Laissons là les envoyés et revenons aux Sarrazins
qui se disposaient à venir le dimanche attaquer la
bastide du comte de Pallars. Le samedi au soir le Sarrazin
revint vers le roi et lui dit : «Seigneur soyez
prêt, ainsi que votre monde, à la pointe du jour,
car l'armée sera en campagne. - J'en suis bien
aise», dit le roi ; et il donna aussitôt l'ordre
qu'à l'aube du jour les chevaux fussent armés, et
que les hommes, soit almogavares, soit gens de mer, soit
même varlets des menées, fussent tous
appareillés et réunis aux barrières, et
qu'aussitôt que les trompettes et les nacaires du roi se
feraient entendre, et que l'étendard serait
déployé, tout homme s'écriât :
«Saint George et Aragon !» et fondît à
l'instant sur l'ennemi, et qu'en attendant tous allassent se
reposer ; mais chacun était si joyeux, qu'à peine
put-on dormir cette nuit-là. Au point du jour tout le
monde fut prêt, cavaliers et gens à pied, et se
trouva auprès du roi, hors des barrières.
A l'avant-garde était le comte de Pallars, le noble En
Pierre-Ferdinand d'Ixer, et autres riches-hommes.
Quand il fut jour, les Sarrazins marchèrent en bataille
et en bon ordre contre la bastide du comte de Pallars, au Mont
de l'Escarmouche ; mais dès qu'ils aperçurent les
chrétiens ainsi préparés, ils furent
confondus et se tinrent tous pour morts ; et ils auraient
volontiers tourné le dos, s'ils l'eussent
osé.
Que vous dirai-je ? Le roi, voyant qu'ils hésitaient et
restaient immobiles, donna ordre à l'avant-garde
d'attaquer. L'étendard fut déployé ; les
trompettes et nacaires se firent entendre, et l'avant-garde
attaqua. Les Sarrazins tinrent bon, si bien que les
chrétiens ne pouvaient les enfoncer, tant ils
étaient nombreux et serrés. Le roi chargea avec
l'étendard et alla férir au milieu d'eux ; et les
Maures se débandèrent tellement que, de toute leur
avant-garde, il n'en échappa pas un seul. Il mourut
là un grand nombre de Sarrazins. Le roi voulut alors
franchir une montagne qui était devant lui, mais le comte
de Pallars et les autres riches-hommes s'écrièrent
: «Pour Dieu, seigneur, n'avancez pas, car si vous le
faites, Alcoyll et le camp sont perdus, car il ne s'y trouve que
des femmes, des enfants et des malades ; et si ce malheur nous
arrivait, nous n'aurions aucun moyen de nous procurer des
vivres. Ainsi, seigneur, au nom de Dieu, songez à votre
propre personne, car nous la prisons plus que le monde
entier.»
Le roi était si ardent à poursuivre les Sarrazins
que rien de tout ce qu'on lui disait ne le pouvait toucher ;
cependant il sentit enfin que ce qu'on lui disait était
la vérité. Il s'arrêta donc au pied de la
montagne et fit sonner la trompette ; chacun se rapprocha de lu,
après quoi on retourna gaîment et en bon ordre
à Alcoyll et on leva le camp. Les chrétiens
gagnèrent tellement dans cette journée qu'ils
furent tous à leur aise pendant tout le voyage. Les
Sarrazins furent si épouvantés qu'ils se
retirèrent à plus d'une lieue au-delà de la
place qu'ils occupaient ordinairement. Quoiqu'il leur vînt
tous les jours un tel nombre de gens qu'on n'eut pu les compter,
ils ne furent cependant pas assez hardis pour oser revenir au
même lieu où ils s'étaient trouvés.
Le roi fît brûler les cadavres des Sarrazins, pour
empêcher que l'endroit où avait eu lieu cette
rencontre ne devînt malsain.
Je laisse là le roi, et les chrétiens et les
Sarrazins, et vais vous entretenir du noble En Guillem de
Castellnou. Je veux néanmoins vous dire avant tout,
comment les Siciliens furent émerveillés en voyant
ce que le roi et ses troupes avaient fait et faisaient chaque
jour, de sorte qu'ils disaient entre eux : «Si Dieu permet
que ce roi vienne en Sicile, les Français seront tous
morts ou vaincus, et nous serons hors de tout danger ; car nous
sommes émerveillés de ce qui vient de se passer,
et jamais on ne vit de troupes aller comme celles-là au
combat avec plaisir et contentement, tandis que les autres y
marchent par force et avec crainte.» L'étonnement
qu'ils en avaient été vraiment sans bornes.