Le seigneur roi En Pierre d'Aragon, ayant eu connaissance des
batailles et des victoires au moyen desquelles le roi Charles
avait fait sa conquête, en fut fâché et
indigné, par suite de la grande affection qu'il avait
pour la reine sa femme et pour ses enfants (1). Et il se dit bien en son
coeur que jamais il n'aurait joie jusqu'à ce qu'il en
eût tiré vengeance. Il prépara donc en
lui-même, ainsi que doit le faire un sage prince dans ses
grands desseins, tout ce qu'il devait faire pour cela ; il
songea au commencement, au milieu et à la fin de son
entreprise, car autrement on ne parvient à rien ; et
comme un des plus sages seigneurs du monde, il médita sur
ces trois choses : la première, qui était celle
à laquelle il avait le plus besoin, c'était avant
de rien commencer, de savoir qui pourrait l'aider, ou contre qui
il aurait à se garder ; la seconde était de se
procurer les fonds nécessaires ; et la troisième
d'agir si secrètement que nul ne put connaître ses
projets que lui-même. Comme il savait bien que son projet
était tel que personne ne serait de son avis, car ce
n'était rien moins que de faire la guerre contre
l'Eglise, qui est toute la puissance des chrétiens, et
contre la maison de France, qui est la plus ancienne maison
royale qui soit en la chrétienté, et que cependant
il avait résolu en son coeur d'entreprendre la guerre
contre toutes deux, il ne doutait pas que, s'il eût
demandé avis à quelqu'un, il ne se fût
trouvé personne au monde qui le lui eût
conseillé ; aussi, se confiant uniquement en Dieu et dans
le bon droit qu'il voulait soutenir, il se résolut
à ne compter que sur sa propre tête, sur son droit
et son bon jugement, et sur l'aide de Dieu pour venger le
père et les oncles de madame la reine sa femme, et
l'aïeul et les grands-oncles de ses enfants. On peut
s'imaginer dans quelle douleur vivait la reine depuis qu'elle
avait appris la mort de son père et de ses oncles, et le
roi En Pierre aimait sa femme plus que toute chose du monde. Que
chacun se souvienne de ce qu'a dit Munteyagol :
«Celui-là a la guerre près de lui qui l'a
chez les siens ; mais il l'a plus près encore si elle est
dans son conseil.» Quand le roi entendait soupirer la
reine, ces soupirs lui creusaient le coeur. Ayant donc
calculé tous les risques, il décida que ce serait
par lui que se ferait la vengeance, et que c'était
à lui seul à le faire ; mais il ne voulut en faire
part à qui que ce fût ; il songea donc à
pourvoir aux trois objets dont je vous ai déjà
entretenus, savoir : premièrement, que nul ne pût
venir attaquer son royaume ; secondement, de réunir
l'argent nécessaire à son projet ;
troisièmement, que son dessein ne fût connu de
personne. Il tourna d'abord ses regards sur la maison de
France.
Il est vrai qu'étant encore enfant, et du vivant de son
père, il était allé en France pour voir le
roi et la reine sa soeur. Il avait pensé qu'en y allant
à ce moment, il ne perdrait pas son temps, et que son
absence ne ferait point tort à ses frontières du
côté des Sarrazins, parce qu'ils ne peuvent faire
la guerre pendant l'hiver, étant peu à l'aise, mal
vêtus, et plus frileux que personne au monde. Il alla donc
alors en France au mois de janvier ; il fut reçu avec
honneur, joie et contentement par le roi de France ; il y
séjourna deux mois, dans les fêtes et les plaisirs.
Là il prit part aux jeux et aux tournois avec le
chevaliers et fils de chevaliers qui étaient venus avec
lui, et avec bien des comtes et des barons de France qui le
faisaient pour lui plaire. Que vous dirai-je ? il se forma une
telle intimité entre ledit seigneur infant et le roi de
France, qu'ils communièrent l'un et l'autre d'une
même hostie consacrée, et se prêtèrent
foi et hommage, et firent le serment que l'un ne s'armerait
contre l'autre en faveur de qui que ce fût au monde, et
qu'au contraire ils s'aideraient et se secoureraient
mutuellement envers et contre tous. L'amitié fut entre
eux aussi intime qu'elle puisse l'être entre deux
frères ; tellement que j'ai vu de mes yeux le roi de
France porter à la selle de son cheval, sur un canton,
les armes du roi d'Aragon, en témoignage d'amitié
envers ledit infant et de l'autre ses propres fleurs de lys ; et
l'infant en faisait de même. Enfin, ledit infant s'en
retourna très satisfait du roi d'Aragon et de la reine sa
soeur. Je vous ai parlé de ceci parce que nous aurons
dans la suite occasion de rappeler cette alliance, qui aura
rapport à notre sujet.
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(1) Pierre avait épousé,
en 1260, à Montpellier, Constance, fille
de Mainfroi, détrôné par
Charles d'Anjou. Mainfroi avait donné la
Sicile en dot à sa fille.
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