Chapitre 54

Comment des envoyés de Sicile vinrent trouver le roi, pleins de douleur et de tristesse ; de la réponse satisfaisante qu'il leur fit ; et comment les Français sont cruels là où ils ont le pouvoir.

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Tandis qu'on était occupé de ces choses, on vit venir du côté du levant deux barques armées et bien tenues ; elles arrivèrent directement au port avec des pavillons noirs et y abordèrent. Si vous désirez savoir quelles étaient ces barques, et par qui elles étaient montées, je vous dirai que c'étaient des Siciliens de Palerme. Il s'y trouvait quatre chevaliers et quatre citoyens envoyés par la communauté de Sicile ; c'étaient des hommes sages et expérimentés. Dès qu'ils eurent pris terre, ils vinrent trouver le roi ; ils s'agenouillèrent, baisèrent trois fois la terre, se traînèrent à genoux jusqu'à lui, et se jetèrent à ses pieds, et les lui serrèrent ; et tous les huit criaient à la fois : «Seigneur, merci !» et lui baisaient les pieds. On ne pouvait les en arracher. Tout ainsi que la Madeleine lavait les pieds de Jésus Christ de ses larmes, ainsi lavèrent-ils les pieds du roi de leur larmes. Leurs cris, leurs gémissements et leurs pleurs faisaient pitié; ils étaient entièrement vêtus de noir. Que vous dirai-je ! Le roi se retirant en arrière leur dit : «Que voulez-vous ? qui êtes-vous ? d'ou venez-vous ? - Seigneur, dirent-ils, nous sommes de la terre orpheline de Sicile, abandonnée de Dieu, de tout seigneur et de toute bonne aide terrestre ; malheureux captifs, nous sommes prêts, hommes, femmes et enfants, à périr tous aujourd'hui, si vous ne nous secourez. Nous venons, seigneur, vers votre royale majesté de la part de ce peuple orphelin, vous crier grâce et merci. Au nom de la passion que notre Seigneur a soufferte sur la croix pour le genre humain, ayez pitié de ce malheureux peuple ; daignez le secourir, l'encourager et l'arracher à la douleur et à l'esclavage auxquels il est réduit. Vous devez le faire, seigneur, par trois raisons : la première, parce que vous êtes le roi le plus saint et le plus juste qui soit au monde ; la seconde parce que la Sicile et tout le royaume appartient et doit appartenir à la reine votre épouse, et après elle à vos fils les infants, comme étant de la lignée du saint empereur Frédéric et du saint roi Mainfroi, qui étaient nos légitimes seigneurs. Ainsi, selon Dieu, madame la reine Constance, votre épouse, doit être notre reine, et vos fils et les siens doivent être nos rois et seigneurs ; la troisième raison enfin, parce que tout saint homme de roi est tenu de secourir les orphelins, les mineurs et les veuves, et que la Sicile est veuve par la perte qu'elle a faite d'un aussi bon seigneur que le saint roi Mainfroi, et que les peuples sont orphelins, puisqu'ils n'ont ni père ni mère qui puisse les défendre, si Dieu, vous et les vôtres ne venez à leur aide. Les créatures innocentes qui sont dans cette île et n'attendent que la mort, sont comme des mineurs en bas-âge, incapables de se conduire dans ce grand péril. Ainsi donc, saint seigneur, aye pitié de nous et viens prendre possession d'un royaume qui appartient à toi et à tes enfants ; arrache-le des mains de Pharaon ; et, comme Dieu délivra le peuple d'Israël des mains de Pharaon, ainsi tu peux délivrer ce peuple de la main des plus cruelles gens qui soient au monde ; car il n'est pas au monde de plus cruelles gens que ne le sont les Français là où ils ont le pouvoir.»

Le roi, touché de leur malheur, les fit lever et leur dit : «Barons, soyez les bienvenus. Il est vrai que ce royaume revient à la reine notre épouse, et ensuite à nos enfants. Nous sommes bien fâchés de vos tribulations ; nous avons entendu ce que vous étiez chargés de nous dire, et tout ce que nous pourrons faire en votre faveur, nous le ferons.»

Ils répliquèrent : «Que le Seigneur Dieu vous conserve et vous fasse avoir pitié de nous, misérables ! Voici des lettres de chacune des cités de Sicile, ainsi que des riches-hommes, chevaliers, villes et châteaux, tous prêts à vous obéir comme à leur seigneur et roi, ainsi qu'à tous vos descendants.»

Le roi prit les lettres, au nombre de plus de cent ; il ordonna de bien loger ces députés, et de fournir, à eux et à leur suite, tout ce dont ils pouvaient avoir besoin.


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