Tragédie en cinq actes, représentée par les Comédiens du Roi,
sur le second Théâtre français, le samedi 23 octobre 1819

Acte II

Personnages

  • Roger de Montfort, gouverneur de la Sicile
  • Jean de Procida, noble sicilien
  • Lorédan, fils de Procida
  • Gaston de Beaumont, chevalier français
  • Salviati, confident de Procida
  • Amélie de Souabe
  • Elfride, confidente d'Amélie
  • Philippe d'Aquila
  • Palmerio, conjuré
  • Borella, conjuré
  • Loricelli, conjuré
  • Chevaliers
  • Conjurés

La scène se passe à Palerme dans le palais de Procida.


Acte I

Scène 1
Procida, Salviati

SALVIATI.
Que vois-je ? Procida de retour sur nos bords !
De tous nos conjurés quels seront les transports !
Le règne des tyrans touche donc à son terme !

PROCIDA.
Que je t'embrasse, ami ! Salut, murs de Palerme !
J'en jure par ce Dieu qui nous doit protéger,
Vous serez affranchis du joug de l'étranger !

SALVIATI.
Venez, quittons ces lieux.

PROCIDA.
Quelle terreur t'agite ?
Je suis dans mon palais.

SALVIATI.
Notre ennemi l'habite.

PROCIDA.
Eh quoi ! Charles d'Anjou ? Le vainqueur de Mainfroi,
Le bourreau, l'assassin de notre dernier roi ?
Charles dans mon palais, lui, cet indigne frère
De ce pieux Louis que la France révère ?

SALVIATI.
Non, et le jour neuf fois a fait place à la nuit
Depuis qu'aux bords voisins sa flotte l'a conduit.
On dit qu'il veut revoir après dix-huit années
Les murs de Bénévent, les plaines fortunées
Où le sort le fit roi, quand son dernier succès
Soumit Naple et Palerme au pouvoir des Français.
On dit plus, et, trompant l'ennui de l'esclavage,
Mille bruits différents expliquent ce voyage :
On dit que ses vaisseaux, du port napolitain
Menacent les remparts fondés par Constantin,
Et que, pour enflammer ses phalanges guerrières,
Charles, au Vatican, fait bénir leurs bannières.

PROCIDA.
Eh ! qui donc dois-je craindre ?

SALVIATI.
Un jeune favori,
Près du trône des lis, dans les grandeurs nourri.

PROCIDA.
Quel est son nom ?

SALVIATI.
Montfort ! le ministre docile
Des ordres souverains transmis à la Sicile.
En partant pour la cour du pontife romain,
Le monarque a laissé le sceptre dans sa main...
(Le jour augmente par degré.)
Fuyons, l'ombre s'efface, et l'aube va paraître.

PROCIDA.
Il n'est pas temps encor ; qui peut me reconnaître ?
Seul, avant mon départ, dans ces lieux renfermé,
Invisible aux tyrans de ce peuple opprimé,
J'ai su, sans irriter leurs fureurs inquiètes,
Ourdir les premiers fils de nos trames secrètes.
En vain, pour s'étayer du nom de mes aïeux,
Par l'éclat des emplois, Charles flattait mes yeux :
J'ai fui de nos vainqueurs le superbe visage ;
La cour me croit errant de rivage en rivage :
Mon fils, par un billet instruit de mon retour,
Ici, pour me revoir, doit devancer le jour :
Je veux l'attendre.

SALVIATI.
Au moins, daignez me satisfaire.
Le ciel a-t-il béni votre exil volontaire ?

PROCIDA.
Il m'inspirait. Le ciel a sans doute allumé
Ce feu pur et sacré dont je suis consumé.
Oui, c'est avec transport que j'aime la patrie ;
Mais d'un amour jaloux j'ai toute la furie :
Je l'aime, et la veux libre ; et, pour sa liberté,
En un jour, biens, amis, parents, j'ai tout quitté.
Longtemps j'ai parcouru nos déplorables villes ;
Honteux et frémissant, j'ai vu nos champs fertiles,
Aux préteurs étrangers prodiguant leurs trésors,
Se couronner pour eux du fruit de nos efforts.
Quels tourments j'ai soufferts pendant ces longs voyages !
Combien j'ai dévoré de mépris et d'outrages !
Pour qu'un chemin plus libre à mes pas fût ouvert,
J'ai porté le cilice, et de cendres couvert,
Tantôt, durant les nuits, debout sous un portique,
Je réveillais l'ardeur d'un peuple fanatique ;
Tantôt, d'un insensé, dans mes accès fougueux,
J'imitais l'oeil hagard et le sourire affreux ;
Et des ressentiments qui remplissent mon âme,
Dans la foule en secret je répandais la flamme.
Par ces déguisements j'échappais aux soupçons :
Ma haine sans péril distilla ses poisons.
Si quelque citoyen se plaignait d'une injure,
D'un soin officieux j'irritais sa blessure :
Tu connais le pouvoir de nos transports jaloux,
J'allumais leur fureur dans le sein des époux ;
Partout, dans tous les coeurs j'ai fait passer ma rage.
Mais c'est peu qu'indignés d'un honteux esclavage,
Des mécontents obscurs soient pour nous déclarés ;
Et nous comptons des rois parmi nos conjurés.

SALVIATI.
Des rois !

PROCIDA.
Depuis deux ans j'ai quitté la Sicile :
Avant que la tempête éclatât dans cette île,
Du pontife de Rome il nous fallait l'appui ;
Il craignait nos tyrans, je me présente à lui.
Il apprend mon dessein, l'adopte, l'autorise,
Près du roi d'Aragon m'offre son entremise :
«C'est le sang de Mainfroi qui doit régner sur vous ;
De sa fille, dit-il, je couronne l'époux.»
Au monarque espagnol je l'annonçai moi-même :
Le dangereux présent d'un nouveau diadème
Est un brillant appât pour un front couronné.
Don Pèdre d'Aragon, par l'espoir entraîné,
S'empresse d'obéir à cette voix divine,
Veut rassembler sa flotte et descendre à Messine.
Mais bientôt d'une guerre, utile à nos projets,
Ses trésors épuisés font languir les apprêts.
Je le quitte, et les mers, que je traverse encore,
Me portent de l'Espagne aux rives du Bosphore.
J'apprends que de nos rois le successeur altier
Des Césars d'Orient menace l'héritier.
Ce prince intimidé se trouble au bruit des armes.
Je parais, mes récits redoublent ses alarmes.
J'ai vu tous les vaisseaux, j'ai compté les guerriers :
J'élève jusqu'aux cieux ces nombreux chevaliers,
Nourris dans les combats, ardents, pleins de vaillance,
Que je hais en Sicile et que j'admire en France.
Il tremble, mon projet se montre à découvert ;
De l'empire aussitôt le trésor m'est ouvert,
Et don Pèdre reçoit, par un secret message,
Un secours important dont je presse l'usage.
L'empereur, généreux pour sauver ses états,
Assure aux conjurés l'appui de ses soldats :
Déjà de l'Aragon la flotte est préparée,
Le pontife est armé de la foudre sacrée.
Voilà, Salviati, le fruit de mes efforts.
Contre nos oppresseurs tout s'unit au dehors :
Ici, de nos amis, parle, que dois-je attendre ?

SALVIATI.
Vous les verrez, seigneur, prêts à tout entreprendre.
Eberard de Fondi, Philippe d'Aquila,
Oddo, Loricelli, Mario, Borella,
Voulaient fixer sans vous la sanglante journée,
Promise à leur fureur trop longtemps enchaînée.
Des ordres de Montfort complaisants dangereux,
Admis dans ses conseils, plus souvent à ses jeux,
Nous savons, aux plaisirs appliquant son étude,
Tromper de ses esprits l'ardente inquiétude.
Nos coups seront plus sûrs dans ces jours solennels
Où les chrétiens en foule approchent des autels.
Le saint asile ouvert aux remords du coupable
Couvre nos entretiens d'une nuit favorable.
Nous levons à demi ce voile ténébreux ;
Nous laissons pressentir des changements heureux ;
L'interprète du ciel au fond des consciences
Agite sourdement le levain des vengeances,
Dans l'ombre à nous servir le peuple est disposé...
Nos conjurés d'un mot auraient tout embrasé,
Craignant que sa fureur par le temps refroidie
N'offrît plus d'aliment à ce vaste incendie.
Vous arrivez enfin...

PROCIDA.
Mon fils est-il instruit ?

SALVIATI.
Par quelques faits brillants ce Montfort l'a séduit.
Tous deux ils sont liés d'une amitié sincère,
Et pour lui nos desseins sont encore un mystère.

PROCIDA.
Mon fils serait l'ami...! quel est donc ce Français ?

SALVIATI.
Superbe, impétueux, toujours sûr du succès,
Il éblouit la cour par sa magnificence,
Pousse la loyauté jusques à l'imprudence ;
Il pourrait immoler, sans frein dans ses désirs,
Sa vie à son devoir, son devoir aux plaisirs.
Son premier mouvement loin des bornes l'entraîne ;
Aisément il s'irrite et pardonne sans peine,
Ne saurait se garder d'un poignard assassin,
Et croirait l'arrêter en présentant son sein.

PROCIDA.
Et voilà ces vertus que Lorédan estime !
Mon fils peut caresser la main qui nous opprime !
Mais il vient, laisse-nous ; va dire à nos amis
Que l'espoir du succès leur est enfin permis.

Scène 2
Procida, Lorédan

LOREDAN.
Vous m'êtes donc rendu ! Je vous revois, mon père !
O bonheur !... Mais pourquoi ce front triste et sévère ?

PROCIDA.
Est-il vrai, Lorédan, qu'un maître impérieux
Commande dans ces murs tout pleins de vos aïeux ?

LOREDAN.
De ce bruit offensant méprisez l'imposture,
Connaissez mieux Montfort, vous lui faites injure.
Sans honte en ce séjour j'ai pu le recevoir,
Les lois de l'amitié m'imposaient ce devoir.
Epris de l'art divin qui fleurit en Provence,
Poète, il a chanté les succès de la France ;
Guerrier, près de Louis son courage naissant
Fit triompher les lis de l'orgueil du Croissant.
Il a sur votre sort partagé mes alarmes,
Il m'a fait chevalier, je suis son frère d'armes.

PROCIDA.
Vous !

LOBEDAN.
Nous devons ensemble affronter les hasards,
Suivre d'un pas égal les mêmes étendards :
Bientôt Paléologue, enfermé dans Byzance,
Verra sous nos efforts expirer sa puissance.
Aux bords de l'Hellespont, où nous allons courir,
De quels nobles lauriers les fronts vont se couvrir !
Que d'exploits !...

PROCIDA.
De l'empire embrassant la querelle,
Le destin des combats peut vous être infidèle ;
Alors de ces hauts faits qu'attendez-vous ?...

LOREDAN.
L'honneur,
Si fidèle aux Français, même dans le malheur !

PROCIDA.
N'en attendez, mon fils, que regrets et que honte,
Quels que soient les dangers que votre ardeur affronte,
Les Français dans les camps vous seront préférés :
Songez-vous aux chagrins que vous vous préparez ?
Croyez-vous que le roi, distinguant votre audace,
Daigne illustrer un sang qu'il accepte par grâce ?
Quand l'esclave imprudent pour ses maîtres combat,
Tout son sang prodigué se répand sans éclat.
Mais je veux qu'on vous laisse une part dans la gloire ;
Que produit pour l'état cette noble victoire ?
Que sont dans leurs succès les peuples conquérants ?
Des sujets moins heureux sous des rois plus puissants.
Prévenu pour Montfort, vous me croyez à peine.
Votre coeur amolli se refuse à la haine ;
Vous flattez nos tyrans ; aux premiers feux du jour
Un jeune ambitieux vous voit grossir sa cour ;
Au sein des voluptés qui charment votre vie,
Jamais vous n'avez dit : Palerme est asservie ;
Jamais ses cris plaintifs n'ont passé jusqu'à vous ;
Au récit de ses maux vous restez sans courroux ;
Est-ce là cette humeur inflexible et sauvage,
Qui fuyait de la cour le brillant esclavage ;
Cet orgueil indocile au joug le plus léger,
Cet honneur ombrageux, si prompt à se venger ?
Ou la faveur des grands a changé vos maximes,
Ou de nos ennemis vous oubliez les crimes.
Oubliez-vous aussi ce prince infortuné,
Conradin, sans défense à l'échafaud traîné ?
Ne vous souvient-il plus du serment qui vous lie
A sa soeur orpheline, à la jeune Amélie,
Au pur sang de nos rois ?

LOREDAN.
J'en atteste les cieux !
Le jour de ses clartés aura privé mes yeux,
La tombe s'ouvrira pour ma cendre glacée,
Avant qu'un tel serment sorte de ma pensée !
Jamais de plus de feux un amant dévoré
N'attendit un hymen plus saintement juré.
Cependant la princesse, aux pleurs abandonnée,
S'obstine à reculer cette heureuse journée.
Un pressentiment vague irrite mes ennuis.
Ces jeunes chevaliers par trop d'orgueil séduits,
Qui, d'une égale ardeur, poursuivant ses suffrages,
Apportent à ses pieds tant d'importuns hommages...
Leur présence me pèse... Apprenez qu'un d'entr'eux,
Le plus vaillant de tous, et le plus généreux....
Ah ! cet aveu fatal, que je ne puis vous taire,
Jette encor dans mes sens un trouble involontaire !...

PROCIDA.
Enfin ?

LOREDAN.
Dans l'abandon de sa vive amitié,
Hier à son rival Montfort s'est confié.
S'il n'avait respecté les pleurs de la princesse,
Il aurait dès longtemps déclaré sa tendresse :
«Je sais qu'elle a pour vous le respect d'une soeur ;
Ouvrez-moi, m'a-t-il dit, un accès dans son coeur.
Puisque la guerre enfin va m'entraîner loin d'elle,
Il est temps qu'à ses yeux ma flamme se décèle.
Je veux, je dois parler» : interdit, confondu,
J'ai voulu m'en défendre, et n'ai rien répondu ;
Et peut-être Montfort a, dans son espérance,
En faveur de ses voeux, expliqué mon silence.
Je crains...

PROCIDA.
Où vous égare un amour soupçonneux ?
Pensez-vous qu'Amélie, au mépris de vos noeuds,
De son nom, de son rang...

LOREDAN.
Ah ! ce doute l'offense :
Ma tendresse l'accuse et vole à sa défense ;
Mais sa douleur me blesse, et, quel qu'en soit l'objet,
Je suis jaloux des pleurs qu'il lui coûte en secret.
Je veux tout éclaircir ; je veux la voir, l'entendre :
Elle-même en ces lieux près de nous doit se rendre.

PROCIDA.
Elle saurait...

LOREDAN.
Votre ordre a-t-il dû m'arrêter ?
Parmi vos ennemis fallait-il la compter ?
Quand il erra trois ans, privé de sa famille,
Un père à son retour craint d'embrasser sa fille !...

PROCIDA.
Qui ! moi ? je le craindrais ! Non, je te reverrai,
Des rois que j'ai perdus reste cher et sacré !
Aujourd'hui pour leur cause il se peut que je meure,
Mes bras te presseront avant ma dernière heure.
Respectez ses regrets, ils sont justes, mon fils !

LOREDAN.
Qui peut les mériter ?

PROCIDA.
Son frère et son pays.
Son frère est-il vengé ?

LOREDAN.
Dieu ! que voulez-vous dire ?

PROCIDA.
Las de courber mon front sous un injuste empire,
Si pour le renverser j'osais lever le bras,
Que feriez-vous alors ? Vous ne répondez pas ?

LOREDAN.
Expliquez-vous, seigneur.

PROCIDA.
Je me ferai comprendre.

LOREDAN.
Parlez...

PROCIDA.
Quand vous serez plus digne de m'entendre.

LOREDAN.
Achevez, hâtez-vous, profitez des moments...
J'aperçois la princesse, elle approche à pas lents,
Rêveuse et toute entière à sa mélancolie.

Scène 3
Procida, Lorédan, Amélie

PROCIDA.
Mes bras vous sont ouverts ; venez, chère Amélie...

AMELIE.
Ah ! seigneur ! ah ! mon père !

PROCIDA.
Où suis-je ? ces accents
D'un transport douloureux font tressaillir mes sens...
Est-ce toi, Conradin, ou ta vivante image ?
Oui, - voilà son regard ! c'est son touchant langage,
Cette grâce éclatait sur ses traits imposants,
Quand je l'ai vu mourir à la fleur de ses ans.

AMELIE.
Hélas !

LOREDAN.
Vous irritez les tourments qu'elle endure.

PROCIDA.
C'est toi qui m'as forcé de rouvrir sa blessure.
Je le dois pour guérir ton esprit aveuglé
Des soupçons offensants dont l'amour t'a troublé.

AMELIE.
Il me soupçonne, ô Dieu !

PROCIDA.
Par un récit fidèle
Puissé-je raffermir ta haine qui chancèle !
Puisse une juste horreur te saisir comme moi,
Au nom du meurtrier que tu nommes ton roi !
Ecoutez-moi tous deux ; à son heure dernière,
Conradin m'adressa cette courte prière :
«Parmi des inhumains j'abandonne ma soeur ;
Vivez, qu'à sa jeunesse il reste un défenseur ;
Qu'elle soit votre fille, et qu'un jour l'hyménée
Au sort de Lorédan joigne sa destinée.»
Je promis d'obéir ; mais j'enviai la mort
Du jeune Frédéric qui partagea son sort.
Il s'exilait, mon fils, d'un illustre héritage,
Pour combattre à seize ans sous un roi de son âge ;
L'échafaud l'attendait, il y monte, et soudain
Je vois rouler sa tête aux pieds de Conradin,
Votre frère... Ah ! combien sa douleur fut touchante !
Pressant de son ami la dépouille sanglante,
Il lui parlait encor, l'arrosait de ses pleurs :
Tu n'es plus, criait-il, c'est pour moi que tu meurs !
Nos vainqueurs attendris l'admiraient en silence ;
Mais Charles d'un regard enchaîna leur clémence.
Cet enfant qui pleurait redevint un héros,
Et son dernier regard fit pâlir les bourreaux.

AMELIE.
Ta soeur n'était pas là pour recueillir ta cendre !

LOREDAN.
Pourquoi trop jeune encor n'ai-je pu te défendre ?

PROCIDA.
Dès que l'âge éclaira votre faible raison,
Je reçus vos serments sur sa tombe, en son nom ;
Et je crus voir son ombre, un moment consolée,
Pour unir mes enfants sortir du mausolée.
L'avez-vous oublié ?

AMELIE.
Comment puis-je jamais
Oublier mes serments, seigneur, et vos bienfaits ?

PROCIDA.
Oui : de soins paternels j'entourai votre enfance.
Ma soeur les partageait ; sans doute en mon absence
Son amour attentif ne se ralentit pas,
Malgré le poids des ans qui retiennent ses pas.
Si vous fûtes toujours digne de ma tendresse,
Renouvelez ici cette sainte promesse.
Ma fille, mes enfants, que ce jour m'est prospère !
Réunis sur mon sein, embrassez votre père.
Et toi, du haut des cieux descendant parmi nous,
Héros infortuné, bénis ces deux époux.
Consacre leur hymen et fais qu'il s'accomplisse ;
Viens, qu'un pieux courroux à ta voix les remplisse :
Viens réveiller en eux l'horreur de l'étranger,
L'amour de leur pays, la soif de le venger.
Triste et dernier débris d'une race abattue,
Amélie, écartez la douleur qui vous tue :
Souvent dans sa grandeur quand le coupable en paix
Semble de crime en crime affermi pour jamais,
Le bras de l'Eternel à le punir s'apprête,
Et se lève sur lui pour foudroyer sa tête...
Adieu...

AMELIE.
Qui vous contraint, seigneur, à nous quitter ?

PROCIDA.
Un soin impérieux dont je veux m'acquitter.

LOREDAN.
Quoi ! déjà, quoi, mon père, après trois ans d'absence !

PROCIDA.
De nos maîtres, mon fils, je dois fuir la présence.
Demeurez tous les deux, cachez-leur mon retour.
(A Lorédan.)
Adieu, nous nous verrons avant la fin du jour.

Scène 4
Amélie, Lorédan

LOREDAN.
Oubliez mon offense, et partagez ma joie...
Quel nuage soudain sur vos traits se déploie !

AMELIE.
Dans les austérités d'un asile pieux,
Morte à de faux plaisirs, cachée à tous les yeux,
Que ne puis-je, le front courbé dans la poussière,
Finir mes tristes jours consumés en prière ?

LOREDAN.
Dieu ! quel voeu formez-vous ? et qui peut mériter
Des pleurs que de mon sang je voudrais racheter ?

AMELIE.
Hélas ! vous savez trop si j'ai droit d'en répandre.

LOREDAN.
J'explique leur langage et crains de vous comprendre.
Oui, malgré nos liens, vos devoirs, vos serments,
Je doute encor... Plaignez l'horreur de mes tourments.
Oui, quand de nos guerriers l'essaim vous environne,
A de noires terreurs mon esprit s'abandonne ;
Sans cesse je vous suis, d'un regard curieux,
Au sein de nos tournois, dans ces murs, en tous lieux.
Aux degrés de l'autel arrosés par vos larmes,
Je porte près de vous mes brûlantes alarmes.
Je m'indigne en voyant ce tribunal de Dieu,
Où le pardon du crime est le prix d'un aveu,
Qu'un mortel, quel que soit son sacré caractère,
Reste de vos chagrins le seul dépositaire ;
Et qu'à votre frayeur il ait droit d'arracher
Un secret qu'à l'amour votre coeur peut cacher.
Montfort même est l'objet de ce triste délire :
C'est à vous qu'il consacre et son glaive et sa lyre ;
S'il vous chante, ses vers ont un charme plus doux ;
Qu'il combatte à vos yeux, et tout cède à ses coups.
Je n'en puis plus douter, je sais qu'il vous adore ;
Je le sais... Est-il vrai ? l'ignorez-vous encore ?
En proie à la fureur de mes soupçons jaloux,
Je tremblais que Montfort... Madame, qu'avez-vous ?

AMELIE.
Moi, seigneur !

LOREDAN.
A ce nom vous changez de visage !

AMELIE.
Ah ! c'est trop m'abaisser à souffrir un outrage ;
J'ai honte du reproche où vous vous emportez,
Je dois me l'épargner, et je veux...

LOREDAN.
Arrêtez...
Qu'aujourd'hui, qu'à l'instant, si mon malheur vous touche,
L'arrêt de mon rival sorte de votre bouche !
Il le faut ; c'est de vous qu'il doit le recevoir,
Vous seule vous pouvez lui ravir tout espoir.
Blessez, pour le guérir, sa fierté trop sensible :
Un amour dédaigné cesse d'être invincible.
Madame, dites-lui qu'il prétendrait en vain
S'armer contre mes droits du pouvoir souverain,
M'arracher votre main à la mienne enchaînée ;
Nommez-lui votre époux, hâtez notre hyménée.

AMELIE.
Qu'ordonnez-vous, grand Dieu ? Moi lui dire... Ah seigneur !
Qu'attendez-vous de moi ?

LOREDAN.
Mon repos, mon bonheur.

Vous détournez les yeux, vous gardez le silence...
Et vous voyez Montfort avec indifférence ?
Je n'examine plus pourquoi vous hésitez,
Je n'exige plus rien ; je vous laisse... Ecoutez :
Vous savez quel empire il a pris sur mon âme ;
A l'ardente amitié qui tous deux nous enflamme
Je puis tout immoler sans regret, sans effort,
Tout, hors ce bien suprême où j'attache mon sort.
Je le chéris lui seul après vous et mon père ;
C'est l'ami de mon choix, c'est mon hôte et mon frère,
Mais si dans mon ami je dois craindre un rival,
Tremblez qu'à l'un de nous ce jour ne soit fatal.

Scène 5
Amélie

AMELIE.
De son injuste empire il m'accable d'avance ;
Il commande en tyran, il m'accuse, il m'offense.
Oh ! que de notre hymen le joug sera pesant !
Dans les soins de Montfort quel respect séduisant !
De ta mort, Conradin, il ne fut pas complice...
Qu'ai-je dit ? Ne crains pas que ton sang s'avilisse ;
La colère des cieux consumera ta soeur,
Plutôt qu'un tel secret s'échappe de son coeur.
Au pied de tes autels, ô mon souverain maître !
Rends la force à ce coeur honteux de se connaître.
J'y cours : que la vertu m'élève à cet effort
De remplir mes serments, de détromper Montfort !
Le faible doit trouver dans ta bonté suprême
L'appui que sa raison cherche en vain dans soi-même.


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