Scène 1
Amélie, Elfride
ELFRIDE.
Vous sortez du lieu saint, abattue et
tremblante.
Quel sinistre penser vous glace d'épouvante
?
Vous frissonnez ; vos yeux, fixés sur cet
écrit,
Trahissent le désordre où flotte votre
esprit.
Ah ! pour vous quel malheur faut-il que je redoute
?
AMELIE.
Un autre est menacé ; tu vas frémir,
écoute :
Le prêtre accomplissait les mystères
divins ;
Du temple un peuple immense assiégeait les
chemins,
J'arrive ; prosternée au pied du
sanctuaire,
J'implorais du Très-Haut la bonté
tutélaire ;
Je priais : par degrés d'affreux
pressentiments
D'une terreur croissante ont
pénétré mes sens.
Distraite, malgré moi, soit pitié, soit
faiblesse,
L'image de Montfort me poursuivait sans cesse.
Je le voyais trahi, fuyant, abandonné,
Par l'ange de la mort dans sa fleur
moissonné.
J'ai vu, j'en tremble encor, la céleste
vengeance
Sur les marbres sanglants écrire sa
sentence.
Peut-être à cet aspect j'avais pâli
d'effroi ;
Un pontife du ciel s'est incliné vers moi
:
«Bannissez, m'a-t-il dit, cette douleur
profonde.
J'en ai l'espoir, ce jour, où le sauveur du
monde
S'éleva triomphant des ombres du tombeau,
Ce jour doit éclairer un miracle nouveau.
Il doit nous sauver tous.» J'écoutais en
silence.
Lorédan près de nous dans la foule
s'avance :
«Lisez ce qu'un ami vous révèle en
secret ;
Il y va de vos jours !» Il dit, et
disparaît.
Juge de quelle horreur j'ai senti les atteintes,
Quand ce fatal billet a confirmé mes
craintes.
«Renfermée au palais, loin des
sacrés parvis,
Attendez le lever de la prochaine aurore.
Vos amis, quoiqu'absents, vous protégent
encore,
Et l'un d'eux vous transmet cet important avis.
Il doit une victime au sang de votre frère
:
L'heure approche où dans l'ombre un
châtiment soudain
Vengera sur Montfort, et la Sicile
entière,
Et le meurtre de Conradin.»
ELFRIDE.
Eh ! qu'importe pour vous qu'un ennemi périsse
?
Pourquoi dans son trépas vous chercher un
supplice ?
Quel changement ! Jadis vos soupirs et vos
pleurs
Ne demandaient au ciel que du sang, des
vengeurs.
AMELIE.
Il m'a trop écoutée ; alors
j'étais barbare...
Dans quels voeux indiscrets la fureur nous
égare !
ELFRIDE.
Quoi ! déjà pour Montfort votre coeur
désarmé...
AMELIE.
Peut-être au repentir le sien n'est pas
fermé !
Que de nobles vertus il reçut en partage
!
L'ardente ambition seule en corrompt l'usage.
Ah ! de ces dons heureux les mains qui l'ont
orné
A des tourments sans fin ne l'ont pas
condamné.
Non, je ne le puis croire, et ma raison
tremblante
Devant ce châtiment recule
d'épouvante.
Que n'ai-je interrogé les ministres de Dieu
?
Comment doit-il périr ? à quelle heure ?
en quel lieu ?
Quels sont ses assassins ? hélas ! que dois-je
faire ?
A ce trépas certain ne puis-je le soustraire
?
ELFRIDE.
Le sauver, vous, Montfort !... Qu'osez-vous
désirer ?
AMELIE.
S'il quitte ce palais, c'est pour n'y plus
rentrer...
Non, tu ne prévois pas quel danger le
menace.
Leurs bras pour le frapper cherchent
déjà la place...
On l'attend... ils sont là...
ELFRIDE.
Cachez mieux vos frayeurs.
Quelqu'un vers nous s'avance...
AMELIE.
Ah ! c'est lui, je me
meurs...
ELFRIDE.
Venez ; loin de ses yeux, souffrez que je vous
guide.
AMELIE.
Je le voudrais en vain ; je ne le puis, Elfride.
Un lien invisible attache ici mes pas :
Demeure ; par pitié, ne m'abandonne pas.
Scène 2
Amélie, Elfride, Montfort
MONTFORT.
De mes fureurs, Madame, accusez un perfide.
J'ai pu blesser les lois de ce respect timide
Qu'un chevalier, trompé dans ses voeux les plus
chers,
Garde encore à l'objet dont il porta les
fers.
Je le sais ; j'aurais dû, plus grand, plus
magnanime,
Commander aux transports d'un courroux légitime
;
Epargner un rival indigné de mes coups,
Et forcer votre estime en l'unissant à
vous.
Je l'ai banni, madame ; il triomphe à ma
honte
De ce coupable abus d'un pouvoir qu'il
affronte...
Loin de moi le plaisir qu'un tyran peut chercher
Dans les tourments d'un coeur qu'il n'a pas su
toucher.
Je révoque un arrêt dont ma gloire
murmure :
J'avilirais le sceptre à venger mon
injure.
Sans crainte Lorédan peut revoir ce
séjour ;
Qu'il reprenne son rang, qu'il se montre à la
cour,
Que l'ingrat, sur ma foi, goûte un bonheur
tranquille.
Avant la fin du jour je quitte cet asile,
Où le premier des droits de
l'hospitalité
Par un ami trompeur ne fut pas respecté.
AMELIE.
Quoi ! vous partez, seigneur ?
MONTFORT.
Je le dois, je m'empresse
D'affranchir vos regards d'un aspect qui les
blesse.
Je n'éclaterai point en regrets
superflus.
Vos voeux seront remplis, vous ne me verrez
plus.
AMELIE.
Hélas ! il dit trop vrai !
MONTFORT.
Sur les discours d'un
traître,
Vous me jugez, madame, et pensez me
connaître.
Ces prêtres ombrageux, de qui ma
fermeté
Ne sait point encenser la fière
humilité,
M'ont dépeint devant vous comme un monstre, un
impie.
Il n'est point de forfaits que mon trépas
n'expie,
Et, perdant un superbe en son crime
obstiné,
Au tribunal de Dieu leur voix m'a
condamné.
AMELIE.
Elle est des saints décrets l'interprète
fidèle ;
Le coupable périt par son mépris pour
elle :
Il ne voit point l'abîme entr'ouvert sous ses
pas...
Quelque pressentiment ne vous glace-t-il pas ?
MONTFORT.
Moi, que voulez-vous dire ?
AMELIE.
Un effroi salutaire
Sur des périls cachés quelquefois nous
éclaire.
MONTFORT.
Quel sentiment vous porte à trembler pour des
jours
Dont vos mortels refus empoisonnent le cours ?
Serait-ce la pitié ?... J'étais loin de
m'attendre
Qu'à l'inspirer jamais l'amour me fit
descendre,
Et qu'on dût s'abaisser jusqu'à plaindre
mon sort !
Madame, c'en est fait...
AMELIE.
S'il me quitte, il est mort
!
MONTFORT.
Je veux vous épargner un sentiment
pénible ;
Je m'éloigne...
AMELIE.
Ah ! Montfort !
MONTFORT.
O ciel !
est-il possible ?
Quoi ! vous me rappelez ?
AMELIE.
Où voulez-vous courir
?
Ce peuple est malheureux ; il est las de
souffrir.
Aux mânes de ses rois brûlant de
satisfaire,
S'il formait contre vous un complot sanguinaire
!
MONTFORT.
II n'oserait, madame.
AMELIE.
Un lâche, un
meurtrier
A son zèle inhumain peut vous
sacrifier...
MONTFORT.
Il n'oserait, vous dis-je.
AMELIE.
Oh ! quelle étrange
ivresse
Vous pousse en furieux au piège qu'on vous
dresse !
Craignez vos ennemis ; pour ce peuple et pour
eux
Cessez de vous parer d'un mépris
dangereux.
Est-ce donc par l'orgueil que brille un vrai courage
?
S'obstiner à périr, c'est une aveugle
rage ;
C'est payer de son sang un vain et faux honneur.
MONTFORT.
Et qu'importe la vie à qui perd le bonheur
?
Pourquoi m'inquiéter d'un fardeau qui m'accable
?
Pour nourrir sans espoir un amour
déplorable,
A mon repos, au vôtre, à ma gloire fatal
;
Pour voir et pour orner le succès d'un rival
?
Non, d'un lâche ennemi si le bras
m'assassine,
C'est vous qui conduisez les coups qu'il me
destine.
Triomphez, vos désirs sont enfin satisfaits
!
AMELIE.
Que je triomphe, ô Dieu ! du plus noir des
forfaits !
Qui ? moi, de votre mort, et vous l'avez pu croire
!
Je poursuis de mes voeux cette horrible victoire
!
Dans ces yeux, que vos soins n'ont jamais
attendris,
Vous ne voyez encor que haine et que mépris
?
Barbare, ta fierté, qu'un moment j'ai
blessée,
Défend bien ton esprit d'une telle
pensée.
Tu te complais peut-être en ta funeste
erreur,
Pour jouir de mon trouble, observer ma terreur.
Oui, ces chagrins cuisants dont l'ardeur me
consume
Ce coeur chargé d'ennuis et gonflé
d'amertume,
Tant de pleurs répandus, mes remords, mes
combats,
T'ont prouvé malgré moi que je ne te
hais pas ;
Tu te fais une joie orgueilleuse et cruelle
D'attacher sur mon front une honte
éternelle,
Tu veux forcer ma bouche à se
déshonorer
Par l'aveu d'un amour que tu feins d'ignorer.
Va, ta gloire est entière, et ta faible
victime
Périra dans l'opprobre en détestant son
crime,
Et sans se pardonner à ses derniers
moments
D'avoir trahi pour toi le plus saint des
serments.
Mais tu cours au trépas, tu meurs si je balance
;
Mourons donc confondus dans la même
vengeance.
L'éternité pour nous s'arme de tous ses
feux :
Eh bien ! que le ciel tonne et nous perde tous deux
!
Je t'aime, ingrat ! tiens, lis...
(Elle lui présente le
billet.)
MONTFORT.
Ah ! que viens-je d'apprendre
?
(Lisant.)
Que vois-je ?
Scène 3
Amélie, Elfride, Montfort, Gaston
GASTON.
Sans témoins, seigneur,
daignez m'entendre.
Le salut de l'état commande qu'à
l'instant
Je révèle à vous seul un secret
important.
MONTFORT, avec impatience.
Parlez, que voulez-vous ? parlez.
GASTON.
Ma crainte augmente.
Une sombre fureur dans les esprits fermente.
Tandis que nos guerriers, instruits par vos
leçons,
Comme un rêve insensé méprisent
mes soupçons,
Les grands, environnés d'esclaves
fanatiques,
Travaillent au succès de leurs sourdes
pratiques.
Procida m'est suspect ; sachez que cette nuit
La mer sur un esquif dans le port l'a conduit.
AMELIE.
Je tremble !
MONTFORT.
Procida ?
GASTON.
Sur un avis
fidèle,
De son retour prochain j'attendais la nouvelle ;
Vous auriez tout appris, si de tels
intérêts
Enchaînaient un moment vos désirs
inquiets.
Mais quel frein opposer à leur impatience
?
J'ai su, réduit par vous à garder le
silence,
Entourer le palais d'amis sûrs et
prudents,
Un d'eux l'a reconnu sous d'obscurs vêtements
:
Par mon ordre arrêté, devant vous on
l'entraîne.
AMELIE.
Je le perds !
MONTFORT.
Sur ces bords quel dessein le
ramène ?
GASTON.
Sans doute un grand complot, prêt à
s'exécuter,
Avait besoin d'un chef pour oser éclater.
Des pièges qu'il nous tend
démêlons l'artifice ;
La vérité jaillit du plus léger
indice :
Pour le convaincre, un mot, un seul témoin
suffit.
Coupable, il doit périr...
AMELIE, dans le plus grand trouble, à
Montfort.
Rendez-moi cet écrit
!
GASTON.
L'état vous le défend s'il nous
révèle un crime.
MONTFORT, bas.
En voulant la sauver, vous nommez la victime.
AMELIE.
O justice éternelle ! est-ce lui que j'entends
?
Voilà le digne prix de mes égarements
;
Il m'arrache le jour que ma bonté lui
donne.
(à Elfride.)
Ote-moi de ces lieux... La raison m'abandonne...
Ah ! le cruel ! pour lui j'ai tout sacrifié
;
J'ai tout trahi, mon Dieu, l'honneur et
l'amitié.
Scène 4
Montfort, Gaston
GASTON.
Lorédan suit mes pas, frémissant de
colère,
Il se plaint de l'affront dont j'ai flétri son
père.
Instruit, n'en doutez point, de ce retour
secret,
Pourquoi l'a-t-il caché ?
MONTFORT.
Quel que fût son
projet,
Ne le soupçonnez pas d'une basse vengeance
;
Amant et malheureux, quels droits à
l'indulgence !
Je suis aimé, Gaston, j'oublie en ce
moment
Qu'il a trop écouté son fol
emportement.
J'étais cruel, injuste, et, malgré mon
offense,
Je crois que Lorédan fût mort pour ma
défense.
Scène 5
Montfort, Lorédan, Procida, Gaston, chevaliers,
gardes
LOREDAN.
M'apprendrez-vous enfin, seigneur, quels sont vos
droits
Pour opprimer le faible et pour braver les lois
?
Se reposant sur vous du soin d'un
diadème,
Le roi vous a-t-il fait plus roi qu'il n'est
lui-même ?
D'où vient que son ministre, avec
impunité,
Ose porter les mains sur notre liberté ?
PROCIDA.
Contenez-vous, mon fils.
(à Montfort.) Quelle
est l'injuste cause
Du traitement étrange où mon retour
m'expose ?
MONTFORT.
Qui vous rend si hardi que de m'interroger ?
PROCIDA.
Apprenez-moi mon crime avant de me juger.
MONTFORT.
Ennemi déclaré de ce naissant
empire,
Trop fier pour être utile, et trop faible pour
nuire,
Aux pieds des souverains rampant de cours en
cours
Vous avez contre nous mendié leur secours
!
PROCIDA.
Non, seigneur ; mais j'ai vu la Sicile asservie,
Avec la liberté j'ai fui de ma patrie.
MONTFORT.
Aujourd'hui dans son sein qui vous force à
rentrer ?
PROCIDA.
J'ai voulu la revoir avant que d'expirer.
MONTFORT.
Quoi ! pour livrer vos mains à d'indignes
entraves !
PROCIDA.
Pour vivre et mourir libre au milieu des
esclaves.
MONTFORT.
Vous perdez le respect, vieillard audacieux !
PROCIDA.
Je ne sais qui de nous l'a conservé le
mieux.
J'honore votre rang et le fais sans bassesse ;
Mais ne devez-vous rien, seigneur, à ma
vieillesse ?
MONTFORT.
Non, traître ; je connais votre horrible
dessein.
LOREDAN.
Il sait tout !
PROCIDA.
Quel est-il ?
MONTFORT.
De me percer
le sein.
PROCIDA.
Moi ?
MONTFORT.
Toi-même, toi seul.
(à Lorédan) Ah ! ce crime est
infâme ;
Jamais tant de noirceur n'aurait souillé ton
âme.
On t'osait soupçonner, ma voix t'a
défendu.
Que ton accusateur d'un mot soit confondu ;
Ta foi me suffira, j'en croirai ta réponse
:
(Lui montrant le
billet.)
Connais-tu le complot que cet écrit
dénonce ?
LOREDAN.
En croirai-je mes yeux ? Il est trop vrai...
PROCIDA.
Mon fils !
LOREDAN.
Dans vos mains ! se peut-il ?... Dieu ! qui vous l'a
remis ?
MONTFORT.
Quoi ! tu serais l'auteur...
LOREDAN.
Parlez... Ah ! l'infidèle
!
Quel prix de mes bienfaits, de mon amour pour elle
!
PROCIDA.
Insensé, que dis-tu ?
LOREDAN.
J'ai dit la
vérité.
MONTFORT.
Ce billet criminel...
LOREDAN.
C'est moi qui l'ai
dicté.
Du fer sacré des lois tu profanais l'usage
:
Tyran, je l'ai saisi pour sortir d'esclavage.
Dans un sang odieux brûlant de le tremper,
Pour lui rendre l'honneur j'ai voulu t'en
frapper.
Que mon dernier aveu t'éclaire et te
délivre
Des soupçons outrageants où la terreur
te livre.
J'étais de ce dessein l'auteur et l'instrument
;
Mon père l'ignorait, mon père est
innocent.
Hélas ! j'ai cru servir, en t'arrachant la
vie,
L'ingrate qui t'adore et qui me sacrifie ;
Elle veut mon trépas, je l'attends sans
effroi,
Et même de ta main c'est un bienfait pour
moi.
(A Procida.)
Il vous rend l'innocence, il va briser ma chaîne
;
(A Montfort.)
Il assemble sur toi plus d'opprobre et de haine.
Achève, je suis prêt, tu le peux ordonner
:
C'est moi qui suis coupable et qu'il faut condamner
!
MONTFORT.
Malheureux, tu te perds ! crois-tu sauver ta
gloire
Par ce superbe aveu d'une fureur si noire ?
LOREDAN.
Je vous l'ai dit, mon coeur ne me reproche rien
;
Faites votre devoir, j'ai cru faire le mien.
MONTFORT.
Tu le veux, j'y consens ! l'état qui me
contemple
Attend de ma rigueur un effrayant exemple :
Ton inflexible orgueil m'excite à le
donner...
D'où vient que ma pitié s'obstine
à pardonner ?
Amitié, dont la voix crie au fond de mon
âme,
Contre toi vainement mon équité
réclame !
Que mes jours, s'il le faut, soient encor
menacés,
Je conserve les siens ; qu'il vive, c'est assez
:
Celui que j'ai chéri, que j'ai nommé mon
frère,
Ne saurait dépouiller ce sacré
caractère.
(A Lorédan qui veut
l'interrompre)
N'espérez plus, seigneur, rallumer mon courroux
;
Ecoutez-moi, je veux vous sauver malgré
vous.
Apprenant vos fureurs, le roi dans sa justice
Doit sans doute au forfait égaler le supplice
;
Ce soir, sur un esquif abandonnant ces bords,
Dérobez votre tête à ses premiers
transports.
(A Procida.)
Vous suivrez votre fils. Je sais qu'on vous
soupçonne ;
Et, quel qu'en soit le but, ce prompt retour
m'étonne.
Gardez de murmurer quand ma
sévérité
Assure mon repos et votre liberté.
Par cet ordre envers vous ma faveur se
déclare.
Tous mes torts, Lorédan, ce moment les
répare ;
Je suis quitte avec toi, je ne suis point
clément.
Ah ! quand on est heureux, qu'on pardonne
aisément !
LOREDAN.
Moi, de votre pitié j'accepterai ma grâce
!
Ma faute m'avilit si mon sang ne l'efface...
PROCIDA.
Vivez pour m'obéir et pour la
réparer.
MONTFORT.
Je puis hâter l'instant qui vous doit
délivrer,
Mais non vous affranchir d'un reste de contrainte
:
De ces murs, pour prison, je vous donne
l'enceinte.
(A Gaston.)
Qu'une garde nombreuse entoure le palais ;
De nos remparts peut-être on veut troubler la
paix ;
Parcourez-les, Gaston ; s'il est quelque
rebelle,
Que votre seul aspect au devoir le rappelle.
Qu'on rassemble les chefs des plus nobles maisons
;
Je veux me dégager du poids de mes
soupçons,
M'appuyer du secours de leur expérience :
Ils attendront ici mon ordre ou ma
présence.
(A Lorédan et
Procida.)
Croyez-moi, près du trône il vous reste
un ami,
Et le temps prouvera s'il pardonne à
demi.
Votre danger commun plus que moi vous exile ;
Puisse votre retour au sein de la Sicile
Nous unir par des noeuds plus sacrés
désormais !
Lorédan, c'est ainsi que se venge un
Français.
Scène 6
Lorédan, Procida
PROCIDA.
Tu demeures sans voix et restes immobile...
N'attends pas de ma bouche un reproche inutile.
Les instants sont trop chers pour les perdre en
discours.
LOREDAN.
Et j'ai pu consentir qu'il épargnât mes
jours !
PROCIDA.
Il a proscrit les miens dont il s'est fait
l'arbitre.
Pourquoi m'a-t-il banni ? par quel ordre ? à
quel titre ?
Que lui dois-tu toi-même ? ô pardon
généreux !
Un exil qui, plus juste, en devient plus
honteux,
Qui lui livre tes biens, ta gloire, ton amante.
LOREDAN.
Comme ils triompheront de ma rage impuissante !
L'hymen va couronner leurs infâmes
amours...
Qu'ils s'unissent ! Fuyons... Mais la fuir pour
toujours !
Mais sans l'avoir punie et sans que ma
colère...
Ah ! perfide, jamais tu ne me fus si
chère.
PROCIDA.
Nous ne partirons pas, modérez ces
transports.
Vainement le succès veut tromper nos
efforts.
L0REDAN.
Ciel !
PROCIDA.
Les ressorts cachés qui
m'y doivent conduire,
Se soutiennent l'un l'autre et ne sauraient se
nuire.
Tout m'obéit encore, et tout marche
animé
D'un mouvement commun par mon ordre
imprimé.
Que je sois prisonnier, que je cesse de vivre,
Ou Fondi me succède, ou son bras me
délivre.
Au retour de la nuit il pénètre en ces
murs.
Deux cents de nos guerriers, amis fermes et
sûrs,
Et de qui la valeur doit triompher du nombre,
Des hauteurs d'Alcassar vont se saisir dans
l'ombre.
Oddo s'introduit seul dans le palais du roi :
Ce fort est sans défense, et la garde est
à moi.
Tandis que, rassurant tout un peuple qui
tremble,
Au cri de liberté Borella le rassemble,
De Malte, avant le jour, cent proscrits
attendus,
En vainqueurs sur nos bords sont bientôt
descendus.
Des portes de la mer leur cohorte s'empare ;
Les soldats sont surpris, Palerme se déclare
;
Chaque temple présente aux plus audacieux
Des armes que nos soins cachent à tous les
yeux...
LOREDAN.
Mais le temps pourra seul consommer votre
ouvrage,
Et le peuple inconstant n'a qu'un jour de
courage.
PROCIDA.
Il faudra l'arrêter ; vain jouet de
l'erreur,
Il adore avec crainte, il hait avec fureur.
S'il renverse un despote, il le poursuit encore
Dans les plus vils appuis d'un pouvoir qu'il abhorre
;
Ses vengeances toujours surpassent ses tourments
:
L'homme écrase à plaisir ce qu'il a
craint longtemps.
Salviati s'approche...
LOREDAN.
Aveuglé par son
zèle,
Quel dessein téméraire en ces murs le
rappelle ?
PROCIDA.
Courtisan de Montfort, connu dans le palais,
Du soupçon sa faveur doit détourner les
traits.
Que viens-tu m'annoncer ?
Scène 7
Lorédan, Procida, Salviati
SALVIATI.
Notre perte est certaine.
PROCIDA.
Que dis-tu ?
SALVIATI.
Plus d'espoir de rompre notre
chaîne.
Fondi, dans le conseil appelé par
Montfort,
A trouvé près du trône ou des fers
ou la mort,
Il n'a point reparu.
PROCIDA.
Sa mort sera vengée
!
SALVIATI.
Mais le fort nous échappe, et la garde est
changée.
PROCIDA.
Les armes à la main il le faut emporter.
SALVIATI.
La mer contre nos voeux semble se
révolter.
Contre nous déclarés, les vents et les
orages
Défendent aux proscrits d'approcher des
rivages.
PROCIDA.
Il faut vaincre sans eux.
SALVIATI.
Les chefs des
conjurés,
De l'ordre de Montfort troublés,
désespérés,
N'écoutant qu'à regret ma voix qui les
arrête,
Veulent par un aveu détourner la
tempête.
PROCIDA.
Tu n'as pas ranimé leur courage abattu ?
SALVIATI.
L'effroi dans tous les coeurs a glacé la
vertu.
LOREDAN.
Eh bien, mon père ?
PROCIDA.
Eh bien , j'approuve leur
prudence.
Ensemble de Montfort implorons la
clémence.
Cet ordre inattendu qui les mande à la
cour
Leur ouvre comme à toi l'accès de ce
séjour.
Gaston seul est à craindre, et son retour
funeste...
Il n'importe, obéis ; je prends sur moi le
reste.
Qu'ils viennent, dans une heure ici je les
attends.
Gardons une heure encor la foi de nos serments.
Est-ce trop exiger ? oseront-ils se taire ?
SALVIATI.
Tout restera voilé du plus profond
mystère.
PROCIDA.
Tu le jures ? Je puis me reposer sur toi ?
SALVIATI.
Comptez sur ma parole.
PROCIDA.
Adieu ; (à
Lorédan) vous, suivez-moi.
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