Tandis qu'on était occupé de ces choses, on vit
venir du côté du levant deux barques armées
et bien tenues ; elles arrivèrent directement au port
avec des pavillons noirs et y abordèrent. Si vous
désirez savoir quelles étaient ces barques, et par
qui elles étaient montées, je vous dirai que
c'étaient des Siciliens de Palerme. Il s'y trouvait
quatre chevaliers et quatre citoyens envoyés par la
communauté de Sicile ; c'étaient des hommes sages
et expérimentés. Dès qu'ils eurent pris
terre, ils vinrent trouver le roi ; ils s'agenouillèrent,
baisèrent trois fois la terre, se traînèrent
à genoux jusqu'à lui, et se jetèrent
à ses pieds, et les lui serrèrent ; et tous les
huit criaient à la fois : «Seigneur, merci !»
et lui baisaient les pieds. On ne pouvait les en arracher. Tout
ainsi que la Madeleine lavait les pieds de Jésus Christ
de ses larmes, ainsi lavèrent-ils les pieds du roi de
leur larmes. Leurs cris, leurs gémissements et leurs
pleurs faisaient pitié; ils étaient
entièrement vêtus de noir. Que vous dirai-je ! Le
roi se retirant en arrière leur dit : «Que
voulez-vous ? qui êtes-vous ? d'ou venez-vous ? -
Seigneur, dirent-ils, nous sommes de la terre orpheline de
Sicile, abandonnée de Dieu, de tout seigneur et de toute
bonne aide terrestre ; malheureux captifs, nous sommes
prêts, hommes, femmes et enfants, à périr
tous aujourd'hui, si vous ne nous secourez. Nous venons,
seigneur, vers votre royale majesté de la part de ce
peuple orphelin, vous crier grâce et merci. Au nom de la
passion que notre Seigneur a soufferte sur la croix pour le
genre humain, ayez pitié de ce malheureux peuple ;
daignez le secourir, l'encourager et l'arracher à la
douleur et à l'esclavage auxquels il est réduit.
Vous devez le faire, seigneur, par trois raisons : la
première, parce que vous êtes le roi le plus saint
et le plus juste qui soit au monde ; la seconde parce que la
Sicile et tout le royaume appartient et doit appartenir à
la reine votre épouse, et après elle à vos
fils les infants, comme étant de la lignée du
saint empereur Frédéric et du saint roi Mainfroi,
qui étaient nos légitimes seigneurs. Ainsi, selon
Dieu, madame la reine Constance, votre épouse, doit
être notre reine, et vos fils et les siens doivent
être nos rois et seigneurs ; la troisième raison
enfin, parce que tout saint homme de roi est tenu de secourir
les orphelins, les mineurs et les veuves, et que la Sicile est
veuve par la perte qu'elle a faite d'un aussi bon seigneur que
le saint roi Mainfroi, et que les peuples sont orphelins,
puisqu'ils n'ont ni père ni mère qui puisse les
défendre, si Dieu, vous et les vôtres ne venez
à leur aide. Les créatures innocentes qui sont
dans cette île et n'attendent que la mort, sont comme des
mineurs en bas-âge, incapables de se conduire dans ce
grand péril. Ainsi donc, saint seigneur, aye pitié
de nous et viens prendre possession d'un royaume qui appartient
à toi et à tes enfants ; arrache-le des mains de
Pharaon ; et, comme Dieu délivra le peuple d'Israël
des mains de Pharaon, ainsi tu peux délivrer ce peuple de
la main des plus cruelles gens qui soient au monde ; car il
n'est pas au monde de plus cruelles gens que ne le sont les
Français là où ils ont le
pouvoir.»
Le roi, touché de leur malheur, les fit lever et leur
dit : «Barons, soyez les bienvenus. Il est vrai que ce
royaume revient à la reine notre épouse, et
ensuite à nos enfants. Nous sommes bien
fâchés de vos tribulations ; nous avons entendu ce
que vous étiez chargés de nous dire, et tout ce
que nous pourrons faire en votre faveur, nous le
ferons.»
Ils répliquèrent : «Que le Seigneur Dieu
vous conserve et vous fasse avoir pitié de nous,
misérables ! Voici des lettres de chacune des
cités de Sicile, ainsi que des riches-hommes, chevaliers,
villes et châteaux, tous prêts à vous
obéir comme à leur seigneur et roi, ainsi
qu'à tous vos descendants.»
Le roi prit les lettres, au nombre de plus de cent ; il ordonna
de bien loger ces députés, et de fournir, à
eux et à leur suite, tout ce dont ils pouvaient avoir
besoin.