Scène 1
Procida, Salviati
SALVIATI.
Que vois-je ? Procida de retour sur nos bords !
De tous nos conjurés quels seront les
transports !
Le règne des tyrans touche donc à son
terme !
PROCIDA.
Que je t'embrasse, ami ! Salut, murs de Palerme
!
J'en jure par ce Dieu qui nous doit
protéger,
Vous serez affranchis du joug de l'étranger
!
SALVIATI.
Venez, quittons ces lieux.
PROCIDA.
Quelle terreur t'agite ?
Je suis dans mon palais.
SALVIATI.
Notre ennemi l'habite.
PROCIDA.
Eh quoi ! Charles d'Anjou ? Le vainqueur de
Mainfroi,
Le bourreau, l'assassin de notre dernier roi ?
Charles dans mon palais, lui, cet indigne
frère
De ce pieux Louis que la France révère
?
SALVIATI.
Non, et le jour neuf fois a fait place à la
nuit
Depuis qu'aux bords voisins sa flotte l'a
conduit.
On dit qu'il veut revoir après dix-huit
années
Les murs de Bénévent, les plaines
fortunées
Où le sort le fit roi, quand son dernier
succès
Soumit Naple et Palerme au pouvoir des
Français.
On dit plus, et, trompant l'ennui de
l'esclavage,
Mille bruits différents expliquent ce voyage
:
On dit que ses vaisseaux, du port napolitain
Menacent les remparts fondés par
Constantin,
Et que, pour enflammer ses phalanges
guerrières,
Charles, au Vatican, fait bénir leurs
bannières.
PROCIDA.
Eh ! qui donc dois-je craindre ?
SALVIATI.
Un jeune favori,
Près du trône des lis, dans les grandeurs
nourri.
PROCIDA.
Quel est son nom ?
SALVIATI.
Montfort ! le ministre
docile
Des ordres souverains transmis à la
Sicile.
En partant pour la cour du pontife romain,
Le monarque a laissé le sceptre dans sa
main...
(Le jour augmente par
degré.)
Fuyons, l'ombre s'efface, et l'aube va
paraître.
PROCIDA.
Il n'est pas temps encor ; qui peut me
reconnaître ?
Seul, avant mon départ, dans ces lieux
renfermé,
Invisible aux tyrans de ce peuple
opprimé,
J'ai su, sans irriter leurs fureurs
inquiètes,
Ourdir les premiers fils de nos trames
secrètes.
En vain, pour s'étayer du nom de mes
aïeux,
Par l'éclat des emplois, Charles flattait mes
yeux :
J'ai fui de nos vainqueurs le superbe visage ;
La cour me croit errant de rivage en rivage :
Mon fils, par un billet instruit de mon retour,
Ici, pour me revoir, doit devancer le jour :
Je veux l'attendre.
SALVIATI.
Au moins, daignez me
satisfaire.
Le ciel a-t-il béni votre exil volontaire
?
PROCIDA.
Il m'inspirait. Le ciel a sans doute
allumé
Ce feu pur et sacré dont je suis
consumé.
Oui, c'est avec transport que j'aime la patrie ;
Mais d'un amour jaloux j'ai toute la furie :
Je l'aime, et la veux libre ; et, pour sa
liberté,
En un jour, biens, amis, parents, j'ai tout
quitté.
Longtemps j'ai parcouru nos déplorables villes
;
Honteux et frémissant, j'ai vu nos champs
fertiles,
Aux préteurs étrangers prodiguant leurs
trésors,
Se couronner pour eux du fruit de nos efforts.
Quels tourments j'ai soufferts pendant ces longs
voyages !
Combien j'ai dévoré de mépris et
d'outrages !
Pour qu'un chemin plus libre à mes pas
fût ouvert,
J'ai porté le cilice, et de cendres
couvert,
Tantôt, durant les nuits, debout sous un
portique,
Je réveillais l'ardeur d'un peuple fanatique
;
Tantôt, d'un insensé, dans mes
accès fougueux,
J'imitais l'oeil hagard et le sourire affreux ;
Et des ressentiments qui remplissent mon
âme,
Dans la foule en secret je répandais la
flamme.
Par ces déguisements j'échappais aux
soupçons :
Ma haine sans péril distilla ses poisons.
Si quelque citoyen se plaignait d'une injure,
D'un soin officieux j'irritais sa blessure :
Tu connais le pouvoir de nos transports jaloux,
J'allumais leur fureur dans le sein des époux
;
Partout, dans tous les coeurs j'ai fait passer ma
rage.
Mais c'est peu qu'indignés d'un honteux
esclavage,
Des mécontents obscurs soient pour nous
déclarés ;
Et nous comptons des rois parmi nos
conjurés.
SALVIATI.
Des rois !
PROCIDA.
Depuis deux ans j'ai
quitté la Sicile :
Avant que la tempête éclatât dans
cette île,
Du pontife de Rome il nous fallait l'appui ;
Il craignait nos tyrans, je me présente
à lui.
Il apprend mon dessein, l'adopte, l'autorise,
Près du roi d'Aragon m'offre son entremise
:
«C'est le sang de Mainfroi qui doit
régner sur vous ;
De sa fille, dit-il, je couronne
l'époux.»
Au monarque espagnol je l'annonçai
moi-même :
Le dangereux présent d'un nouveau
diadème
Est un brillant appât pour un front
couronné.
Don Pèdre d'Aragon, par l'espoir
entraîné,
S'empresse d'obéir à cette voix
divine,
Veut rassembler sa flotte et descendre à
Messine.
Mais bientôt d'une guerre, utile à nos
projets,
Ses trésors épuisés font languir
les apprêts.
Je le quitte, et les mers, que je traverse
encore,
Me portent de l'Espagne aux rives du Bosphore.
J'apprends que de nos rois le successeur altier
Des Césars d'Orient menace
l'héritier.
Ce prince intimidé se trouble au bruit des
armes.
Je parais, mes récits redoublent ses
alarmes.
J'ai vu tous les vaisseaux, j'ai compté les
guerriers :
J'élève jusqu'aux cieux ces nombreux
chevaliers,
Nourris dans les combats, ardents, pleins de
vaillance,
Que je hais en Sicile et que j'admire en France.
Il tremble, mon projet se montre à
découvert ;
De l'empire aussitôt le trésor m'est
ouvert,
Et don Pèdre reçoit, par un secret
message,
Un secours important dont je presse l'usage.
L'empereur, généreux pour sauver ses
états,
Assure aux conjurés l'appui de ses soldats
:
Déjà de l'Aragon la flotte est
préparée,
Le pontife est armé de la foudre
sacrée.
Voilà, Salviati, le fruit de mes efforts.
Contre nos oppresseurs tout s'unit au dehors :
Ici, de nos amis, parle, que dois-je attendre ?
SALVIATI.
Vous les verrez, seigneur, prêts à tout
entreprendre.
Eberard de Fondi, Philippe d'Aquila,
Oddo, Loricelli, Mario, Borella,
Voulaient fixer sans vous la sanglante
journée,
Promise à leur fureur trop longtemps
enchaînée.
Des ordres de Montfort complaisants dangereux,
Admis dans ses conseils, plus souvent à ses
jeux,
Nous savons, aux plaisirs appliquant son
étude,
Tromper de ses esprits l'ardente
inquiétude.
Nos coups seront plus sûrs dans ces jours
solennels
Où les chrétiens en foule approchent des
autels.
Le saint asile ouvert aux remords du coupable
Couvre nos entretiens d'une nuit favorable.
Nous levons à demi ce voile
ténébreux ;
Nous laissons pressentir des changements heureux
;
L'interprète du ciel au fond des
consciences
Agite sourdement le levain des vengeances,
Dans l'ombre à nous servir le peuple est
disposé...
Nos conjurés d'un mot auraient tout
embrasé,
Craignant que sa fureur par le temps refroidie
N'offrît plus d'aliment à ce vaste
incendie.
Vous arrivez enfin...
PROCIDA.
Mon fils est-il instruit ?
SALVIATI.
Par quelques faits brillants ce Montfort l'a
séduit.
Tous deux ils sont liés d'une amitié
sincère,
Et pour lui nos desseins sont encore un
mystère.
PROCIDA.
Mon fils serait l'ami...! quel est donc ce
Français ?
SALVIATI.
Superbe, impétueux, toujours sûr du
succès,
Il éblouit la cour par sa magnificence,
Pousse la loyauté jusques à l'imprudence
;
Il pourrait immoler, sans frein dans ses
désirs,
Sa vie à son devoir, son devoir aux
plaisirs.
Son premier mouvement loin des bornes l'entraîne
;
Aisément il s'irrite et pardonne sans
peine,
Ne saurait se garder d'un poignard assassin,
Et croirait l'arrêter en présentant son
sein.
PROCIDA.
Et voilà ces vertus que Lorédan estime
!
Mon fils peut caresser la main qui nous opprime
!
Mais il vient, laisse-nous ; va dire à nos
amis
Que l'espoir du succès leur est enfin permis.
Scène 2
Procida, Lorédan
LOREDAN.
Vous m'êtes donc rendu ! Je vous revois, mon
père !
O bonheur !... Mais pourquoi ce front triste et
sévère ?
PROCIDA.
Est-il vrai, Lorédan, qu'un maître
impérieux
Commande dans ces murs tout pleins de vos aïeux
?
LOREDAN.
De ce bruit offensant méprisez
l'imposture,
Connaissez mieux Montfort, vous lui faites
injure.
Sans honte en ce séjour j'ai pu le
recevoir,
Les lois de l'amitié m'imposaient ce
devoir.
Epris de l'art divin qui fleurit en Provence,
Poète, il a chanté les succès de
la France ;
Guerrier, près de Louis son courage
naissant
Fit triompher les lis de l'orgueil du Croissant.
Il a sur votre sort partagé mes alarmes,
Il m'a fait chevalier, je suis son frère
d'armes.
PROCIDA.
Vous !
LOBEDAN.
Nous devons ensemble affronter
les hasards,
Suivre d'un pas égal les mêmes
étendards :
Bientôt Paléologue, enfermé dans
Byzance,
Verra sous nos efforts expirer sa puissance.
Aux bords de l'Hellespont, où nous allons
courir,
De quels nobles lauriers les fronts vont se couvrir
!
Que d'exploits !...
PROCIDA.
De l'empire embrassant la
querelle,
Le destin des combats peut vous être
infidèle ;
Alors de ces hauts faits qu'attendez-vous ?...
LOREDAN.
L'honneur,
Si fidèle aux Français, même dans
le malheur !
PROCIDA.
N'en attendez, mon fils, que regrets et que
honte,
Quels que soient les dangers que votre ardeur
affronte,
Les Français dans les camps vous seront
préférés :
Songez-vous aux chagrins que vous vous préparez
?
Croyez-vous que le roi, distinguant votre
audace,
Daigne illustrer un sang qu'il accepte par grâce
?
Quand l'esclave imprudent pour ses maîtres
combat,
Tout son sang prodigué se répand sans
éclat.
Mais je veux qu'on vous laisse une part dans la gloire
;
Que produit pour l'état cette noble victoire
?
Que sont dans leurs succès les peuples
conquérants ?
Des sujets moins heureux sous des rois plus
puissants.
Prévenu pour Montfort, vous me croyez à
peine.
Votre coeur amolli se refuse à la haine ;
Vous flattez nos tyrans ; aux premiers feux du
jour
Un jeune ambitieux vous voit grossir sa cour ;
Au sein des voluptés qui charment votre
vie,
Jamais vous n'avez dit : Palerme est asservie ;
Jamais ses cris plaintifs n'ont passé
jusqu'à vous ;
Au récit de ses maux vous restez sans courroux
;
Est-ce là cette humeur inflexible et
sauvage,
Qui fuyait de la cour le brillant esclavage ;
Cet orgueil indocile au joug le plus
léger,
Cet honneur ombrageux, si prompt à se venger
?
Ou la faveur des grands a changé vos
maximes,
Ou de nos ennemis vous oubliez les crimes.
Oubliez-vous aussi ce prince infortuné,
Conradin, sans défense à
l'échafaud traîné ?
Ne vous souvient-il plus du serment qui vous lie
A sa soeur orpheline, à la jeune
Amélie,
Au pur sang de nos rois ?
LOREDAN.
J'en atteste les cieux !
Le jour de ses clartés aura privé mes
yeux,
La tombe s'ouvrira pour ma cendre glacée,
Avant qu'un tel serment sorte de ma pensée
!
Jamais de plus de feux un amant
dévoré
N'attendit un hymen plus saintement juré.
Cependant la princesse, aux pleurs
abandonnée,
S'obstine à reculer cette heureuse
journée.
Un pressentiment vague irrite mes ennuis.
Ces jeunes chevaliers par trop d'orgueil
séduits,
Qui, d'une égale ardeur, poursuivant ses
suffrages,
Apportent à ses pieds tant d'importuns
hommages...
Leur présence me pèse... Apprenez qu'un
d'entr'eux,
Le plus vaillant de tous, et le plus
généreux....
Ah ! cet aveu fatal, que je ne puis vous taire,
Jette encor dans mes sens un trouble involontaire
!...
PROCIDA.
Enfin ?
LOREDAN.
Dans l'abandon de sa vive
amitié,
Hier à son rival Montfort s'est
confié.
S'il n'avait respecté les pleurs de la
princesse,
Il aurait dès longtemps déclaré
sa tendresse :
«Je sais qu'elle a pour vous le respect d'une
soeur ;
Ouvrez-moi, m'a-t-il dit, un accès dans son
coeur.
Puisque la guerre enfin va m'entraîner loin
d'elle,
Il est temps qu'à ses yeux ma flamme se
décèle.
Je veux, je dois parler» : interdit,
confondu,
J'ai voulu m'en défendre, et n'ai rien
répondu ;
Et peut-être Montfort a, dans son
espérance,
En faveur de ses voeux, expliqué mon
silence.
Je crains...
PROCIDA.
Où vous égare un
amour soupçonneux ?
Pensez-vous qu'Amélie, au mépris de vos
noeuds,
De son nom, de son rang...
LOREDAN.
Ah ! ce doute l'offense :
Ma tendresse l'accuse et vole à sa
défense ;
Mais sa douleur me blesse, et, quel qu'en soit
l'objet,
Je suis jaloux des pleurs qu'il lui coûte en
secret.
Je veux tout éclaircir ; je veux la voir,
l'entendre :
Elle-même en ces lieux près de nous doit
se rendre.
PROCIDA.
Elle saurait...
LOREDAN.
Votre ordre a-t-il dû
m'arrêter ?
Parmi vos ennemis fallait-il la compter ?
Quand il erra trois ans, privé de sa
famille,
Un père à son retour craint d'embrasser
sa fille !...
PROCIDA.
Qui ! moi ? je le craindrais ! Non, je te
reverrai,
Des rois que j'ai perdus reste cher et sacré
!
Aujourd'hui pour leur cause il se peut que je
meure,
Mes bras te presseront avant ma dernière
heure.
Respectez ses regrets, ils sont justes, mon fils
!
LOREDAN.
Qui peut les mériter ?
PROCIDA.
Son frère et son
pays.
Son frère est-il vengé ?
LOREDAN.
Dieu ! que voulez-vous dire
?
PROCIDA.
Las de courber mon front sous un injuste empire,
Si pour le renverser j'osais lever le bras,
Que feriez-vous alors ? Vous ne répondez pas
?
LOREDAN.
Expliquez-vous, seigneur.
PROCIDA.
Je me ferai comprendre.
LOREDAN.
Parlez...
PROCIDA.
Quand vous serez plus digne de
m'entendre.
LOREDAN.
Achevez, hâtez-vous, profitez des
moments...
J'aperçois la princesse, elle approche à
pas lents,
Rêveuse et toute entière à sa
mélancolie.
Scène 3
Procida, Lorédan, Amélie
PROCIDA.
Mes bras vous sont ouverts ; venez, chère
Amélie...
AMELIE.
Ah ! seigneur ! ah ! mon père !
PROCIDA.
Où suis-je ? ces
accents
D'un transport douloureux font tressaillir mes
sens...
Est-ce toi, Conradin, ou ta vivante image ?
Oui, - voilà son regard ! c'est son touchant
langage,
Cette grâce éclatait sur ses traits
imposants,
Quand je l'ai vu mourir à la fleur de ses
ans.
AMELIE.
Hélas !
LOREDAN.
Vous irritez les tourments
qu'elle endure.
PROCIDA.
C'est toi qui m'as forcé de rouvrir sa
blessure.
Je le dois pour guérir ton esprit
aveuglé
Des soupçons offensants dont l'amour t'a
troublé.
AMELIE.
Il me soupçonne, ô Dieu !
PROCIDA.
Par un récit
fidèle
Puissé-je raffermir ta haine qui
chancèle !
Puisse une juste horreur te saisir comme moi,
Au nom du meurtrier que tu nommes ton roi !
Ecoutez-moi tous deux ; à son heure
dernière,
Conradin m'adressa cette courte prière :
«Parmi des inhumains j'abandonne ma soeur
;
Vivez, qu'à sa jeunesse il reste un
défenseur ;
Qu'elle soit votre fille, et qu'un jour
l'hyménée
Au sort de Lorédan joigne sa
destinée.»
Je promis d'obéir ; mais j'enviai la mort
Du jeune Frédéric qui partagea son
sort.
Il s'exilait, mon fils, d'un illustre
héritage,
Pour combattre à seize ans sous un roi de son
âge ;
L'échafaud l'attendait, il y monte, et
soudain
Je vois rouler sa tête aux pieds de
Conradin,
Votre frère... Ah ! combien sa douleur fut
touchante !
Pressant de son ami la dépouille
sanglante,
Il lui parlait encor, l'arrosait de ses pleurs :
Tu n'es plus, criait-il, c'est pour moi que tu meurs
!
Nos vainqueurs attendris l'admiraient en silence
;
Mais Charles d'un regard enchaîna leur
clémence.
Cet enfant qui pleurait redevint un
héros,
Et son dernier regard fit pâlir les
bourreaux.
AMELIE.
Ta soeur n'était pas là pour recueillir
ta cendre !
LOREDAN.
Pourquoi trop jeune encor n'ai-je pu te
défendre ?
PROCIDA.
Dès que l'âge éclaira votre faible
raison,
Je reçus vos serments sur sa tombe, en son nom
;
Et je crus voir son ombre, un moment
consolée,
Pour unir mes enfants sortir du mausolée.
L'avez-vous oublié ?
AMELIE.
Comment puis-je jamais
Oublier mes serments, seigneur, et vos bienfaits
?
PROCIDA.
Oui : de soins paternels j'entourai votre
enfance.
Ma soeur les partageait ; sans doute en mon
absence
Son amour attentif ne se ralentit pas,
Malgré le poids des ans qui retiennent ses
pas.
Si vous fûtes toujours digne de ma
tendresse,
Renouvelez ici cette sainte promesse.
Ma fille, mes enfants, que ce jour m'est
prospère !
Réunis sur mon sein, embrassez votre
père.
Et toi, du haut des cieux descendant parmi nous,
Héros infortuné, bénis ces deux
époux.
Consacre leur hymen et fais qu'il s'accomplisse
;
Viens, qu'un pieux courroux à ta voix les
remplisse :
Viens réveiller en eux l'horreur de
l'étranger,
L'amour de leur pays, la soif de le venger.
Triste et dernier débris d'une race
abattue,
Amélie, écartez la douleur qui vous tue
:
Souvent dans sa grandeur quand le coupable en
paix
Semble de crime en crime affermi pour jamais,
Le bras de l'Eternel à le punir
s'apprête,
Et se lève sur lui pour foudroyer sa
tête...
Adieu...
AMELIE.
Qui vous contraint, seigneur,
à nous quitter ?
PROCIDA.
Un soin impérieux dont je veux
m'acquitter.
LOREDAN.
Quoi ! déjà, quoi, mon père,
après trois ans d'absence !
PROCIDA.
De nos maîtres, mon fils, je dois fuir la
présence.
Demeurez tous les deux, cachez-leur mon retour.
(A Lorédan.)
Adieu, nous nous verrons avant la fin du jour.
Scène 4
Amélie, Lorédan
LOREDAN.
Oubliez mon offense, et partagez ma joie...
Quel nuage soudain sur vos traits se déploie
!
AMELIE.
Dans les austérités d'un asile
pieux,
Morte à de faux plaisirs, cachée
à tous les yeux,
Que ne puis-je, le front courbé dans la
poussière,
Finir mes tristes jours consumés en
prière ?
LOREDAN.
Dieu ! quel voeu formez-vous ? et qui peut
mériter
Des pleurs que de mon sang je voudrais racheter
?
AMELIE.
Hélas ! vous savez trop si j'ai droit d'en
répandre.
LOREDAN.
J'explique leur langage et crains de vous
comprendre.
Oui, malgré nos liens, vos devoirs, vos
serments,
Je doute encor... Plaignez l'horreur de mes
tourments.
Oui, quand de nos guerriers l'essaim vous
environne,
A de noires terreurs mon esprit s'abandonne ;
Sans cesse je vous suis, d'un regard curieux,
Au sein de nos tournois, dans ces murs, en tous
lieux.
Aux degrés de l'autel arrosés par vos
larmes,
Je porte près de vous mes brûlantes
alarmes.
Je m'indigne en voyant ce tribunal de Dieu,
Où le pardon du crime est le prix d'un
aveu,
Qu'un mortel, quel que soit son sacré
caractère,
Reste de vos chagrins le seul dépositaire
;
Et qu'à votre frayeur il ait droit
d'arracher
Un secret qu'à l'amour votre coeur peut
cacher.
Montfort même est l'objet de ce triste
délire :
C'est à vous qu'il consacre et son glaive et sa
lyre ;
S'il vous chante, ses vers ont un charme plus doux
;
Qu'il combatte à vos yeux, et tout cède
à ses coups.
Je n'en puis plus douter, je sais qu'il vous adore
;
Je le sais... Est-il vrai ? l'ignorez-vous encore
?
En proie à la fureur de mes soupçons
jaloux,
Je tremblais que Montfort... Madame, qu'avez-vous
?
AMELIE.
Moi, seigneur !
LOREDAN.
A ce nom vous changez de visage
!
AMELIE.
Ah ! c'est trop m'abaisser à souffrir un
outrage ;
J'ai honte du reproche où vous vous
emportez,
Je dois me l'épargner, et je veux...
LOREDAN.
Arrêtez...
Qu'aujourd'hui, qu'à l'instant, si mon malheur
vous touche,
L'arrêt de mon rival sorte de votre bouche
!
Il le faut ; c'est de vous qu'il doit le
recevoir,
Vous seule vous pouvez lui ravir tout espoir.
Blessez, pour le guérir, sa fierté trop
sensible :
Un amour dédaigné cesse d'être
invincible.
Madame, dites-lui qu'il prétendrait en
vain
S'armer contre mes droits du pouvoir souverain,
M'arracher votre main à la mienne
enchaînée ;
Nommez-lui votre époux, hâtez notre
hyménée.
AMELIE.
Qu'ordonnez-vous, grand Dieu ? Moi lui dire... Ah
seigneur !
Qu'attendez-vous de moi ?
LOREDAN.
Mon repos, mon bonheur.
Vous détournez les yeux, vous gardez le
silence...
Et vous voyez Montfort avec indifférence
?
Je n'examine plus pourquoi vous hésitez,
Je n'exige plus rien ; je vous laisse... Ecoutez
:
Vous savez quel empire il a pris sur mon âme
;
A l'ardente amitié qui tous deux nous
enflamme
Je puis tout immoler sans regret, sans effort,
Tout, hors ce bien suprême où j'attache
mon sort.
Je le chéris lui seul après vous et mon
père ;
C'est l'ami de mon choix, c'est mon hôte et mon
frère,
Mais si dans mon ami je dois craindre un rival,
Tremblez qu'à l'un de nous ce jour ne soit
fatal.
Scène 5
Amélie
AMELIE.
De son injuste empire il m'accable d'avance ;
Il commande en tyran, il m'accuse, il m'offense.
Oh ! que de notre hymen le joug sera pesant !
Dans les soins de Montfort quel respect
séduisant !
De ta mort, Conradin, il ne fut pas complice...
Qu'ai-je dit ? Ne crains pas que ton sang s'avilisse
;
La colère des cieux consumera ta soeur,
Plutôt qu'un tel secret s'échappe de son
coeur.
Au pied de tes autels, ô mon souverain
maître !
Rends la force à ce coeur honteux de se
connaître.
J'y cours : que la vertu m'élève
à cet effort
De remplir mes serments, de détromper Montfort
!
Le faible doit trouver dans ta bonté
suprême
L'appui que sa raison cherche en vain dans
soi-même.
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