Etant plein de ces hautes pensées, il avait placé
dans toute l'île des officiers qui ne faisaient et
disaient que tout mal et tout orgueil. Il ne leur semblait pas
qu'il y eut au monde d'autre Dieu que le roi Charles, de sorte
qu'ils ne respectaient ni Dieu ni homme ; et ils faisaient tant
et tant que c'était une merveille que les Siciliens ne
les égorgeassent, plutôt que de souffrir tout ce
que leur faisaient ces Français. Entre autres
méfaits il arriva le suivant : Il y a à Palerme,
auprès du pont de l'Amiral, une église dans
laquelle, à toutes les fêtes de Pâques, se
rendent pour la bénédiction toute la ville et
principalement toutes les femmes de Palerme. Un jour de
Pâques donc
(1), il se trouva qu'avec les autres femmes y
allèrent plusieurs nobles dames qui étaient fort
belles. Les sergents français sortirent et
trouvèrent ces belles dames qui arrivaient,
accompagnées de nobles jeunes gens, leurs parents. Les
Français, pour avoir un prétexte de mettre la main
où ils voudraient à ces belles dames,
prétendirent que les jeunes gens portaient des armes, et
ils les visitèrent. Voyant qu'ils n'en avaient pas, ils
les accusèrent de les avoir confiées aux dames,
et, comme pour s'en assurer, ils mirent la main sur elles et
leur prirent la gorge et touchèrent partout. D'autres
hommes, qui étaient avec d'autres femmes, virent ce qui
se passait et aussi que les Français frappaient ces
jeunes gens de nerfs de boeuf, et que ceux-ci prenaient la
fuite, et ils s'écrièrent : «Ah ! Dieu le
Père ! qui pourrait supporter tant d'insolence ?»
Ces clameurs parvinrent à Dieu, et il voulut que
vengeance fût tirée de cette action et de tant
d'autres, si bien qu'il enflamma le courage de ceux qui
étaient présents à cet acte d'orgueil, et
ils s'écrièrent : «Qu'ils meurent ! qu'ils
meurent !» A peine ce cri eut-il été
poussé que tous, à coups de pierre, se
ruèrent sur les sergents français et les
tuèrent. Après les avoir tués, les
Siciliens rentrent dans Palerme en s'écriant, hommes et
femmes : «Mort aux Français !» Tout le monde
courut aussitôt aux armes, et tous les Français
trouvés dans Palerme furent mis à mort. Les gens
de Palerme désignèrent alors pour leur capitaine
messire Aleynep, qui était un des hommes les plus
honorés parmi les riches-hommes de Sicile ; après
quoi, ayant formé un corps d'armée, ils
parcoururent tous les lieux où ils savaient qu'il y
eût des Français, et visitèrent toute la
Sicile ; et tant qu'on trouva des Français il en fut
tué.
Que vous dirai-je ? toute la Sicile se
souleva contre le roi Charles ; on tua tous les Français
qu'on put rencontrer ; il n'en échappa pas un de ceux qui
étaient en Sicile
(2). Cela advint par la miséricorde de Dieu qui
souffre bien pendant un temps le pécheur, mais qui fait
tomber le glaive de sa justice sur les méchants qui ne
veulent point s'amender. C'est ainsi qu'il en frappa ces maudits
orgueilleux qui dévoraient le peuple de Sicile, peuple
toujours bon et soumis envers Dieu et envers ses seigneurs ; ce
qu'il est aujourd'hui, car il n'est pas au monde de peuple qui
ait été, soit, et, s'il plaît à Dieu,
sera toujours plus loyal envers les seigneurs qu'il a eus depuis
ce temps, ainsi que vous l'apprendrez.
Quand le roi Charles fut instruit du dommage qu'il venait
d'éprouver, il fut violemment courroucé. Il
réunit aussitôt une grande armée, et vint
assiéger Messine par terre et par mer (3) ; et cette armée
était si nombreuse qu'il y avait quinze mille hommes de
cavalerie, de l'infanterie sans nombre, et cent galères ;
et cela contre une cité qui alors n'était point
murée ; il semblait donc qu'elle dût être
prise à l'instant, vu son peu de défense ; mais ce
pouvoir n'était rien, comparé au pouvoir de Dieu,
qui gardait et protégeait les Siciliens dans leur bon
droit.
Je laisse le roi Charles assiégeant Messine, et vais
parler de la maison de Tunis et de ce qui s'y passa.
Mira-Busach ayant été fait, comme vous l'avez vu
plus haut, roi par les mains du roi En Pierre d'Aragon, son
frère Boap s'en alla à Bugia et à
Constantine, et, avec l'appui de ces deux villes, il
s'éleva contre son frère Mira-Busach et se fit
couronner roi de Bugia. Chacun des deux frères resta en
son royaume ; et plus tard quand Boaps, roi de Bugia et de
Constantine, mourut, il laissa pour roi de Bugia son fils
ainé, Mira-Bosecri, et pour seigneur de Constantine son
second fils, Bugron.
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(1) Le
30 mars 1282, lendemain de Pâques, eut lieu
le soulèvement de Palerme qui fut suivi
bientôt de l'insurrection
générale des Siciliens contre les
Français. Le massacre presque
général qui en fut fait est connu
sous le nom de Vêpres
Siciliennes.
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(2) Un seul gentilhomme français
fort estimé, nommé Porcelet, fut
épargné au milieu des massacres.
Voyez aussi la
Chronique de Procida.
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(3) Charles arriva le 16 juillet 1282
devant Messine.
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