Le roi de Majorque alla vers le roi d'Aragon ; il le pria de lui
communiquer ce qu'il avait résolu de faire, offrant de le
suivre partout avec toutes ses forces. «Frère, je
ne désire pas, lui répondit le roi, que vous me
suiviez, mais bien que vous demeuriez et preniez soin de tout
mon royaume. Au reste, je vous prie de n'être point
fâché si je ne vous découvre pas mes projets
; car s'il était quelqu'un au monde à qui je
voulusse ouvrir mon coeur, ce serait à vous ; mais je ne
puis vous faire part du but de ce voyage. Je vous prie aussi de
ne pas prendre en mauvaise part si je n'accepte l'aide ni le
secours de personne au monde, sauf celui de Dieu, de mes vassaux
et de mes sujets.»
Là-dessus le roi de Majorque n'insista pas davantage ;
le roi de Castille, et son neveu l'infant don Sanche, firent la
même démarche. L'infant don Sanche vint même
à ce sujet le voir en Aragon, et lui offrit, de la part
de son père et de la sienne, de la suivre en personne
avec toutes leurs forces, et ajouta qu'il pouvait avoir trente
ou quarante galères de Séville et de ses autres
ports, bien armées et appareillées. Que vous
dirai-je ? La même réponse lui fut faite
qu'à son frère le roi de Majorque, excepté
qu'il dit qu'il lui recommandait le soin de son royaume comme
à quelqu'un qu'il regardait comme son fils. Le seigneur
infant lui répondit : qu'il acceptait volontiers cette
recommandation et qu'il n'avait qu'à prévenir tous
ceux qu'il laissait munis de ses procurations, que, dès
qu'ils auraient besoin de quelque secours que ce fût, ils
le lui fissent dire, et que, toutes affaires cessantes, il se
rendrait près d'eux en personne avec toutes ses forces.
Le roi d'Aragon en fut très charmé ; il l'embrassa
plus de dix fois, après quoi ils prirent congé
l'un de l'autre. L'infant retourna en Castille et rendit compte
au roi son père de tout ce qui s'était passe entre
eux. «O Dieu ! s'écria le roi, quel coeur de
seigneur au monde est comparable à un coeur pareil
!»
Peu de temps après le roi don Alphonse de Castille
mourut, et l'infant don Sanche lui succéda ; mais je
laisse là le roi don Sanche de Castille et retourne au
roi d'Aragon.