Chapitre 44

Comment Bugron, fils de Boaps et roi de Constantine, envoya des députés au roi d'Aragon pour lui faire dire qu'il voulait se faire chrétien et devenir son homme, et lui donner Constantine et tout son pays ; et de l'immense armement que fit le roi En Pierre pour passer à Alcoyll.

Chapitre 43 Sommaire Chapitre 45

Après cela, ledit Mira-Bosecri voulut s'emparer de Bugron et lui ravir son héritage. Celui-ci, apprenant ce dessein, vit bien qu'il ne pourrait se défendre à moins qu'il n'eût recours au roi d'Aragon. Il lui fit dire qu'il désirait se faire chrétien par ses mains, et que ledit seigneur roi n'avait qu'à se rendre à Alcoyll, qui est le port du pays de Constantine, et qu'aussitôt il lui livrerait la ville de Constantine qui est la plus forte ville du monde, et que lui se ferait chrétien, lui remettrait toutes les terres qu'il possédait, et se déclarerait son homme, son filleul, son vassal ; et il le conjurait au nom de Jésus-Christ de recevoir ce qu'il lui offrait, car il n'agissait ainsi que parce que Dieu l'avait prescrit à son âme et à son corps.

Le roi ayant entendu ces choses, que lui mandait le seigneur de Constantine par ses messagers, leva les mains au ciel et dit : «Seigneur vrai Dieu ! louanges et grâces vous soient rendues de ce que vous faites en ma faveur. Plaise à votre merci que si cela doit arriver pour votre gloire et pour le bien de mon royaume, la chose vienne à bonne fin !»

Les messagers étaient deux chevaliers sarrazins très prudents qui feignirent d'être venus pour le rachat de quelques captifs, et ils remplirent leur mission si secrètement qu'il n'y eut que le roi qui en sut rien. Le roi manda deux marchands sages et prud'hommes ; il leur dit de charger un navire de leurs marchandises et de partir pour Alcoyll avec le navire. Les deux Sarrazins partirent avec eux, emmenant dix captifs qu'ils avaient rachetés pour cacher qu'ils fussent dans cette intrigue. Le roi ordonna à ces marchands, quand ils seraient à Alcoyll, de monter jusqu'à Constantine avec une partie de ces marchandises, de voir Bugron, et de savoir si ce que ces messagers avaient dit était vrai. Ainsi le roi voulait découvrir la vérité, car les marchands étaient prud'hommes et ses sujets nés ; il leur commanda, sous peine de punition de leurs corps et de leurs biens, de ne rien confier à personne. Comme il le commanda, ainsi fut-il fait.

Arrivés à Constantine, ils racontèrent le fait à Bugron, et alors le roi et Bugron furent également assurés de leurs intentions mutuelles. Le roi s'occupa dès lors à faire construire des nefs, des galères, des lins et des barques pour transporter des chevaux, et sur toute la côte on fit de grands travaux de navires et d'immenses apprêts pour tout ce qui est nécessaire au passage d'un tel seigneur, de sorte que, par tous ses royaumes, chacun était émerveillé de ces grands préparatifs. A Collioure les forgerons ne faisaient que des ancres, et tout ce qu'il y avait de charrons en Roussillon étaient venus à Collioure, où ils construirent des nefs, lins, barques et galères. Il en était de même à Roses, Tarella, Palamos, Saint-Féliu, Saint-Paul-de Marestin. Quant à Barcelone, il n'est pas besoin de dire quelle peine on s'y donnait et le travail qu'on y faisait. On faisait de même à Tarragone, Tortose, Peniscola, Valence ; enfin sur toute la côte de la mer. Dans l'intérieur on faisait des balistes, carreaux, crocs, lances, dards, cuirasses, chapeaux de fer, jambards, cuissarts, écus, pavois et mangonneaux ; sur la côte se faisaient des trébuchets ; dans les carrières et ailleurs on préparait des pierres propres à être lancées ; les travaux étaient si grands que le bruit s'en répandit dans tout le monde.


Chapitre 43 Haut de la page Chapitre 45