Scène 1
Montfort, Gaston, Fondi, Salviati, d'Aquila, chevaliers
français, conjurés
MONTFORT.
Ne blâmez pas, Gaston, de si nobles loisirs
;
Jamais un ciel plus pur n'éclaira nos
plaisirs.
Que j'admirais ces bords ! à mon âme
attendrie
Combien ils rappelaient une terre chérie
!
L'éclat et la beauté de ce climat
heureux,
Ces forêts d'orangers, ces monuments
pompeux,
Et de ce vaste port la vivante opulence,
Tout retrace à mes yeux les champs de la
Provence.
(Aux chevaliers de sa
suite.)
Sully , Soissons, Laval, mes amis, mes rivaux,
Demain je vous appelle à des combats
nouveaux,
Byzance nous promet de plus sanglantes fêtes
:
Bientôt les jeux guerriers feront place aux
conquêtes.
Vous, Fondi, d'Aquila, que des plaisirs si doux
Soient le lien heureux qui nous enchaîne tous
!
Les splendeurs de la cour et sa bruyante ivresse
Signaient de vos soins l'ingénieuse adresse
;
Vous verrez votre roi demain avec le jour :
Que la pompe des jeux célèbre son retour
!
(Montfort fait un signe ; ils
sortent tous, excepté Gaston.)
Scène 2
Montfort, Gaston
GASTON.
En vain à mes conseils vous voulez vous
soustraire ;
Pour les périls, seigneur, ce mépris
téméraire
Vous livre sans défense au fer d'un
assassin.
Palerme peut cacher un sinistre dessein ;
Et vous sortez sans gardes ; et jamais vos
cohortes
Sur le seuil du palais n'en protégent les
portes !
Ce peuple est dangereux, redoutez ses fureurs.
MONTFORT.
Quoi, toujours des soupçons et de vaines
terreurs !
GASTON.
Montfort, d'un vieux guerrier pardonnez la franchise
;
L'intérêt de l'état
peut-être l'autorise...
Pour marcher sans escorte, on doit se faire
aimer.
MONTFORT.
Eh bien, suis-je un tyran ? m'oserait-on blâmer
?
Où tendent ces discours ?
GASTON.
Votre longue indulgence
A de nos chevaliers enhardi la licence.
Sous l'abri d'un grand nom sûr de
l'impunité,
A d'horribles excès leur orgueil s'est
porté.
C'est trop fermer l'oreille aux plaintes des
victimes.
On blâme la faveur dont vous couvrez leurs
crimes.
MONTFORT.
Des crimes ! sous quel jour montrez-vous des erreurs
?
Ne pardonnez-vous rien à de jeunes vainqueurs
?
Tant de gloire à mes yeux rend l'orgueil
excusable,
Je vois trop de héros pour chercher un coupable
!
GASTON.
Des exemples pieux, des leçons de Louis,
Les souvenirs pour vous sont-ils évanouis
?
Ou parmi ses vertus votre âme ardente et
fière
Ne sut-elle admirer que la valeur guerrière
?
Ah ! si vous l'avez vu de ses royales mains
Forcer devant Tunis les rangs des Africains ;
Combien plus redoutable à sa jeune
noblesse,
De ses sujets contre elle il soutint la faiblesse
!
Les plaintes des hameaux s'élevaient
jusqu'à lui.
Pour écouter les pleurs du pauvre sans
appui,
D'un chêne encor fameux l'ombrage
tutélaire
Semblait à sa justice un digne
sanctuaire,
Et l'amour de son peuple, heureux de l'entourer,
Le plus sublime encens qu'un roi pût
respirer.
Tels étaient ses plaisirs ; cependant la
naissance
D'un droit presque divin consacrait sa puissance
;
Et nous, que la fortune a seule
couronnés,
Sur un trône conquis, d'écueils
environnés,
Nous croyons la justice une vertu vulgaire ;
Il nous semble plus grand, surtout plus
téméraire,
Quand un empire entier cherche en nous son
recours,
De braver ses douleurs que d'en tarir le cours.
MONTFORT.
Gaston !
GASTON.
Tous ces rivaux dont l'imprudente
ivresse,
En partageant vos goûts, les flatte et les
caresse,
Aux frivoles amours sans frein
abandonnés,
Essayant sur le luth des chants
efféminés...
MONTFORT.
Un tel délassement nuit-il à leur
courage ?
Je plains l'austérité d'une vertu
sauvage,
Sans pitié pour les arts, ornements de la
paix,
Et dont l'éclat tranquille ennoblit ses
bienfaits.
Ne peut-on aux exploits qui donnent la victoire
Unir le soin plus doux d'en célébrer la
gloire ?
Cet espoir les excite et plaît à leur
fierté,
Il enflamme la mienne ; oui, la
postérité
Dira que les enfants des bords de la Durance
Ont offert les premiers cette heureuse alliance,
Et saura respecter aux mains de ces guerriers
Un luth que leur vaillance a couvert de
lauriers.
GASTON.
Pendant ces jeux trompeurs qu'un vain délire
anime,
La Sicile murmure et sent trop qu'on l'opprime.
Des pontifes divins le pouvoir respecté
Plie en se débattant sous notre
autorité.
Prompte à nous censurer, leur adroite
éloquence
Ressaisit par degrés sa première
influence.
D'un fanatisme ardent le peuple est
possédé.
Par les grands soutenu, par leurs conseils
guidé,
Il s'essaie à braver un sceptre qui lui
pèse.
Il s'agite sans but, il s'irrite, il s'apaise :
Cet esprit inquiet, ces vagues mouvements
Sont les avant-coureurs de grands
événements :
Du nom de Procida souvent il nous menace ;
De ce fier citoyen je redoute l'audace.
Ne peut-il nous tromper par un retour prochain ?
On dit qu'il a juré de venger Conradin,
On dit...
MONTFORT.
Dans tous les temps la rumeur
populaire
Excita mes mépris bien plus que ma
colère.
Irai-je, recueillant ces discours mensongers,
Quand tout semble tranquille inventer des
dangers,
Suivre de mers en mers un sujet qui s'exile,
Pour exhaler sans crainte une haine inutile ?
Lui, qu'il ébranle un joug par le temps affermi
!
Vain projet ! Lorédan n'est-il pas mon ami
?
J'aime à me reposer sur sa
reconnaissance.
Je le plains, si jamais, trompant ma confiance,
Il tente... A ce penser puis-je encor m'arrêter
?
Un faux bruit répandu doit peu
m'inquiéter ;
Et si nous concevons de plus justes alarmes
Nous sommes tous Français et nous avons des
armes !
GASTON.
Eh ! que sert la valeur contre la trahison ?
Comment se garantir du poignard, du poison,
Des complots meurtriers tramés dans le silence
?
Plus docile aux avis de mon expérience...
MONTF0RT, apercevant la princesse.
Il suffit, cher Gaston ; de ces grands
intérêts,
Par un devoir pressant mes esprits sont
distraits.
Sommes-nous descendus à ce point de
détresse,
Qu'il faille pour l'état craindre et veiller
sans cesse ?
Plus tard libre de soins, demain, dans quelques
jours,
Nous pourrons à loisir poursuivre ce discours.
Scène 3
Montfort, Amélie, Elfride
AMELIE.
Retournons sur nos pas... A peine je respire,
Elfride... il n'est plus temps ! ciel ! que vais-je
lui dire ?
MONTFORT.
Combien je dois bénir le bonheur qui me suit
!
Ah ! madame, vers moi quel dessein vous conduit
?
Mais pourquoi me flatter d'une fausse espérance
?
Sans doute au hasard seul je dois votre
présence,
Et c'est trop présumer de croire que vos
yeux,
Qui m'évitent partout, me cherchent dans ces
lieux.
Que vois-je ? la pâleur couvre votre
visage.
Vous pleurez, vous tremblez...
AMELIE.
Soutenez mon courage,
Dieu, soyez mon appui !
MONTFORT.
Vous tremblez près de moi
!
Suis-je assez malheureux pour causer votre effroi
?
AMELIE.
Je venais... Lorédan...
MONTFORT.
Il a parlé, madame ?
Aurait-il dévoilé le secret de ma flamme
?
Ah ! que dois-je augurer du trouble où je vous
vois ?
Oui, je brûle pour vous et suis fier de mon
choix.
Animé d'un espoir peut-être
téméraire,
Je veux vous mériter, et j'aspire à vous
plaire ;
Remettez-moi le soin de finir vos malheurs,
J'irai dans les combats vaincre sous vos
couleurs.
Dans l'Orient troublé plus d'un prince
infidèle
Au bruit de nos apprêts s'épouvante et
chancèle ;
Leur trône est l'héritage ouvert à
nos exploits :
La victoire en courant renouvelle les rois.
Souverain à mon tour, du fruit de ma
conquête
Puissé-je de mes mains couronner votre
tête,
En m'unissant à vous par un noeud solennel
!
AMELIE.
Nous unis... nous ! le sort qui me fut si cruel
Permettrait... Mais, seigneur, la pitié vous
égare...
Un invincible obstacle à jamais nous
sépare :
L'ombre de Conradin, sanglant, percé de
coups,
Terrible, vous repousse et se place entre nous.
MONTFORT.
Ah ! ne m'opposez pas cette injuste barrière
;
Jeune encor, de la croix je suivais la
bannière,
Quand Charles par ce meurtre a souillé ses
lauriers.
AMELIE.
Vous partagez l'empire avec les meurtriers !
MONTFORT.
Vos pontifes sacrés poussent trop loin l'audace
;
De leurs conseils jaloux je reconnais la trace ;
Des ténèbres du cloître ils
dirigent vos pas ;
Qu'ils tremblent !...
AMELIE.
Arrêtez et ne
blasphémez pas !
Celui dont vous bravez la majesté
céleste,
Refuse ses autels à cet hymen funeste.
Mon père me transmet sa sainte volonté
;
J'entends, j'entends la voix de Conrad irrité
;
Il maudit les bourreaux de sa triste famille,
Et désigne un époux plus digne de sa
fille.
MONTFORT.
Un plus digne !... et quel est ce rival odieux ?
AMELIE.
Lorédan doit s'unir au sang de mes
aïeux.
MONTFORT.
Lorédan ! se peut-il ?
AMELIE.
D'ou naît votre surprise
?
Avant qu'il vous connût ma main lui fut
promise.
MONTFORT.
A Lorédan ? qu'entends-je ?
AMELIE.
Il a reçu ma foi...
MONTFORT.
Vous l'aimez, vous !
AMELIE.
Seigneur...
MONTFORT.
Il l'emporte
sur moi.
Vous l'aimez !... il semblait insensible à vos
charmes.
Lorédan, mon ami, lui, mon compagnon
d'armes,
Mon frère !... pour me perdre il m'avait
obéi...
Il était mon rival... l'ingrat... je suis trahi
!...
AMELIE.
Seigneur, à quel penser votre esprit
s'abandonne ?
Quoi ! vous le soupçonnez !...
MONTFORT.
O Dieu ! je le soupçonne
!
Sa trahison éclate à mes yeux
indignés ;
Je la vois, j'en gémis... c'est lui que vous
plaignez.
Je ne puis soupçonner le traître qui
m'outrage !...
Vous l'aimez ! le mépris sera donc mon partage
;
Le mépris... ô fureur ! ô coeur
trop confiant !
AMELIE.
Croyez...
MONTFORT.
Vous le perdez en le
justifiant,
Madame.
AMELIE.
Je frémis, je crains par ma
présence
D'irriter contre lui votre injuste vengeance.
Ciel ! il vient...
MONTFORT.
Mon courroux sera donc satisfait
!
AMELIE, à Lorédan.
Qu'avez-vous exigé, cruel ! et qu'ai-je fait ?
Scène 4
Montfort, Lorédan
LOREDAN.
La princesse vous quitte et s'enfuit éperdue
;
Qu'avez-vous ? quel transport vous saisit à ma
vue ?
MONTFORT.
Se jouer à ce point de ma
crédulité !
(A Lorédan.)
Jamais ressentiment ne fut mieux
mérité.
Pouvez-vous feindre encor d'ignorer mon injure ?
LOREDAN.
Qui vous a fait outrage ?...
MONTFORT.
Un perfide, un parjure,
Un infidèle ami, que j'avais mal jugé
;
Qui déchire la main dont il fut
protégé,
Qui sous de faux dehors à mes yeux se
déguise,
Abuse des secrets surpris à ma franchise,
Qui me perce le sein des plus sensibles coups,
Qui me trahit, me tue ; et cet ami, c'est vous !
LOREDAN.
Moi !
MONTFORT.
Vous, ingrat, oui, vous ; votre
audace est extrême :
Vous attaquer à moi ! me ravir ce que j'aime
!
LOREDAN.
Je devrais mépriser cette aveugle fureur
;
Mais je veux bien descendre à vous tirer
d'erreur.
Que me reprochez-vous ? un amour
légitime,
Que je pouvais nourrir, et vous cacher sans
crime.
Avant de déclarer vos projets et vos
feux,
Aviez-vous mis, seigneur, un prix à ces aveux
?
Les ai-je provoqués par quelque lâche
adresse ?
Cet ami, dont Montfort méconnaît la
tendresse,
Profondément blessé, ne se plaint
qu'à regret ;
Mais vous trahissait-il en gardant son secret ?
MONTFORT.
Vous l'osez demander, quand votre tyrannie
N'use de son pouvoir sur la faible
Amélie,
Que pour tromper mes voeux, que pour forcer son choix
!
LOREDAN.
En loyal chevalier j'ai réclamé mes
droits.
MONTFORT.
Vos droits ! et d'où vous vient cette arrogance
insigne,
De disputer un coeur dont je me suis cru digne ?
LOREDAN.
D'un discours si hautain justement
irrité,
Je vous en dois le prix, seigneur, la
vérité :
Ces courtisans nombreux, que la France a vus
naître,
Encensent dans vos mains le sceptre de leur
maître :
Hélas ! je me crus libre en l'adorant comme
eux...
Mais mon malheur m'apprend qu'il est des
malheureux.
Mes yeux s'ouvrent enfin sur le sort de mes
frères ;
Croyez-moi, redoutez l'excès de leurs
misères.
Ne forcez point ce peuple à sortir du
devoir,
Et par pitié pour vous craignez son
désespoir.
MONTFORT.
Insensés ! eh ! que peut votre rage inutile
?
Cinq chevaliers français ont conquis la Sicile
!
LOREDAN.
Leurs vertus les fit rois bien plus que leurs
succès,
Ils étaient généreux, humains,
vraiment Français.
Ces valeureux enfants de l'antique Neustrie
D'une race infidèle ont purgé ma patrie
;
Mais vous, quels sont vos droits, vos titres ? Nos
revers !
Mais vous, qu'avez-vous fait, que nous donner des fers
?
Allez, votre amitié ne veut que des esclaves
;
Ses dons sont flétrissants, ses noeuds sont des
entraves ;
Je les brise, et bénis un effort de
fierté,
Qui me rend mon estime avec ma liberté.
MONTFORT.
Soyons donc ennemis ! oui, je vous abandonne.
Dépouillé de l'éclat que ma
faveur vous donne,
Retombez dans la foule où vous étiez
plongé ;
Je ne vous parle plus qu'en vainqueur
outragé,
Qu'en maître tout-puissant, qui veut qu'on
obéisse.
Désormais vous pourrez m'accuser
d'injustice,
De vos chagrins amers me proclamer l'auteur :
Je deviendrai pour vous tyran,
persécuteur.
Perdez, perdez l'espoir d'obtenir Amélie
:
Qu'à me céder sa main votre orgueil
s'humilie.
Qu'un exil mérité vous dérobe
à ses yeux ;
Fuyez, je vous bannis, et voilà mes adieux.
Scène 5
Lorédan
LOREDAN.
L'ai-je bien entendu ? c'est à moi qu'il
s'adresse !
C'est à moi qu'il défend de revoir la
princesse !
Me bannir... quel abus d'un pouvoir
détesté...
Je cède à la fureur dont je suis
transporté.
Ciel ! est-il rien d'égal aux affronts que
j'endure ?
Scène 6
Lorédan, Procida
PROCIDA.
L'instant est favorable, il se plaint d'une
injure.
Mon fils, pourquoi ce trouble ?
LOREDAN.
Ah ! mon père, est-ce vous
?
Que je suis indigné ! vengez-moi,
vengeons-nous.
PROCIDA.
Eh ! de qui ?
LOREDAN.
De Montfort.
PROCIDA.
De votre ami
!
LOREDAN.
D'un maître,
Qui ne méritait pas, qui doit cesser de
l'être.
PROCIDA. Ce vainqueur généreux!...
LOREDAN.
Dites ce ravisseur.
Au dernier de nos rois me disputer la soeur,
Montfort, un étranger !
PROCIDA.
Quel excès d'arrogance
!
LOREDAN.
Il prétend m'écraser du poids de sa
puissance :
Le superbe ! c'est peu de m'avoir
menacé...
PROCIDA.
Qu'a-t-il fait ?
LOREDAN.
De ces murs, mon père, il
m'a chassé.
Il faut que par sa mort...
PROCIDA.
Parlons plus bas ; je
t'aime,...
Je suis de tes affronts blessé comme
toi-même.
Te chasser du palais fondé par tes aïeux
!
LOREDAN.
Et j'ai pu contenir mes transports furieux !
PROCIDA.
O despotisme horrible !
LOREDAN.
O joug insupportable !
PROCIDA.
Il te traite en esclave...
LOREDAN.
Il me traite en coupable :
Ma honte et mon malheur sont au comble...
PROCIDA.
Mon fils,
Voilà, depuis seize ans, le sort de ton pays
;
D'étrangers, de bannis, une horde
insolente,
Nous tient, depuis seize ans, sous sa verge
sanglante.
[Quels affronts ou quels maux nous ont-ils
épargnés ?
Les crochets indiquent les vers
supprimés à la
représentation.
Où fuir, où reposer nos regards
indignés ?
Est-il une cité sur ce triste rivage,
Que ne désolent pas le meurtre et le pillage
?]
La Sicile a perdu ses plus fermes soutiens.
Chaque jour les honneurs, les dignités, les
biens,
S'en vont, tout dégouttants du sang de
l'innocence,
Décorer l'injustice, enrichir la licence.
[Contre ces forcenés les lois sont sans vigueur
;
Le commerce inactif expire de langueur.
Tout un peuple, au travail attaché par la
crainte,
Ranime en gémissant son industrie
éteinte ;
Il s'épuise à payer leurs plaisirs
onéreux ;
Rien ne les satisfait, rien n'est sacré pour
eux.
Que ne profanent pas leurs mains insatiables ?
Des temples dépouillés les
trésors vénérables,
Abandonnés en proie à leur
cupidité,
Sont bientôt dévorés par un luxe
effronté.
Saint respect des autels, vertus, talents,
génie,
Tout meurt dans la contrainte et dans l'ignominie
!]
O Palerme ! ô douleur ! déplorable
cité,
Où sont tes jours de gloire et de
prospérité ?
Le deuil couvre ton front flétri par
l'esclavage ;
Je ne reconnais plus tes moeurs ni ton langage ;
Les supplices, le rapt et les bannissements,
Ouvrent par cent chemins la tombe où tu
descends ;
Et quand tu vas périr, quand ton heure est
prochaine,
Quand je te vois tomber, expirant sous ta
chaîne,
Nos meilleurs citoyens ignorent tes malheurs,
Et mon fils est l'ami de tes persécuteurs
!
LOREDAN.
Votre fils veut combattre, et s'immoler pour
elle.
Déclarons aux tyrans une guerre
éternelle.
PROCIDA.
Silence !... Tes projets sont nobles, ils sont grands
:
Faisons jusqu'au tombeau la guerre à nos tyrans
;
Ne la déclarons pas.
LOREDAN.
Je n'ose vous comprendre.
PROCIDA.
Bientôt nos oppresseurs du trône vont
descendre.
LOREDAN.
Hâtons-nous, loin de moi ces détours
superflus :
Que chassés de Palerme...
PROCIDA.
Ils n'en sortiront plus.
Femmes, enfants, vieillards, tous ceux que
l'alliance,
L'amitié, l'intérêt asservit
à la France,
Confondus avec eux, frappés des mêmes
coups,
Suivront dans le cercueil leurs ombres en
courroux.
LOREDAN.
Dois-je vous croire ? ô ciel ! quel horrible
mystère !
Vous conspirez leur perte ! ô forfait ! vous,
mon père?
PROCIDA.
Tu frémis... homme faible ! eh ! vaut-il mieux
pour nous
Dans des fers éternels vieillir à leurs
genoux ?
Vaut-il mieux en rampant déshonorer sa
vie
Que de la prodiguer pour sauver la patrie,
Pour briser l'instrument de sa captivité,
Lui rendre le bonheur, ses lois, sa
dignité,
La venger ?
LOREDAN.
Tout mon coeur s'émeut
à ce langage !
Mais les assassiner sans pitié, sans courage
!
PROCIDA.
De la pitié pour eux ? quoi, pour ces inhumains
?
Fatigués de nos cris, nous ont-ils jamais
plaints ?
D'un pouvoir usurpé leur insolence abuse.
La force est dans leurs mains, triomphons par la
ruse.
Ce combat comme à nous peut leur être
fatal ;
Egaux sont les périls, le courage est
égal.
Qu'un simple citoyen, sans appui que
lui-même,
Dispute à des vainqueurs l'autorité
suprême ;
Trompant les ennemis dont il marche
entouré,
De chaque malheureux qu'il fasse un conjuré
;
Quand sa perte dépend d'un seul mot, d'un seul
geste,
Ferme dans ses desseins, foulant aux pieds le
reste,
Qu'il offre aux coups du sort un coeur exempt d'effroi
;
Est-ce un lâche à tes yeux ? prononce, et
juge-moi.
Dis-moi si le guerrier, que le glaive moissonne,
Mérite mieux l'honneur dont sa mort le couronne
?
Il s'immole à ses rois, j'expire pour le
mien.
Ah ! que mon sacrifice est plus grand que le
sien.
La gloire prête un charme aux horreurs qu'il
affronte ;
Et peut-être demain je meurs chargé de
honte,
Traîné sur l'échafaud, lentement
déchiré ;
Et tout ce peuple ingrat pour qui je
périrai,
S'enivrant du plaisir de compter mes blessures,
Viendra, la joie au front, sourire à mes
tortures.
LOREDAN.
Ah ! le même tombeau nous recevra tous
deux.
Notre sang confondu...
PROCIDA.
Que dis-tu, malheureux ?
A ton coeur généreux j'ai trop
parlé peut-être.
Où m'emporte un courroux dont je ne suis plus
maître ?
Pourquoi t'exposerais-je aux dangers que je cours
?
Ne me condamne pas à trembler pour tes jours
;
Garde-toi d'embrasser, dans l'ardeur de ton
zèle,
Le dangereux projet que ma voix te
révèle ;
Voilà l'unique effort que j'exige de toi.
Tu dois tout ignorer, tu n'es pas mon complice ;
Tu vivras ; que le sort me soit ou non propice,
Tu vivras ; pour moi seul, à mes derniers
moments,
J'ai droit de réclamer l'opprobre et les
tourments ;
Seul, au fer des bourreaux j'irai porter ma
tête...
LOREDAN.
Il n'est plus ni pitié, ni respect qui
m'arrête ;
Vos timides conseils ne me retiendront pas.
Faut-il frapper ? parlez, et dirigez mon bras.
PROCIDA.
Non, tu ne démens pas les héros de ta
race.
Viens, mon fils, viens, mon sang, que ton père
t'embrasse ;
Espoir de mes vieux jours, viens recueillir des
pleurs
Que n'ont pu m'arracher dix-huit ans de
malheurs...
N'hésite plus... suis-moi...
LOREDAN.
Sans revoir la princesse,
Sans l'instruire.
PROCIDA.
Suis-moi, te dis-je, le temps
presse.
LOREDAN.
Loin des murs du palais, si l'effroi la conduit,
Errante, sans secours, dans l'ombre de la
nuit...
Si quelque meurtrier...
PROCIDA.
Nous veillerons sur elle ;
Viens, les instants sont chers, et l'honneur nous
appelle.
LOREDAN.
Eh bien ! c'en est donc fait ! le sort en est
jeté,
Partons... Adieu, séjour par le crime
habité !
Et vous, de mes aïeux vénérables
images,
J'en fais serment par vous, témoins de mes
outrages :
Du dernier des tyrans ces murs seront
purgés,
Et nous n'y rentrerons que vainqueurs et
vengés.
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