Je cesserai de parler de cet objet, et reviendrai à vous entretenir des affaires qui survinrent au roi d'Aragon, il se rappela donc les accords et les serments entre lui et le roi de France, et il lui sembla qu'il devait se tenir pour bien assuré de la maison de France et que rien ne pouvait lui advenir de mal de ce côté, à cause de la foi du serment, et ensuite à cause de leurs obligations réciproques ; car il avait des fils déjà grands qui étaient les neveux de ce roi. Il se tint donc comme bien assuré de la maison de France. Au moment où il était occupé de toutes ces idées, le roi de Majorque vint le voir et se plaignit des grands dommages et nouveautés que faisait le roi de France à Montpellier et dans cette baronnie. Ils envoyèrent leurs messagers à ce sujet au roi de France (1), et le roi de France, qui désirait beaucoup les voir, et surtout le roi En Pierre d'Aragon, leur répondit : qu'il irait à Toulouse ; qu'ils n'eussent qu'à s'y rendre et que là ils se verraient ; que si toutefois ils désiraient qu'ils se transportât à Perpignan ou à Barcelone, il le ferait volontiers. |
Couronnement de Philippe III le Hardi
|
Les deux rois frères furent très satisfaits de
cette réponse, et lui firent dire que l'entrevue aurait
lieu à Toulouse. Chacun se disposa donc à s'y
rendre. Le roi Charles, qui devait assister à cette
réunion, envoya au roi de France son fils, qui
était alors prince de Tarente (2) et devint roi à la
mort de son père, et il pria le roi de France de l'amener
avec lui à cette entrevue. Il fit cela, parce qu'il n'y
avait personne au monde dont il se défiât comme du
roi En Pierre d'Aragon. Il fit prier le roi de France, qui
était son neveu, de prendre des mesures telles, dans
cette réunion, qu'il n'eût rien à craindre
du roi d'Aragon. Il agissait surtout ainsi parce qu'il avait
dessein d'aller en Romanie, attaquer l'empereur
Paléologue
(3), qui s'était emparé de l'empire de
Constantinople contre toute justice, puis que l'empire
appartenait de droit aux enfants de l'empereur Baudoin, neveux
du roi Charles ; mais il craignait que pendant son absence le
roi d'Aragon ne s'emparât de son royaume. Que vous
dirai-je ? A cette entrevue
(4) se rendirent ces trois rois et ledit prince. Et si
jamais rois se fêtèrent et se réjouirent
entre eux, ce fut bien ceux-là ; mais le prince ne
reçut point un bon accueil de la part du roi En Pierre
d'Aragon, qui se montra au contraire fort sauvage et fort rude
envers lui, de sorte que le roi de France et celui de Majorque
prirent un jour le roi d'Aragon à part dans sa chambre,
et lui demandèrent comment il se faisait qu'il ne
parlât jamais au prince, et qu'il devait bien savoir ce
que ce jeune homme était son proche parent, étant
fils de sa cousine, fille du comte de Provence, qu'il avait pour
femme sa proche parente, fille du roi de Hongrie (5), et qu'il y avait ainsi
entre eux beaucoup de liens ; mais malgré tous leurs
efforts ils ne purent rien obtenir.
Le prince convia les rois de France, d'Aragon et de Majorque ;
mais le roi En Pierre ne voulant pas accepter, il fallut
renoncer au festin. Toutefois le roi de Majorque traitait le
prince honorablement, et le prince lui rendait la pareille.
Quand leurs conférences furent closes, le prince s'en
alla avec le roi de Majorque, et je les vis entrer ensemble
à Perpignan. Là on leur fit de grandes
fêtes, et le roi de Majorque l'y retint pendant huit
jours. Je laisse le prince et reviens aux
conférences.
Après quinze jours de fêtes on songea aux
affaires. Enfin le roi de France promit et jura aux rois
d'Aragon et de Majorque ; que, dans aucun temps, ni par
échange, ni autrement, il ne songerait à faire
aucun échange avec l'évêché de
Maguelonne, et qu'il ne se mêlerait nullement des affaires
de Montpellier ; il confirma de plus la bonne amitié qui
régnait entre le roi de Majorque et lui, amitié
formée lors du voyage en France du roi d'Aragon lorsqu'il
était encore infant. Cet arrangement, et plusieurs autres
bonnes conventions étant terminées, ils se
séparèrent. Le roi de France s'en alla par Cahors
et Figeac en France ; le roi En Pierre retourna en Catalogne ;
et le roi de Majorque se rendit, comme je vous l'ai dit,
à Perpignan avec le Prince.
(1) Philippe-le-Hardi, qui avait
succédé à saint Louis, son
père, en 1270. |
|
(2) Charles,
prince de Tarente, fit véritablement un voyage en
France en 1280 ; mais, suivant Nangis (Chron. de Philippe
III) il était retourné au-delà des
Alpes, au moment de la conférence de
Toulouse. |
|
(3) Michel
Paléologue s'était emparé, le 25
juillet 1261, de la ville de Constantinople, conquise en
1204 par les Francs. Charles d'Anjou, en 1280, avait
préparé une expédition contre lui ;
et ce fut pour l'éloigner de tout projet sur
Constantinople et le retenir dans son pays par les
nouveaux embarras qu'il y retrouverait, que
Paléologue encouragea Jean de Procida qui
était venu le voir à sa cour. Les
vêpres siciliennes furent dues en partie aux
encouragements de Paléologue. |
|
(4) Elle eut
lieu au mois de septembre 1280. |
|
(5) Marie,
fille d'Etienne V, roi de Hongrie. |