Scène 1
Lorédan, Amélie
LOREDAN.
Vous daignez, par égard au malheur qui
l'accable,
Accorder l'entretien que demande un coupable !
Un banni !...
AMELIE.
Quels regards ! ah ! vous
m'épouvantez.
Laissez-moi m'éloigner, laissez-moi
fuir...
LOREDAN.
Restez.
Contraint d'abandonner les lieux qui m'ont vu
naître,
Je vous quitte, Amélie, et pour toujours
peut-être ;
Sans cesse importuné de témoins
odieux,
Faudra-t-il vous forcer d'entendre mes adieux ?
Un horrible soupçon me tourmente et me ronge
;
Délivrez-moi du trouble où ce doute me
plonge :
Gardez de me tromper, songez que je vous vois,
Que je vais vous parler pour la dernière
fois.
AMELIE.
Expliquez-vous, seigneur. (à part) Ah !
je frémis d'avance.
LOREDAN.
Je veux savoir de vous si la reconnaissance,
Si l'amour, les serments reçus par
l'Eternel,
La ferveur qu'on étale au pied de son
autel,
Si le respect profond des droits de la nature,
Ne sont qu'un jeu cruel, un piège, une
imposture.
AMELIE.
Vos étranges discours redoublent mon
effroi.
LOREDAN.
Vous pouvez sans remords lever les yeux sur moi
...
Une lettre en secret tantôt vous fut remise
...
AMELIE.
Il est vrai.
LOREDAN.
Dans vos mains on ne l'a pas
surprise ?
AMELIE.
Non.
LOREDAN.
Qu'en avez-vous fait ?...
Contiens-toi, malheureux.
Montrez-moi cet écrit... il le faut... je le
veux !...
AMELIE.
Mes yeux s'ouvrent enfin, la raison m'est
rendue,
Pour mesurer l'abîme où je suis
descendue.
Accablez-moi, seigneur, je l'ai trop
mérité.
Mes coupables transports, mes feux ont
éclaté.
Montfort...
LOREDAN.
Perfide amante, épouse
criminelle,
Quel nom laisse échapper votre bouche
infidèle !
Lui seul il vous accuse ! Ah ! cette trahison
Est horrible, inouïe, indigne de pardon.
Pâle, vous attendez l'arrêt qui va la
suivre...
Ne craignez point... vivez... je vous condamne
à vivre,
A traîner dans les pleurs des jours
empoisonnés
Par tous les noirs chagrins que vous m'avez
donnés.
Puisse le digne objet d'une flamme si pure,
Volage comme vous et comme vous parjure,
Eveiller dans vos sens, de terreur
dévorés,
Les jalouses fureurs dont vous me déchirez
!
Puisse-t-il, méprisant vos larmes
vengeresses,
Repousser d'un sourire et glacer vos tendresses
!
Vous gémirez trop tard sur le sort d'un
époux,
Si lâchement trompé, proscrit,
chassé par vous...
O fatale beauté que j'aimai sans partage,
Qui t'honora jamais d'un plus constant hommage ?
Mon dévoûment pour toi te fut-il bien
connu ?
Quel ordre, quel désir n'ai-je pas
prévenu ?
Que ne me dois-tu pas, trop ingrate Amélie
?
Et tu m'as tout ravi : biens, honneur et patrie
!
AMELIE.
Non, vous ne mourrez pas sur quelque bord lointain
;
Montfort va révoquer ce décret inhumain
;
Montfort contre mes pleurs ne pourra se
défendre...
Non, je cours à ses pieds...
LOREDAN.
Eh ! qu'oses-tu prétendre
?
Tu peux en m'exilant payer tous mes bienfaits,
Me perdre, m'immoler ; mais m'avilir, jamais,
Mes maux sont ton ouvrage, ils seront ma vengeance
;
Toi, qui fus sans pitié, souffre sans
espérance.
Je puis t'abandonner ; oui, je mourrai content,
J'ai corrompu ta joie et te laisse en partant
Ces remords assidus, cruels, inexorables,
Que l'Eternel attache au bonheur des coupables.
A mes yeux plus longtemps tremble de te montrer
;
J'ignore où la fureur me pourrait égarer
!
AMELIE.
Réservée aux douleurs dont ma faute est
suivie,
Je ne méritais pas qu'il m'arrachât la
vie.
Scène 2
Lorédan
LOREDAN.
C'en est fait ! à la fuir je me suis
condamné.
Ah ! peut-être un Français, Montfort,
eût pardonné !
Eh quoi ! ne puis-je encor... moi, que je la rappelle
!...
Périsse la perfide et Montfort avec elle.
Scène 3
Lorédan, Procida
PROCIDA.
Oh ! que l'incertitude est un affreux tourment,
Et qu'une heure d'attente expire lentement !
Nos conjurés, mon fils tardent bien à
paraître.
LOREDAN.
Ils viendront assez tôt pour fléchir sous
un maître.
Nous allons de Montfort embrasser les genoux !
PROCIDA.
Peut-être...
LOREDAN.
Contre lui que peut notre
courroux ?
Gaston veille en ces lieux ; le tromper, le
séduire,
Vous ne l'espérez pas.
PROCIDA.
Il ne peut plus me nuire.
LOREDAN.
Comment ?...
PROCIDA.
Nous parcourions ces portiques
déserts,
Qui des murs du palais dominent sur les mers.
J'observe, il était seul. Soudain je prends ce
glaive,
Je me retourne et frappe ; il tombe, je
l'enlève,
L'abîme l'engloutit, et sa mourante voix
M'accuse au sein des flots pour la dernière
fois.
LOREDAN.
Mais ne craignez-vous pas que bientôt son
absence ?...
PROCIDA.
Il est de ces instants où l'audace est
prudence...
Montfort pour reposer vient d'éloigner sa cour
;
Il sommeille, accablé par la chaleur du
jour...
LOREDAN.
Qu'osez-vous méditer ?
PROCIDA.
Nos amis vont m'entendre.
Malheur à l'imprudent qui nous viendrait
surprendre !
(Il descend au fond du théâtre,
d'où l'on découvre
la cathédrale et les principaux monuments de
Palerme.)
O berceau d'un grand peuple ! ô cité que
mes yeux
Ont vu libre en s'ouvrant à la clarté
des cieux !
Dans tes remparts sacrés j'ai reçu la
naissance ;
Reçois la liberté de ma reconnaissance
!
LOREDAN.
Vous me rendez l'espoir.
PROCIDA.
Toi, qui nous as trahis,
Je te crois digne encor de sauver ton pays.
Ta faute inspire à tous un mépris
légitime ;
Choisis pour l'expier quelque grande victime.
Ils viennent, je les vois.
Scène 4
Les précédents, Salviati, Fondi, Philippe
d'Aquila, Oddo,
Borella, Loricelli, Selva, etc, conjurés
SALVIATI.
Nous voici
rassemblés.
La mort plane sur nous, le temps presse, parlez.
PROCIDA.
Selva, Loricelli, veillez sous ces portiques.
(Aux
conjurés.)
Ministres généreux des vengeances
publiques,
Vous dont trois ans d'attente ont
éprouvé la foi,
Je vous connus toujours incapables d'effroi ;
Votre dessein m'étonne, amis, et je dois
croire
Qu'un parti si honteux révolte votre
gloire.
Je ne vous blâme point : l'impuissance
d'agir
Le commandait peut-être, et défend d'en
rougir ;
Mais au glaive étranger avant d'offrir ma
tête,
J'ai voulu vous soumettre un doute qui m'arrête
:
Nos torts par un aveu seront-ils expiés ?
Quand ces fiers ennemis nous tiendront à leurs
pieds,
Qui peut vous assurer que leur reconnaissance
Vous accorde un pardon que vous payez d'avance ?
SALVIATI.
Il serait dangereux d'oser nous punir tous.
PROCIDA.
Eh ! qui choisiront-ils ? prêt à mourir
pour vous,
S'ils ne frappent que moi, je bénis mon
supplice ;
Mais je crains leur clémence autant que leur
justice.
L'intérêt pour un temps peut
détourner leurs traits ;
On saura tôt ou tard vous créer des
forfaits ;
Et, brisant par degrés le noeud qui vous
rassemble,
Punir séparément ceux qu'on
épargne ensemble.
Est-il un seul de vous qui ne tremble pour lui ?
Demain il périra s'il échappe
aujourd'hui.
Oui, vous périrez tous. Vous demandez la
vie...
Ah ! souhaitez plutôt qu'elle vous soit
ravie.
De leur bonté superbe il faudrait
l'acheter
Au prix de tous les biens qui la font regretter.
Descendez de ce rang que la gloire environne ;
Les vainqueurs sont jaloux du pouvoir qu'il vous donne
;
Ils ne pardonneront qu'en vous affaiblissant :
Tant qu'on est redoutable on n'est point
innocent.
Vous espérez en paix jouir de vos richesses
?
Ne vous en flattez pas, ils craindraient vos
largesses,
Ces noms que huit cents ans Palerme a
révérés,
Ils vous resteront seuls, vous les
déshonorez.
Insensés ! vous payez de votre ignominie
Les tourments mérités d'une lente
agonie.
Est-ce donc vivre, ciel! que trembler de mourir,
Que d'obéir toujours, que de toujours
souffrir,
Ou, nourris des bienfaits d'une cour
étrangère,
D'y cacher de son sort l'opprobre et la misère
?
Hélas ! si vous fuyez, par vous
abandonné,
A quel sceptre pesant ce peuple est
enchaîné !
Dans ses maux à venir contemplez votre ouvrage
;
De ses persécuteurs vous irritez la rage
;
Tout deviendra suspect à leur autorité
:
L'effroi chez les tyrans se tourne en
cruauté.
Ils vont, sous les couleurs d'une feinte
prudence,
Par des pleurs et du sang cimenter leur
puissance,
Sur des débris nouveaux l'affermir,
l'élever.
J'ai perdu la Sicile en voulant la sauver.
LOREDAN.
Qu'ai-je fait, misérable ?
SALVIATI.
O trop funeste image !
PHILIPPE D'AQUILA.
De nos tristes enfants voilà donc
l'héritage !
PROCIDA.
Grand Dieu ! si la fortune eût servi nos
efforts,
L'équité renaissait pour consoler ces
bords :
Les lois de nos aïeux, auprès du
trône assises,
Resserraient du pouvoir les bornes
indécises.
Don Pèdre commandait ; par vos mains
couronné,
Amis, c'est par vos mains qu'il aurait
gouverné.
Vous marchiez après lui les premiers de
l'empire.
Instruit du noble but où votre espoir
aspire,
Je n'entreprendrai point de surprendre vos
coeurs
A tous ces vains appâts des trésors, des
faveurs,
Des hautes dignités dont sa prompte
justice
Voulait récompenser un si rare service.
Ces honneurs séduisants ne vous ont point
tentés ;
Je le sais, j'en suis fier, mais vous les
méritez.
Qu'au timon de l'état votre roi vous
rappelle,
Borella, c'est un prix qu'il doit à votre
zèle.
Oddo, vous pouviez seul, réparant nos
revers,
Des flottes d'un brigand balayer nos deux mers.
O brave d'Aquila ! pleurez sur votre gloire :
Vous choisissant pour guide aux champs de la
victoire
Don Pèdre aurait fixé le destin des
combats,
Et le nom d'un tel chef eût créé
des soldats.
Que le nouveau monarque élu par la Sicile
Aux talents, aux vertus ouvrait un champ fertile
!
Ouel destin pour vous tous, vous, son plus ferme
appui.
De verser ses bienfaits ou de vaincre pour lui,
De partager ces soins de la grandeur
suprême,
Qui font chérir un prince à des sujets
qu'il aime,
D'entendre un peuple entier vous nommer ses sauveurs
!
Voilà les titres vrais, les immortels honneurs
;
C'est là l'ambition qui trouble une grande
âme,
Celle que j'aime en vous, la seule qui m'enflamme
!
Ah ! s'il n'est point d'exploit plus beau pour notre
orgueil,
Que de ressusciter la patrie au cercueil,
Est-il un prix plus doux et plus digne d'envie,
Que de la rendre heureuse après l'avoir servie
?
PHILIPPE D'AQUILA.
Pourquoi nous déchirer de regrets superflus
?
SALVIATI.
A quel parti fixer nos voeux irrésolus ?
ODDO.
N'est-il donc plus d'espoir ?
SALVIATI.
Resterons-nous esclaves ?
LOREDAN.
C'est trop d'incertitude ; il faut mourir en braves
!
PROCIDA.
Non pas mourir, mais vaincre et venger à la
lois
Votre Dieu, vos foyers, et le sang de vos rois.
De vos projets, dit-on, la trame est découverte
:
On vous trompe, et vous seuls méditez votre
perte.
Croyez-moi, vos tyrans, loin de vous redouter,
Semblent s'offrir aux coups que vous n'osez
porter.
Un fort mieux défendu trompe votre
espérance :
Accusez le hasard et non leur prévoyance.
Ce soin reste sans but, si tout est ignoré
;
Il est insuffisant, s'ils ont tout
pénétré.
N'ont-ils que des soupçons ? gardez qu'ils
s'éclaircissent !
Le choix nous reste encor ; mourons ou qu'ils
périssent !
L'absence de Fondi m'a troublé comme vous
;
Quelle était notre erreur ? je le vois parmi
nous.
Choisi pour présider aux plaisirs d'une
fête,
Il dirigeait ces jeux dont la pompe
s'apprête.
La mer nous interdit tous secours étrangers
:
L'audace vaut le nombre et croît par les
dangers.
Le retour des proscrits couronnait l'entreprise
:
Qui la décidait ? nous ; l'instant nous
favorise.
Déjà, par la prière aux autels
rappelé,
Le peuple dans le temple en foule est
assemblé.
Offrons un sacrifice affreux, mais
nécessaire,
Apparaissons soudain au pied du sanctuaire ;
Courons le glaive nu, le bras
ensanglanté,
En proférant ces mots : Vengeance et
liberté !
Que cette multitude, au carnage animée,
Se lève devant nous et devienne une
armée.
Soutenons la valeur de ces soldats nouveaux,
Par nos deux cents guerriers vieillis sous les
drapeaux.
Pour arrêter mes pas quelques faibles
cohortes
Du palais à la hâte ont occupé les
portes ;
Prévenons leur défense, et le fer
à la main,
Dans leurs rangs dispersés ouvrons-nous un
chemin...
Ecoutez... l'airain sonne, il m'appelle, il vous
crie
Que l'instant est venu de sauver la patrie.
Vous frémissez, amis, d'un
généreux transport ;
Je le vois, ce signal est un arrêt de
mort.
Venez, le coeur rempli d'une sainte assurance,
Reconquérir vos droits et votre
indépendance ;
Venez, allons venger nos femmes et nos soeurs :
Que Palerme se plonge au sang des oppresseurs.
Frappons, et de leur tête arrachons la
couronne.
A ces profanateurs, que Dieu nous abandonne,
Rendons guerre pour guerre et fureur pour fureur
:
Dieu les terrassera d'une invincible horreur...
Il promet à vos mains la victoire et
l'empire...
Venez, marchons, c'est lui, c'est Dieu qui nous
inspire !
SALVIATI.
Que Montfort sous nos coups succombe le premier
!
LOREDAN.
Montfort !
PROCIDA.
Ne tardons pas...
LOREDAN.
Tous contre
un seul guerrier
Plongé dans le sommeil... mais un bras doit
suffire :
PROCIDA.
Eh ! qui le frappera ?
LOREDAN. Moi !
SALVIATI.
Vous !
qu'osez-vous dire ?
PROCIDA.
L'honneur du premier coup sans doute
m'appartient.
J'ai droit de le céder, et c'est lui qui
l'obtient.
Va, redeviens mon fils. Vous lui faites outrage
:
Pour garant de sa foi, je me livre en otage.
Mes jours sont dans tes mains, marchons.
Scène 5
Lorédan
LOREDAN.
Je l'ai juré,
Il mourra. Voilà donc l'instant si
désiré
D'éteindre dans son sang la soif qui me
dévore !
Oui, je le punirai, ce rival que j'abhorre.
Mais, loin de me flétrir par un
assassinat,
Je lui dirai : Montfort, je t'appelle au combat.
Il vient... il va périr... Que vois-je ? il est
sans armes !
Scène 6
Lorédan, Montfort
MONTFORT.
Lorédan, mon ami, pourquoi ces cris d'alarmes
?
Quel tumulte a chassé le sommeil de mes yeux
?
J'appelle en vain Gaston... quelques
séditieux
Peut-être à les punir ont forcé
son courage.
LOREDAN.
Que viens-tu faire ici ?
MONTFORT.
Quel étonnant langage
?
Tu trembles, tu pâlis...
LOREDAN.
Cherches-tu le trépas
?
MONTFORT.
Que me dis-tu ?
LOREDAN.
Va-t'en, et ne m'approche
pas.
MONTFORT.
Moi, te fuir !
LOREDAN.
Il le faut... fuis... mon devoir
m'ordonne...
MONTFORT.
Eh bien ?
LOREDAN.
De t'immoler.
MONTFORT.
Frappe donc
!
LOREDAN.
Je frissonne...,
Je croyais te haïr... Ciel ! où porter tes
pas ?
Le peuple mutiné massacre tes soldats.
MONTFORT.
Il frémira de crainte à ma seule
présence.
LOREDAN.
Téméraire, où vas-tu ?
désarmé, sans défense,
Arrête... avec ce fer tu m'as fait
chevalier,
Tiens, prends, prends... défends-toi ; meurs du
moins en guerrier !
MONTFORT.
Ce fer va châtier leur insolente audace.
LOREDAN, l'arrêtant au fond du
théâtre.
Pour la dernière fois, que ton ami t'embrasse
!
MONTFORT, se jetant dans ses bras.
Lorédan !
LOREDAN.
C'en est fait !... Nous sommes
ennemis :
Va mourir pour ton maître, et moi, pour mon pays
!
(Il sort d'un côté et Montfort de
l'autre.)
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