Chapitre 37

Comment le roi En Pierre d'Aragon résolut de venger la mort du roi Mainfroi et de ses frères les rois Conradin et Enzio ; comment il se rendit en France pour voir la reine sa soeur ; et de son intimité avec le roi de France.

Chapitre 36 Sommaire Chapitre 38

Le seigneur roi En Pierre d'Aragon, ayant eu connaissance des batailles et des victoires au moyen desquelles le roi Charles avait fait sa conquête, en fut fâché et indigné, par suite de la grande affection qu'il avait pour la reine sa femme et pour ses enfants (1). Et il se dit bien en son coeur que jamais il n'aurait joie jusqu'à ce qu'il en eût tiré vengeance. Il prépara donc en lui-même, ainsi que doit le faire un sage prince dans ses grands desseins, tout ce qu'il devait faire pour cela ; il songea au commencement, au milieu et à la fin de son entreprise, car autrement on ne parvient à rien ; et comme un des plus sages seigneurs du monde, il médita sur ces trois choses : la première, qui était celle à laquelle il avait le plus besoin, c'était avant de rien commencer, de savoir qui pourrait l'aider, ou contre qui il aurait à se garder ; la seconde était de se procurer les fonds nécessaires ; et la troisième d'agir si secrètement que nul ne put connaître ses projets que lui-même. Comme il savait bien que son projet était tel que personne ne serait de son avis, car ce n'était rien moins que de faire la guerre contre l'Eglise, qui est toute la puissance des chrétiens, et contre la maison de France, qui est la plus ancienne maison royale qui soit en la chrétienté, et que cependant il avait résolu en son coeur d'entreprendre la guerre contre toutes deux, il ne doutait pas que, s'il eût demandé avis à quelqu'un, il ne se fût trouvé personne au monde qui le lui eût conseillé ; aussi, se confiant uniquement en Dieu et dans le bon droit qu'il voulait soutenir, il se résolut à ne compter que sur sa propre tête, sur son droit et son bon jugement, et sur l'aide de Dieu pour venger le père et les oncles de madame la reine sa femme, et l'aïeul et les grands-oncles de ses enfants. On peut s'imaginer dans quelle douleur vivait la reine depuis qu'elle avait appris la mort de son père et de ses oncles, et le roi En Pierre aimait sa femme plus que toute chose du monde. Que chacun se souvienne de ce qu'a dit Munteyagol : «Celui-là a la guerre près de lui qui l'a chez les siens ; mais il l'a plus près encore si elle est dans son conseil.» Quand le roi entendait soupirer la reine, ces soupirs lui creusaient le coeur. Ayant donc calculé tous les risques, il décida que ce serait par lui que se ferait la vengeance, et que c'était à lui seul à le faire ; mais il ne voulut en faire part à qui que ce fût ; il songea donc à pourvoir aux trois objets dont je vous ai déjà entretenus, savoir : premièrement, que nul ne pût venir attaquer son royaume ; secondement, de réunir l'argent nécessaire à son projet ; troisièmement, que son dessein ne fût connu de personne. Il tourna d'abord ses regards sur la maison de France.

Il est vrai qu'étant encore enfant, et du vivant de son père, il était allé en France pour voir le roi et la reine sa soeur. Il avait pensé qu'en y allant à ce moment, il ne perdrait pas son temps, et que son absence ne ferait point tort à ses frontières du côté des Sarrazins, parce qu'ils ne peuvent faire la guerre pendant l'hiver, étant peu à l'aise, mal vêtus, et plus frileux que personne au monde. Il alla donc alors en France au mois de janvier ; il fut reçu avec honneur, joie et contentement par le roi de France ; il y séjourna deux mois, dans les fêtes et les plaisirs. Là il prit part aux jeux et aux tournois avec le chevaliers et fils de chevaliers qui étaient venus avec lui, et avec bien des comtes et des barons de France qui le faisaient pour lui plaire. Que vous dirai-je ? il se forma une telle intimité entre ledit seigneur infant et le roi de France, qu'ils communièrent l'un et l'autre d'une même hostie consacrée, et se prêtèrent foi et hommage, et firent le serment que l'un ne s'armerait contre l'autre en faveur de qui que ce fût au monde, et qu'au contraire ils s'aideraient et se secoureraient mutuellement envers et contre tous. L'amitié fut entre eux aussi intime qu'elle puisse l'être entre deux frères ; tellement que j'ai vu de mes yeux le roi de France porter à la selle de son cheval, sur un canton, les armes du roi d'Aragon, en témoignage d'amitié envers ledit infant et de l'autre ses propres fleurs de lys ; et l'infant en faisait de même. Enfin, ledit infant s'en retourna très satisfait du roi d'Aragon et de la reine sa soeur. Je vous ai parlé de ceci parce que nous aurons dans la suite occasion de rappeler cette alliance, qui aura rapport à notre sujet.


Chapitre 36 Haut de la page Chapitre 38

(1) Pierre avait épousé, en 1260, à Montpellier, Constance, fille de Mainfroi, détrôné par Charles d'Anjou. Mainfroi avait donné la Sicile en dot à sa fille.