Aussitôt après le départ de l'infant don
Sanche, le roi d'Aragon alla parcourir toutes ses côtes
pour inspecter les travaux. Il ordonna à Saragosse,
Tortose, Barcelone et Valence, de faire du biscuit ; et il fit
venir à Tortose une grande quantité d'avoine et de
froment, et il en fit tellement venir que Tortose ne pouvait le
contenir, et qu'on fut obligé de construire des barraques
en bois pour l'y déposer. En même temps il
écrivit à tous les riches-hommes de son royaume
qu'il voulait qu'ils vinssent avec lui dans cette
expédition, et qu'ils eussent à se préparer
à le suivre avec tant de cavaliers, tant
d'arbalétriers et tant de piétons ; et à
chacun il faisait parvenir, soit dans leurs terres, soit
là où ils voulaient, tout l'argent dont ils
avaient besoin. Il ordonna que personne n'eût à
s'occuper de s'approvisionner de viande, de vin, ni d'orge,
parce qu'il aurait soin d'avoir tout ce qui était
nécessaire pour le voyage. Le roi faisait cela, afin
qu'ils n'eussent à s'occuper chacun que du harnois de
leur personne et qu'ils arrivassent bien armés et
équipés.
La chose alla ainsi, car on ne vit jamais jusqu'ici aucun
voyage de mer aussi bien approvisionné de harnois de
corps, de chevaux, d'arbalétriers, et de gens de pied, et
de marins, que le fut celui-ci. Les ordres furent si bien
donnés qu'il s'y trouva vingt mille almogavares, tous de
la frontière, et huit mille arbalétriers des pays
d'en haut. Le roi voulut avoir auprès de lui mille
chevaliers, tous de haut parage, un grand nombre
d'arbalétriers de Tortose, d'Aragon et de Catalogne, et
de varlets de menées
(1). Que vous dirai-je ? L'armement était si
considérable que tous les rois et seigneurs du monde,
soit chrétiens, soit sarrazins, qui avaient des
possessions maritimes, se tenaient sur leurs gardes et
craignaient beaucoup pour leur pays ; car nul homme ne ni vivant
au monde n'était instruit de ses projets.
(1) Maynada, en français mesnie, menée, suite d'un seigneur et aussi du roi. |