Après cela, ledit Mira-Bosecri voulut s'emparer de Bugron
et lui ravir son héritage. Celui-ci, apprenant ce
dessein, vit bien qu'il ne pourrait se défendre à
moins qu'il n'eût recours au roi d'Aragon. Il lui fit dire
qu'il désirait se faire chrétien par ses mains, et
que ledit seigneur roi n'avait qu'à se rendre à
Alcoyll, qui est le port du pays de Constantine, et
qu'aussitôt il lui livrerait la ville de Constantine qui
est la plus forte ville du monde, et que lui se ferait
chrétien, lui remettrait toutes les terres qu'il
possédait, et se déclarerait son homme, son
filleul, son vassal ; et il le conjurait au nom de
Jésus-Christ de recevoir ce qu'il lui offrait, car il
n'agissait ainsi que parce que Dieu l'avait prescrit à
son âme et à son corps.
Le roi ayant entendu ces choses, que lui mandait le seigneur de
Constantine par ses messagers, leva les mains au ciel et dit :
«Seigneur vrai Dieu ! louanges et grâces vous soient
rendues de ce que vous faites en ma faveur. Plaise à
votre merci que si cela doit arriver pour votre gloire et pour
le bien de mon royaume, la chose vienne à bonne fin
!»
Les messagers étaient deux chevaliers sarrazins
très prudents qui feignirent d'être venus pour le
rachat de quelques captifs, et ils remplirent leur mission si
secrètement qu'il n'y eut que le roi qui en sut rien. Le
roi manda deux marchands sages et prud'hommes ; il leur dit de
charger un navire de leurs marchandises et de partir pour
Alcoyll avec le navire. Les deux Sarrazins partirent avec eux,
emmenant dix captifs qu'ils avaient rachetés pour cacher
qu'ils fussent dans cette intrigue. Le roi ordonna à ces
marchands, quand ils seraient à Alcoyll, de monter
jusqu'à Constantine avec une partie de ces marchandises,
de voir Bugron, et de savoir si ce que ces messagers avaient dit
était vrai. Ainsi le roi voulait découvrir la
vérité, car les marchands étaient
prud'hommes et ses sujets nés ; il leur commanda, sous
peine de punition de leurs corps et de leurs biens, de ne rien
confier à personne. Comme il le commanda, ainsi fut-il
fait.
Arrivés à Constantine, ils racontèrent le
fait à Bugron, et alors le roi et Bugron furent
également assurés de leurs intentions mutuelles.
Le roi s'occupa dès lors à faire construire des
nefs, des galères, des lins et des barques pour
transporter des chevaux, et sur toute la côte on fit de
grands travaux de navires et d'immenses apprêts pour tout
ce qui est nécessaire au passage d'un tel seigneur, de
sorte que, par tous ses royaumes, chacun était
émerveillé de ces grands préparatifs. A
Collioure les forgerons ne faisaient que des ancres, et tout ce
qu'il y avait de charrons en Roussillon étaient venus
à Collioure, où ils construirent des nefs, lins,
barques et galères. Il en était de même
à Roses, Tarella, Palamos, Saint-Féliu,
Saint-Paul-de Marestin. Quant à Barcelone, il n'est pas
besoin de dire quelle peine on s'y donnait et le travail qu'on y
faisait. On faisait de même à Tarragone, Tortose,
Peniscola, Valence ; enfin sur toute la côte de la mer.
Dans l'intérieur on faisait des balistes, carreaux,
crocs, lances, dards, cuirasses, chapeaux de fer, jambards,
cuissarts, écus, pavois et mangonneaux ; sur la
côte se faisaient des trébuchets ; dans les
carrières et ailleurs on préparait des pierres
propres à être lancées ; les travaux
étaient si grands que le bruit s'en répandit dans
tout le monde.