi devant le sénat, reçut une dot, et avec toutes les cérémonies usitées dans les noces, donna sa main à un affranchi (3), qu'il avait choisi parmi tout ce qu'il y avait à Rome d'hommes connus par l'excès de leurs débauches. Mais ce n'est encore que le moindre des crimes qu'on reproche à Néron. Couvert de la peau d'une bête féroce, il faisait lier ensemble deux personnes de sexe différent, à la manière des criminels, et se plaisait à les exciter à d'impudiques embrassements (4). Plusieurs historiens l'accusent encore d'un commerce incestueux avec sa mère, qui, tourmentée de l'esprit de domination, voulait se l'assujettir par quelque crime que ce fût. Je crois volontiers cette infamie, quoique d'autres historiens l'aient niée. En effet, quand les vices se sont une fois emparés d'un homme, et qu'il est las d'attenter à la pudeur de personnes qui lui sont étrangères, il contracte une nouvelle habitude de faire le mal, plus criminelle encore. Alors, recherchant des plaisirs que la nouveauté lui fait paraître plus doux, il se porte aux derniers excès envers ses proches (5). C'est ce que montra bien clairement la conduite de la mère et du fils. Une certaine gradation se fait remarquer dans celle de la première, qui s'était déjà livrée à plusieurs personnes avant d'épouser son oncle (6), et avait préludé à l'assassinat de son premier mari, par les tourments qu'elle avait fait endurer à plusieurs autres qui lui étaient étrangères. De même, Néron avait attenté à la pudicité d'une vestale et s'était prostitué lui-même. Ces crimes furent autant de degrés par lesquels ils arrivèrent à l'inceste. Mais leurs infâmes embrassements ne purent unir leurs coeurs l'un à l'autre ; et, se précipitant vers de nouveaux crimes, ils se tendirent de mutuelles embûches dont la mère fut la victime. Après avoir foulé, par un parricide, toutes les lois divines et humaines, Néron se mit à exercer de plus en plus sa cruauté contre les citoyens les plus vertueux. Tant d'excès portèrent plusieurs Romains, en différents temps (8), à conspirer contre ce fléau de la république. Devenu plus féroce encore après la découverte de ces conjurations, et par le supplice des conjurés, il avait résolu de détruire la ville par le feu, de faire dévorer le peuple par les bêtes féroces, périr tous les sénateurs par le même genre de mort (9), et de transférer ailleurs le siège de l'empire. C'était surtout l'ambassadeur des Parthes qui lui avait suggéré cette dernière résolution. Un jour que, dans un festin, les courtisans chantaient selon la coutume, cet ambassadeur lui demanda pour son service un joueur de cithare ; Néron, après lui avoir répondu qu'un tel musicien était un homme libre, ajouta, en montrant les convives, qu'il pouvait néanmoins choisir celui qu'il jugerait à propos, parce que personne ne pouvait être regardé comme libre sous son empire. Sans doute Galba commandait en Espagne, ayant appris que Néron avait donné l'ordre de le faire mourir, ne fût accouru, malgré son grand âge, au secours de l'empire, devenu la proie de ce monstre. A son arrivée, Néron se vit abandonné de tout le monde, à l'exception d'un eunuque. Dans cette extrémité, il se perça lui-même, après avoir longtemps demandé quelqu'un qui voulût le frapper ; comme si dans cette circonstance il ne fût pas digne qu'on l'aidât à mourir. En lui fut éteinte la maison des Césars. Plusieurs prodiges avaient annoncé cet événement : un bois de lauriers, situé dans une maison de plaisance des empereurs, et dédié à ceux qui avaient triomphé, sécha tout à coup, et dans ce même endroit périrent un grand nombre de poules blanches (10), dont on se servait dans les cérémonies religieuses, et pour cette raison, on avait consacré un emplacement particulier, qu'elles occupent encore aujourd'hui.


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(1)  Néron n'avait encore que dix-sept ans.

(2)  Il avait résolu d'étendre les limites de la ville jusqu'à Ostie. Il donna une nouvelle forme aux édifices, en faisant élever devant les maisons et les îles des portiques, pour les garantir du soleil. Ou appelait îles, insulae, des bâtiments séparés les uns des autres, et qui ne tenaient à rien. Il y en avait plus de 46,000. Les maisons, domus, n'étaient qu'au nombre de 1780. Elles étaient beaucoup plus spacieuses et plus ornées que les îles, et servaient de demeure aux principaux citoyens de Rome.

(3)  Suétone nomme cet affranchi Doryphoré, ch. 39 ; et Tacite, Pythagore, Ann. 1.15.

(4)  Le texte porte exactor parium majore flagitio. Ce passage, qui parait renfermer une grande obscénité, a bien embarrassé les critiques. Voici les paroles de madame Dacier : paria de gladiatoribus proprie dicuntur. Cela n'est pas exact, parce que le mot paria signifie en général une paire, un couple. On disait bien une paire de gladiateurs, comme on dit une paire de boeufs, mais on dit aussi un couple en parlant d'un homme et d'une femme. Madame Dacier demande ensuite : sed quomodo paria exigebat Nero majore flagitio ; puis ajoute : aliquid latet ; divinabunt alii.

(5)  Le passage latin que j'ai rendu par cette phrase est un des plus difficiles d'Aurelius Victor. Je crois avoir exprimé sa pensée, en suivant la leçon d'Olivarius, approuvée par Schott et par madame Dacier.

(6)  On cite entre autres l'affranchi Pallas.

(7)  Lollia, Calpurnia, Domitia, Lepida, Statilius Taurus.

(8)  D'abord Pison, l'an de Rome 820 ; ensuite Vinicius à Bénévent. Tacite, Ann. ch. 15, parle de la première conjuration ; et Suétone, ch. 34, de la seconde.

(9)  Par le poison, si l'on en croit Suétone.

(10)  Nous rapporterons ici ce que Suétone dit des poules blanches : «Une poule blanche laissa tomber un jour sur les genoux de Livie un rameau de laurier, comme cette impératrice allait visiter sa maison de Véies. Il lui prit envie de nourrir ce volatile, qui lui produisit un si grand nombre de poussins blancs, que la maison de campagne est encore appelée aujourd'hui ad gallinas, la maison des poules». Cette maison était située près de la voie Flaminienne. D'autres rapportent que ce fut un aigle qui laissa tomber cette poule sur les genoux de Livie ; et que cette princesse, ayant consulté les Aruspices, fit nourrir des poules blanches, et planter le rameau d'olivier dans la maison de campagne des Césars, située sur le Tibre, à neuf milles de la ville. L'endroit où on le conservait à Rome, et qui se nommait ad gallinas albas, était voisin des dix tavernes.