Livre XI - traduction de l'Abbé Delille (1834)

L'aurore cependant abandonnait les mers :

Enée, à ses succès mêlant des soins amers,

Des guerriers descendus dans les royaumes sombres

Est pressé d'apaiser les héroïques ombres.

Mais il veut avant tout, triomphateur pieux,

Aux dieux qui l'ont fait vaincre offrir ses justes vœux.

Par son ordre, en un lieu qui domine la plaine,

S'élève sans rameaux l'énorme tronc d'un chêne :

Là, du fougueux Mézence immolé par son bras

Il consacre l'image au grand dieu des combats ;

Il place du guerrier l'armure étincelante,

Ses javelots brisés, son aigrette sanglante ;

A la gauche il suspend son large bouclier ;

Son glaive, dont l'ivoire enveloppe l'acier,

Se rattache à son cou ; sa pesante cuirasse,

De douze coups percée, en offre encor la trace ;

Enfin ce tronc brillant, ce chêne tout armé

Paraît offrir aux yeux Mézence ranimé.

Le héros, qu'environne une nombreuse suite,

De ces braves guerriers harangue ainsi l'élite :

« Courage, mes amis ! de glorieux succès

De votre heureuse audace ont été les essais.

Plusieurs chefs sont tombés : mais ces grands sacrifices

De nos tributs guerriers ne sont que les prémices ;

A la patrie, à vous, ma main les immola :

Ce Mézence si fier, mes amis, le voilà !

Avançons maintenant, et jusques à Laurente

Suivons de nos destins la cause triomphante.

Ma voix à votre ardeur promet d'autres combats :

Préparez donc vos cœurs, vos armes et vos bras.

Mais avant tout il faut consoler la mémoire

De ceux qui de leur vie ont payé notre gloire,

Et dans leur triste asile accompagner leurs corps,

Seule marque d'honneur qui reste aux sombres bords :

C'est leur sang qui pour nous conquit une patrie ;

Allez donc, et pleurez sur leur cendre chérie.

Dans les murs, dans les bras d'un père malheureux,

Remettons ce Pallas, si grand, si généreux,

Qui dévoua pour nous sa précieuse vie,

Qu'un sort prématuré nous a sitôt ravie. »

Il dit, pleure, et retourne à ce séjour de deuil

Où du jeune héros repose le cercueil.

Acète y présidait ; ce vieillard plein de zèle,

Qui d'Evandre autrefois fut l'écuyer fidèle ;

Qui depuis, gouverneur du malheureux Pallas,

Sous un moins doux auspice avait suivi ses pas.

Là se pressaient en foule, autour du mausolée,

De ses chers serviteurs la troupe désolée,

Des Toscans, des Troyens, et des mères en pleurs

Dont les cheveux épars attestent les douleurs.

Mais au lit funéraire Enée à peine arrive,

Soudain de tous côtés sort une voix plaintive ;

Et les pleurs, les soupirs, les sanglots, les regrets,

De leur deuil unanime ont rempli le palais.

A peine il aperçoit la blessure cruelle,

Ce beau front que flétrit une pâleur mortelle,

Il gémit, il s'écrie en le baignant de pleurs :

« Objet de ma tendresse, objet de mes douleurs,

C'est quand je suis heureux que tu quittes la vie !

Tu n'as pu triomphant rentrer dans ta patrie,

Et, me félicitant de mes nouveaux destins,

Embellir un bonheur préparé par tes mains !

Etait-ce là, grand dieu ! ce qu'au sensible Evandre

Avait promis ma foi, quand ce père si tendre,

Dans son dernier adieu me pressant sur son cœur,

De l'amour paternel m'exprimait la terreur,

M'annonçait les dangers de cette horrible guerre,

Quel peuple belliqueux habitait cette terre,

D'un empire puissant m'assurait le secours,

Et de son cher Pallas me confiait les jours !

Hélas ! en ce moment sa crédule tendresse

Peut-être implore en vain l'effet de ma promesse,

Et, chargeant les autels d'offrandes et de vœux,

De sa vaine prière importune les dieux ;

Et nous, lorsque son fils descend dans la nuit sombre,

D'inutiles honneurs nous entourons son ombre !

Retour infortuné ! malheureux père, hélas !

Dans quel état affreux je lui remets Pallas !

Des larmes, des cyprès, cette tombe fatale,

Voilà de ce héros la pompe triomphale !

Mais d'un fils avili le coupable retour

Ne te forcera pas à détester le jour ;

Ta gloire sans rougir pourra voir ses blessures,

Et son grand nom vivra chez les races futures.

O douleurs ! ô regrets ! ô destins ennemis !

Quel deuil pour les Troyens ! quel malheur pour mon fils ! » 

Après avoir pleuré sur ce trépas funeste,

Le héros, pour porter ce déplorable reste,

Choisit mille guerriers, dont les nobles douleurs

Aux larmes de son père iront mêler leurs pleurs ;

Faible soulagement d'une perte si grande !

Mais l'amitié le veut, la pitié le commande.

De la pompe funèbre on hâte les travaux,

Et le lierre et l'osier, enlaçant leurs rameaux,

Du flexible cercueil forment l'architecture ;

Alentour se déploie un voile de verdure.

Là, pâle, et de sanglots, de pleurs environné,

Repose sur son lit le jeune infortuné :

Ainsi de nos bosquets la rose matinale,

Que cueille avant l'aurore une main virginale

Pour en parer son sein ou ceindre ses cheveux,

D'un reste de beauté brille encore à nos yeux ;

Mais du sol maternel une fois séparée,

Sa feuille se flétrit et meurt décolorée.

Puis deux riches habits où la belle Didon

En or avait brodé la pourpre de Sidon,

Doux présent de l'amour et son plus cher ouvrage,

Du monarque éploré sont le dernier hommage ;

L'un recouvre son corps, et l'autre ses cheveux,

Que bientôt du bûcher vont dévorer les feux.

Puis viennent à pas lents, par la foule escortées,

Les armes des vaincus en triomphe portées ;

Les lances, les chevaux aux Latins enlevés,

Et les nombreux captifs au bûcher réservés,

Malheureux dont le sang doit consoler sa cendre,

Et dans la même nuit condamnés à descendre !

Les chefs les plus vaillants portent sur des tronçons

Les glaives des vaincus où se lisent leurs noms.

Parmi cet appareil et de deuil et de gloire,

Qui de son noble élève honore la mémoire,

Acète, succombant à son âge, au chagrin,

Déchire ses habits ou se meurtrit le sein,

Ou, tombant de douleur, s'étend sur la poussière.

Après lui s'avançait, dans sa pompe guerrière,

Du malheureux Pallas le char ensanglanté :

Puis le fidèle Ethon, son coursier indompté,

Oubliant son orgueil, sa parure et les armes,

Marchait les crins pendants et l'œil gonflé de larmes.

D'autres portent ses dards, son casque étincelant ;

Le reste est à Turnus. Puis marchent à pas lent

Des Toscans, des Troyens les phalanges pressées,

Et les Arcadiens les armes renversées.

Sitôt que, précédant et suivant le cercueil,

En ordre s'avança cette pompe de deuil,

« Amis, c'en est assez, retournons, dit Énée.

A d'autres pleurs encor notre âme est condamnée,

D'autres héros pour nous ont dévoué leurs jours.

Adieu, mon cher Pallas, adieu donc pour toujours ! »

A ces mots, tout en pleurs, vers les siens il s'avance.

Il arrive et déjà demandant audience,

A la porte du camp, des envoyés latins

Venaient solliciter, l'olive dans les mains,

La faveur d'enlever et de rendre à la terre

Leurs braves compagnons, victimes de la guerre ;

Ils réclamaient les droits de l'hospitalité,

Et son projet d'hymen, et son premier traité :

« Des morts et des vaincus n'alarmaient pas sa gloire,

Et la pitié devait attendrir sa victoire. »

Le héros généreux écoute avec bonté

La voix de la justice et de l'humanité :

« O Latins ! leur dit-il, quel esprit de vengeance

A des deux nations rompu l'intelligence ?

La paix que pour les morts vous demandez ici,

Que puissent les vivants la recevoir aussi !

Je ne viens point chez vous apporter le carnage ;

Les dieux m'ont amené sur cet heureux rivage,

Et mon juste courroux n'en veut pas aux Latins.

Aux saints nœuds qui d'abord unissaient nos destins

Votre roi de Turnus a préféré les armes.

Mais lui-même, s'il veut terminer tant d'alarmes,

S'il prétend nous bannir de nos nouveaux remparts,

Qu'il vienne, c'est à lui d'en courir les hasards.

Pourquoi tous ces grands chocs, cette lutte cruelle ?

Faut-il que tant de sang coule pour sa querelle ?

Qu'il vienne contre moi signaler son grand cœur :

La mort entre nous deux nommera le vainqueur.

Vous, conduisez ces morts à leur sombre demeure :

Armés je les vainquis, immolés je les pleure. »

Frappés d'étonnement à ces mots généreux,

Les députés latins se regardent entre eux,

Et l'admirent longtemps dans un profond silence.

Enfin le vieux Drancès dont l'austère prudence,

Du jeune roi d'Ardée accusant les desseins,

Contre lui chaque jour irritait les Latins :

« O vous dont la présence a pour nous tant de charmes,

Si grand par votre nom, et plus grand par vos armes,

Oh ! comment célébrer dignement vos vertus ?

Que devons-nous chérir et révérer le plus,

Ou de votre justice ou de votre vaillance ? 

Pour prix de cet accueil, notre reconnaissance,

N'en doutez nullement, cherchera les moyens

D'unir au Latium les généreux Troyens,

Et le bon Latinus au courageux Enée.

C'est peu : ces murs promis par votre destinée,

Nous, déjà vos amis, et non plus vos rivaux,

Nous-mêmes nous voulons en hâter les travaux ;

Et nos bras fraternels porteront avec joie

Les rochers destinés à la nouvelle Troie.

Que Turnus à son gré cherche ailleurs des secours. »

Il dit : un doux murmure approuve ce discours.

Pendant deux fois six jours une trève indulgente

Suspend tous les combats. Leur troupe diligente

Pour les mêmes devoirs erre dans les forêts :

On entend sous le fer tomber les noirs cyprès ;

Le frêne, qui des vents brava longtemps la guerre,

Les pins, voisins des cieux, sont jetés sur la terre ;

Le cèdre couche au loin ses rameaux odorants ;

Le chêne en longs éclats cède aux coins déchirants ;

Les bois, les champs, les monts de leurs coups retentissent,

Et sous leurs verts fardeaux les chars roulants gémissent.

Mais déjà dans les murs, sous les toits paternels,

Par de sinistres bruits, avant-coureurs cruels ;

L'agile Renommée avait pris soin d'apprendre

Et la mort de Pallas et le malheur d'Evandre ;

La prompte Renommée, hélas ! de qui la voix

Naguère se plaisait à conter ses exploits.

On accourt, et, suivant l'usage de ses pères,

L'Arcadien saisit des torches funéraires ;

De loin on voit briller dans les champs d'alentour

Deux longs rangs de flambeaux, tristes rivaux du jour.

Porté par les Troyens l'affreux cercueil arrive :

Tous entrent à la fois dans la cité plaintive.

A ce funèbre aspect, frappant leurs seins meurtris,

Les mères font ouïr de lamentables cris.

Leur lugubre clameur s'est fait à peine entendre,

Son âge, ses amis, rien ne retient Evandre ;

Sur le fatal cercueil qui vient de s'arrêter

Le malheureux vieillard court se précipiter,

Se jette sur son fils, entre ses bras le presse,

S'efforce d'exhaler la douleur qui l'oppresse,

Et ne peut que gémir. Enfin, lorsqu'une fois

La souffrance eut rendu le passage à sa voix :

« O Pallas ! est-ce ainsi que ton cœur téméraire

Epargna ta jeunesse et les vieux ans d'un père ?

Ah ! j'ai dû le prévoir ; et pouvais-je oublier

Combien ont de pouvoir sur un jeune guerrier

Les premières faveurs que promet la victoire,

Le début du courage, et l'essai de la gloire ?

O fils trop magnanime et trop tôt moissonné !

Apprentissage affreux ! prélude infortuné !

Voilà comme les dieux exaucent la prière

D'un malheureux vieillard et d'un malheureux père !

Toi qui dans le tombeau précédas ton époux,

De ton heureux trépas combien je suis jaloux !

Tu n'as pas de ton fils vu la pompe funeste ;

Et moi, de mes vieux ans traînant le triste reste,

J'ai prolongé mes jours pour voir trancher les siens.

Oh ! que n'ai-je suivi les drapeaux des Troyens !

Evandre eût péri seul, et ce deuil funéraire

Aurait au lieu du fils accompagné le père.

Et vous que j'ai reçus, vous qu'ont serrés mes bras,

O Troyens ! ma douleur ne vous accuse pas.

Hélas ! ce coup fatal attendait ma vieillesse.

Mais, si le sort cruel moissonna sa jeunesse,

Il meurt en combattant pour moi, pour ses amis,

Il meurt environné d'un monceau d'ennemis :

Eh ! quels plus doux honneurs le malheureux Evandre,

O mon fils ! pouvait-il présenter à ta cendre,

Que tous ces monuments, ces fruits de tes exploits,

Que portent en pleurant trois peuples à la fois,

Ces dards, ces boucliers, garants de ta mémoire,

Et ce deuil triomphant que conduit la victoire ?

Et toi, Turnus, et toi, son superbe vainqueur,

Si son trop jeune bras n'eût trahi son grand cœur,

Ta mort eût elle-même illustré son courage :

Ton égal en valeur, il fut vaincu par l'âge.

Mais c'est trop par mes pleurs retarder les combats :

Allez, braves Troyens, retournez sur vos pas ;

Dites à votre roi que je hais la lumière,

Qu'il n'est plus sans mon fils de bonheur pour son père.

C'est à lui qu'en partant mon Pallas fut remis :

Il doit vengeance au père, il la doit à son fils ;

Tous deux nous l'attendons : voilà le seul service

Qui puisse du destin corriger l'injustice ;

Voilà le seul moyen de me prouver sa foi.

Des plaisirs ! des grandeurs ! il n'en est plus pour moi ;

Mais je veux à Pallas, dans le royaume sombre,

Apprendre que Turnus est promis à son ombre, »

L'Aurore cependant, versant des feux nouveaux,

Aux malheureux mortels ramenait les travaux ;

Les Troyens, les Toscans, pleins d'une ardeur égale,

Hâtent de leurs guerriers la pompe sépulcrale.

Les deux peuples amis, de mille arbres divers

Elèvent un bûcher sur la rive des mers :

Là, chacun en pleurant, suivant l'antique usage,

Va porter les objets de son lugubre hommage.

Déjà l'on voit au loin les flammes s'allumer,

Et dans l'air obscurci leur tourbillon fumer.

Trois fois autour des feux, dans sa morne tristesse,

A tourné des deux camps la brillante jeunesse ;

Trois fois, poussant des cris funèbres et guerriers,

Autour du bois fatal ils guident leurs coursiers :

Ces yeux jadis si fiers sont humectés de larmes ;

Ils en trempent la terre, ils en baignent leurs armes :

L'on entend retentir les coteaux, les vallons,

Et du bruit des sanglots et du bruit des clairons.

Les uns, de leurs amis honorant la mémoire,

Jettent dans le bûcher les signes de leur gloire ;

Là, des glaives conquis, des dards étincelants,

Et des chars qui volaient sur leurs essieux brûlants,

Des casques, des freins d'or, des aigrettes brillantes,

En foule sont livrés aux flammes dévorantes.

Quelques-uns, en hommage à ces braves guerriers,

Offrent des dons connus, leurs traits, leurs boucliers,

Et le fer impuissant qui trahit leur vaillance.

Cependant on immole une hécatombe immense ;

Le taureau, l'animal qu'on engraisse de glands,

Ensemble sont livrés aux bûchers dévorants.

Ces malheureux guerriers, consumés par les flammes,

De leurs tristes amis attendrissent les âmes :

Plusieurs veillent assis à côté du bûcher ;

Rien à ces chers objets ne peut les arracher,

Jusqu'à l'heure où la nuit, rayonnante d'étoiles,

Sur ces touchants tableaux vient déployer ses voiles.

Les Latins, à leur tour, dans des bûchers nombreux

Consument de leurs morts les restes malheureux ;

D'autres sont inhumés dans ces fatales plaines ;

Quelques-uns sont portés dans les cités prochaines :

Le vulgaire en monceaux brûle confusément,

Et l'œil parcourt au loin ce vaste embrasement.

Pour la troisième fois le jour venait d'éclore,

Dans ces tristes emplois il les retrouve encore.

Les uns vont recueillir ces ossements chéris,

Les autres dans la terre enferment leurs débris.

 

Mais c'est dans les remparts de la triste Laurente

Que la douleur se montre encor plus déchirante.

Là, des mères en deuil, de malheureuses sœurs,

Celles qui de l'hymen regrettent les douceurs,

Les pères sans enfants, les fils privés d'un père,

Tout maudit des combats la fureur meurtrière,

Tous détestent Turnus et son hymen fatal :

« Que ne va-t-il lui-même attaquer son rival ?

Jaloux du premier rang, quelque prix qu'il en coûte,

C'est à lui, disent-ils, de s'en frayer la route. »

Son ennemi Drancès appuyait ces discours :

« Le Troyen n'en veut pas à nos biens, à nos jours ;

C'est Turnus qu'il attend, c'est Turnus qu'il défie ;

Faut-il qu'à son orgueil l'état se sacrifie ? »

D'autres vengent Turnus : « Il a pour lui ses droits,

Le grand nom de la reine, et ses brillants exploits. »

Cependant, revenus de leur noble message,

Dont le triste succès se peint sur leur visage,

Ceux qu'au grand Diomède envoya Latinus

Viennent de ce héros annoncer le refus.

Les présents, la prière, ont été sans puissance :

Il faut donc recourir à quelque autre alliance,

Ou demander la paix au héros d'Ilion.

Latinus s'abandonne à son affliction.

Tant de morts, tant de sang l'ont averti qu'Enée

Est ce roi qu'aux Latins promet la destinée.

Soudain dans son palais ses souveraines lois

Appellent son conseil. Accourue à sa voix,

Des premiers de l'état la foule l'environne.

Le sceptre dans la main, sur son front la couronne,

Le premier par son âge et par l'autorité,

Le roi s'assied : alors, d'un air de majesté,

Aux députés latins il ordonne d'apprendre

Ce que de Diomède enfin on peut attendre.

Tout prend en sa présence un air respectueux ;

On se tait, Vénulus, d'un ton majestueux,

Parle en ces mots : « Enfants de l'antique Ausonie,

Nous avons vu des Grecs l'illustre colonie.

Après mille travaux, après mille dangers,

Dans les murs qu'ont bâtis ces nobles étrangers

Nous avons vu leur chef que Laurente réclame,

Et touché cette main sous qui tomba Pergame.

Au pied du mont Gargan son bras victorieux

D'Argyripe fondait les remparts glorieux :

Dignes enfants d'Argos, les peuples de la Pouille

De la triste Phrygie ont reçu la dépouille.

Introduits devant lui, nos présents étalés,

Nous lui disons nos noms, de quels lieux reculés

Nous venons sur ses bords, quel sujet nous amène. » 

Le héros nous répond : « O race ausonienne !

Bon peuple de Saturne, et si sage et si doux !

A votre longue paix pourquoi renoncez-vous ?

Aux enfants d'Ilion ne livrez point la guerre.

Nous tous, de qui l'audace a profané leur terre,

Sans vous parler ici de ces braves guerriers

Que la mort sous leurs murs moissonna par milliers,

De ceux que dans ses flots roule encor le Scamandre,

Nous avons payé cher leurs murs réduits en cendre.

De malheurs en malheurs traînés dans l'univers,

Hélas ! Priam lui-même aurait plaint nos revers :

J'en atteste Pallas déchaînant sur nos têtes

Et le courroux des vents et l'horreur des tempêtes,

Et le mont Capharée, et son rocher vengeur.

Après ces grands combats, malheureux voyageur,

Que dis-je ? fugitif sur la terre et sur l'onde,

Ménélas a traîné sa course vagabonde

Jusqu'aux bords de Protée ; et dans leur antre affreux

Ulysse a vu d'Etna les enfants monstrueux.

Vous dirai-je Pyrrhus égorgé par Oreste,

Idoménée aux dieux offrant son vœu funeste,

Les compagnons d'Ajax et ses fiers Locriens

Jetés par la tempête aux sables libyens ?

Agamemnon enfin, leur monarque suprême,

Dans son propre palais, par sa femme elle-même

Lâchement égorgé, laisse à son traître amant

Et son trône et son lit de son meurtre fumant.

Et moi, près d'en jouir, la fortune jalouse

M'envia ma patrie et m'ôta mon épouse.

Pour comble de malheur, un destin odieux

Du supplice des miens épouvanta mes yeux :

Le long des eaux, le long de leurs sauvages rives,

J'entends leur triste vol, j'entends leurs voix plaintives !

J'avais trop mérité ce destin plein d'horreur ;

Je devais le prévoir, le jour que ma fureur

Osa des immortels provoquer la colère,

Et du sang de Vénus teindre un fer téméraire.

Souffrez donc que j'oublie en une douce paix

Les maux que j'ai soufferts et tous ceux que j'ai faits.

J'abhorre les combats, je pleure sur ma gloire

Et voudrais racheter ma coupable victoire.

Ces présents que vos mains ont apportés pour moi,

Faites-en pour Énée un plus utile emploi :

C'est lui qu'il faut gagner. De sa haute vaillance

J'ai fait plus d'une fois la dure expérience,

Et dans plus d'un combat mes yeux ont vu de près

De quel bras foudroyant il fait voler ses traits.

Si deux héros pareils avaient défendu Troie,

Les vainqueurs des vaincus auraient été la proie,

Et la Grèce eût changé, rabattant son orgueil,

Ses pompes de victoire en des pompes de deuil.

Avec le grand Hector le valeureux Énée

Recula de dix ans leur fatale journée :

Tous deux pleins de vertus, pleins de valeur tous deux ;

Mais rien n'égale Enée en respect pour les dieux :

Que ne l'ai-je imité ! Vous, cessant vos querelles,

Renouez de la paix les chaînes mutuelles ;

Prévenez ce grand choc aux deux peuples fatal,

Et surtout gardez-vous d'un combat inégal... »

De la part de ce roi voilà ce que j'annonce ;

Tels sont ses sentimens, et telle est sa réponse :

Nos devoirs sont remplis. » Il dit, et le conseil

Aussitôt fait entendre un bruit sourd et pareil

A celui d'un torrent qui, fuyant de sa source,

Trouve sur son passage un obstacle à sa course,

Et va contre le roc qui le tient arrêté

Se plaindre en murmurant de sa captivité.

Mais enfin le tumulte a fait place au silence ;

Le roi s'adresse aux dieux, se rassied, et commence :

« Citoyens, vous voyez, nos dangers sont pressants ;

Nos murs sont entourés d'ennemis menaçants ;

Ailleurs on nous attaque, ici l'on délibère :

Mon devoir m'imposait un soin plus nécessaire,

Sans doute ; et je devais, évitant ces lenteurs,

Rassembler des soldats, et non des orateurs.

En vain nous combattons contre un peuple indomptable,

Contre un peuple divin que nul revers n'accable ;

Rien ne trouble leurs cœurs, rien n'affaiblit leurs bras ;

Vaincus, vous les voyez revoler aux combats.

Nous avons dans nos maux imploré Diomède ;

Ce roi, vous l'entendez, nous refuse son aide.

Dès lors abandonnés à notre propre effort,

Vainement nous osons lutter contre le sort ;

Ces champs couverts de morts, et ce ravage immense,

Tout atteste nos maux et dit notre impuissance.

Je n'en accuse point nos chefs ni nos soldats ;

J'ai vu dans tous les rangs et dans tous les états

Briller du bien public la noble jalousie ;

Et l'Ausonie entière a combattu l'Asie.

Maintenant apprenez quels accommodements

Semblent nous conseiller ces grands évènements.

Des lieux qu'arrose en paix le fleuve d'Etrurie

A ceux où des Sabins commence la patrie,

S'étend vers le couchant un terrain montueux,

Sauvage en apparence, et pourtant fructueux ;

L'Aurunce et le Rutule en cultivent la pente ;

La moisson y jaunit, et la vigne y serpente ;

La part la plus stérile est livrée aux troupeaux.

Cette contrée entière, et ces âpres coteaux,

Qu'une forêt de pins couvre de son ombrage,

Aux Troyens apaisés cédons-les en partage ;

Et, d'une heureuse paix resserrant les liens,

Partageons avec eux les droits de citoyens.

Enfin, si leur penchant préfère cet asile,

Qu'ils y fixent leur sort, qu'ils y fondent leur ville :

Ou si leur choix les porte en des climats nouveaux,

J'y consens ; composons de deux fois dix vaisseaux,

D'un plus grand nombre encor, si leur chef le désire,

Une flotte qui puisse à son gré les conduire.

Qu'il règle leur grandeur, leur forme, leurs agrès :

L'argent, les bras, le bois et les chantiers sont prêts.

C'est peu : cent députés, la fleur de la noblesse,

Iront, l'olive en main, leur porter la promesse

D'une constante foi ; que mon riche trésor

Leur prodigue à leur gré l'argent, l'ivoire et l'or,

Magnifiques garants de ma bonté royale ;

Qu'enfin avec ces dons la chaise impériale,

La trabée, ornement des superbes grandeurs,

Soit portée à leur roi par mes ambassadeurs.

Délibérez, jugez ce que ma voix propose,

Et que d'un long malheur l'empire enfin repose. »

Drancès se lève alors, Drancès que dès longtemps

Offusquent de Turnus les exploits éclatants,

Qui, jaloux en secret de sa haute fortune,

Ne souffre qu'à regret sa grandeur importune ;

Libéral, éclairé, puissant dans le sénat,

Hardi dans les conseils, et timide au combat,

Habile à soulever le crédule vulgaire,

Né d'un père inconnu, fier du sang de sa mère ;

Il se lève, et sa haine, exhalant son aigreur,

De Turnus en ces mots irrite la fureur :

« O vous, roi bienfaisant, qu'on aime et qu'on révère,

Sur nos vrais intérêts votre voix nous éclaire :

Qu'est-il ici besoin d'un stérile débat ?

Chacun connaît assez les besoins de l'état ;

Mais nul n'ose en parler avec pleine franchise.

Que celui dont l'audace ici nous tyrannise,

De son esprit hautain rabatte la fierté,

Et rende à nos discours toute leur liberté ;

Lui qui, j'ose le dire aux dépens de ma vie,

Nourrissant des grandeurs l'ambitieuse envie,

Immola tant de chefs à son sinistre orgueil.

Et couvrit tout l'état d'un nuage de deuil ;

Lui qui brave en leurs murs les enfants de Pergame,

Pour s'échapper bientôt par une fuite infâme,

Et, loin des champs de Mars, relégué sur les mers,

De sa vaine bravade épouvante les airs.

Faites plus : à vos dons, ô glorieux monarque, 

Joignez de votre amour, joignez une autre marque ;

Et, fermant votre oreille aux vains cris d'un rival,

Serrez ces nœuds de paix par le nœud conjugal.

Que si le fier Turnus répand tant d'épouvante,

Eh bien ! cédons, prenons une voix suppliante,

Demandons-lui la vie, implorons à genoux

Ses bontés pour le roi, pour l'état et pour nous ;

Qu'il nous laisse une part de nos droits légitimes !

Trop longtemps des combats nous fûmes les victimes :

Vous, à qui nous devons tous les maux qu'ils ont faits,

Terminez cette guerre, et donnez-nous la paix..

Lavinie en est seule un infaillible gage ;

Qu'au héros des Troyens un nœud sacré l'engage :

C'est le vœu de l'état ; et moi-même avant tous

(Moi, que vous prétendez animé contre vous,

Et je ne perdrai pas de temps à m'en défendre),

Je demande à genoux que le roi l'ait pour gendre.

Laissons là nos débats et notre Inimitié ;

Des malheureux Latins ayez quelque pitié ;

Vaincu, retirez-vous, que votre orgueil fléchisse ;

Enfin faites-nous grâce, et rendez-vous justice.

Assez nous avons vu nos guérets dépeuplés,

Nos remparts investis, et nos champs désolés.

Et si votre grand cœur compte sur sa vaillance,

S'il aspire à l'honneur d'une illustre alliance,

A tous ces grands débats nous sommes étrangers,

Le prix en est pour vous, courez-en les dangers.

Eh quoi ! pour que Turnus, nommé par la victoire,

Ait d'un hymen royal le profit et la gloire,

Nous, ses vils instruments et son servile appui,

Sans gloire et sans tombeaux nous périrons pour lui !

Allons, si l'honneur parle à ce cœur magnanime,

Si du sang paternel quelque goutte l'anime,

Partez, méritez seul ce triomphe éclatant ;

Votre rival est prêt, et l'honneur vous attend. »

Ce discours, de Turnus accroît la violence ;

Il en frémit de rage ; et, rompant le silence,

« Oui, vous êtes, Drancès, fécond en beaux discours,

Il faut que j'en convienne ; et l'on vous voit toujours,

Tranquille harangueur au sein de nos murailles,

Le premier au conseil, le dernier aux batailles.

Quand les dangers sont loin, lorsqu'à flots débordés

Le sang ne coule pas dans nos champs inondés,

Il est beau de vous voir, redoutable en paroles,

Débiter sans péril vos bravades frivoles.

Eh bien ! parlez, tonnez, insultez à ma peur,

Vous, Drancès, dont nos camps admirent la valeur ;

Vous dont tant de hauts faits honorent la mémoire,

Dont tant de monuments ont consacré la gloire...

Mais c'est trop supporter un stérile repos ;

Laissez là l'orateur, et montrez le héros :

L'ennemi nous attend, le danger nous appelle ;

Marchons... Eh quoi ! déjà ton courage chancelle !

N'auras-tu donc jamais un cœur que pour haïr,

D'audace qu'à parler, d'habileté qu'à fuir ?

Je suis vaincu, dis-tu ! Moi vaincu, misérable !

Moi qui dans plus d'un jour à jamais mémorable

Fis regorger le Tibre et de sang et de morts !

Moi que Pallas a vu, foulant aux pieds son corps,

Remplir les murs d'Évandre et de deuil et de larmes !

Moi qui de ses guerriers ai fait tomber les armes !

Ah ! tel ne m'ont pas vu Pandare et Bitias,

Et ces milliers de morts entassés par mon bras,

Lorsqu'en leur propre camp, en leurs propres murailles,

Ce bras victorieux semait les funérailles.

Le peuple craint la guerre ! Exécrable imposteur !

C'est aux Troyens, à toi, de connaître la peur.

Cependant par tes cris sème ici l'épouvante ;

Digne ami des brigands que ta lâcheté vante,

Célèbre ce guerrier que j'ai vaincu deux fois,

Et des braves Latins ravale les exploits.

A l'entendre parler de ces héros d'Asie,

Diomède d'effroi sent son âme saisie,

Ajax pâlit, Achille a tremblé pour ses jours,

Et l'Aufide sanglant a rebroussé son cours.

A l'entendre, de moi le traître a tout à craindre :

Pour me faire haïr, il veut se faire plaindre.

Vil calomniateur ! rassure-toi, ce bras

A de pareils exploits ne s'abaissera pas ;

Ne crains pas que ton sang jamais me déshonore :

Garde dans ce corps vil ce cœur plus vil encore :

Mon dédain m'a vengé. Maintenant, ô grand roi !

Parlons de nos dangers : si, glacés par l'effroi,

Nous daignons écouter de précoces alarmes,

A peine encore armés, si nous jetons les armes,

Si tout est décidé dès le premier combat,

Si tout espoir enfin est perdu pour l'état ;

Oui, demandons la paix, congédions l'armée,

Et tendons au vainqueur une main désarmée.

Que dis-je ? ah ! de ce sang qui brûlait pour l'honneur,

Si quelque goutte encore animait notre cœur,

Bien loin de racheter une odieuse vie,

O mes concitoyens ! nous porterions envie

A ceux qui, succombant dans le champ des combats,

Ont repoussé la honte et choisi le trépas.

Mais si rien n'est perdu, si le destin nous laisse

Pour venger nos malheurs une brave jeunesse,

Si de riches cités, des peuples florissants,

S'offrent à nous aider de leurs secours puissants ;

Enfin si les Troyens, affaiblis par leur gloire,

Ont par des flots de sang acheté la victoire,

Si la mort dans leurs rangs fit un ravage égal ;

Pourquoi, quand Mars à peine a donné le signal,

Quitter honteusement une noble carrière ?

Et dès le premier pas retourner en arrière ?

Ignorons-nous le sort et ses jeux inconstants ?

Il détruit, il répare, il change avec le temps,

Et, jetant à son gré des fers ou des couronnes,

Des états ébranlés raffermit les colonnes.

Nous n'aurons pas, dis-tu, le monarque d'Arpos ;

Mais Messape est à nous, mais à nos fiers drapeaux

Tolumnius unit ses enseignes heureuses :

Mais du brave Coras les troupes valeureuses

Pour nous de leurs remparts s'avancent par milliers ;

Mais Camille, en courage égalant nos guerriers,

Semble oublier son sexe ; et déjà dans la plaine

Ses brillants escadrons environnent leur reine.

Que si, pour terminer ces importants débats,

C'est moi, c'est moi tout seul qu'on appelle aux combats,

La victoire à ce point ne m'est pas infidèle

Que je n'ose briguer une palme si belle ;

Contre ce Phrygien je marche sans effroi,

Et chéris un péril qui n'expose que moi.

Fût-il dans les combats aussi vaillant qu'Achille,

En vain Vulcain lui-même a d'une main habile

Forgé le bouclier dont il arme son bras,

Pour vous, pour Latinus je me voue au trépas.

Moi, le digne rival (du moins j'ose le croire)

Des plus fameux héros que vante notre histoire,

On me défie ! Eh bien ! quel qu'en soit le succès,

J'y vole, et ne veux pas que le lâche Drancès,

Si je dois du destin éprouver l'injustice,

Souille en le partageant un si beau sacrifice,

Ou, si le juste ciel me prête son appui,

Me ravisse un laurier qui n'est pas fait pour lui. »

 

Durant ces grands débats, du monarque de Troie

L'armée impatiente en ordre se déploie ;

Des rivages du Tibre il marche, et des Toscans

Les bataillons en foule abandonnent leurs camps :

Les champs en sont couverts. Un avis trop fidèle

En apporte au palais l'effrayante nouvelle.

À ce bruit imprévu, du peuple impétueux

On entend s'agiter les flots tumultueux ;

Au funeste récit succède un cri d'alarmes :

« Aux armes, citoyens ! qu'on nous donne des armes ! »

Répète avec transport la jeunesse en fureur.

Les vieillards éplorés sont muets de terreur ;

L'espérance et l'effroi dans les cœurs se balancent,

Et leurs cris discordants jusques aux cieux s'élancent :

Tels des sons confondus de leurs bruyantes voix

D'innombrables oiseaux font retentir les bois ;

Des cygnes attroupés sur les bords du Méandre

Tels en accents confus les chants se font entendre.

Turnus saisit l'instant : « Paisibles magistrats,

Courage, poursuivez vos tranquilles débats,

Tandis que des Troyens l'armée est à vos portes ! »

Il dit, part, et s'échappe. « Et vous, de vos cohortes,

Volusus, reprend-il, déployez les drapeaux ;

Vous, Messape, au combat préparez vos chevaux ;

Partez, brave Coras, suivi de votre frère ;

Vous, redoublez des murs la défense guerrière ;

Les autres avec moi tenteront les hasards. »

Le trouble cependant règne dans les remparts.

Le roi consulte en vain sa prudence étonnée ;

Il hésite ; il gémit d'avoir du grand Enée

Méconnu les destins ; il voudrait aujourd'hui

Avoir choisi pour gendre un héros tel que lui.

Tandis qu'il va cacher son repentir stérile,

Les Latins de fossés environnent leur ville,

La hérissent de pieux, l'entourent de remparts ;

On voit au haut des tours les enfants, les vieillards ;

Ce grand péril confond le rang, la force et l'âge :

Et l'airain belliqueux anime leur courage.

Elle-même, au milieu des femmes de la cour,

Pour détourner les maux de ce funeste jour,

Aux autels de Pallas entourés de guirlandes,

La reine vient porter de superbes offrandes :

Cause aimable des maux dont on est menacé,

Lavinie auprès d'elle a le regard baissé.

Les mères, à sa suite, apportant leur hommage,

Font fumer leur encens qui s'élève en nuage,

Et du seuil de son temple à Pallas s'adressant :

« Déesse des combats ! viens, que ton bras puissant

Brise du Phrygien la lance meurtrière,

Et le laisse sanglant couché sur la poussière ! »

 

Cependant, déjà prêt à braver les hasards,

Turnus a revêtu l'or de ses longs cuissards ;

Et déjà sur son sein, avide de batailles,

Sa cuirasse d'airain hérisse ses écailles ;

Sa tête est nue encor, mais son riche cimier

Est prêt à la couvrir de son panache altier.

A son côté déjà pend son glaive fidèle.

Il s'agite, il frémit ; et de la citadelle,

Dans son habit guerrier tout éblouissant d'or,

Déjà brûlant de vaincre il a pris son essor :

Tel un coursier captif, mais fougueux et sauvage,

Las des molles langueurs d'un oisif esclavage,

Tout à coup rompt sa chaîne, et loin de sa prison,

Possesseur libre enfin de l'immense horizon,

Tantôt fier, l'œil en feu, les narines fumantes,

Demande aux vents les lieux où paissent ses amantes ;

Tantôt, par la chaleur et la soif enflammé,

Court, bondit, et se plonge au fleuve accoutumé ;

Tantôt, le cou dressé, du pied frappant les ondes,

Pour reprendre à son choix ses courses vagabondes,

Part, et dans un vallon propice à ses ébats,

Battant l'air de sa tête et les champs de ses pas,

Levant ses crins mouvants que le zéphyr déploie,

Vole, frémit d'amour, et d'orgueil, et de joie.

 

Elle-même guidant ses escadrons poudreux,

Camille tout à coup vient s'offrir à ses yeux.

A peine parvenue aux portes de la ville,

Légère elle descend de son coursier docile ;

Son escadron l'imite ; et soudain au héros

Avec une voix fière elle adresse ces mots :

« Chacun doit écouter l'instinct de son courage ;

J'ai consulté le mien, me voici ; je m'engage,

Turnus, à terrasser les insolents Troyens :

Seule je veux marcher aux fiers Tyrrhéniens,

Seule à leurs escadrons j'oppose mon audace.

Vous, de vos bataillons que l'invincible masse

Protège nos remparts, et laissez à mon bras

Et les premiers dangers, et les premiers combats. »

L'intrépide Turnus que son courage étonne :

« Que ne vous dois-je pas, valeureuse amazone !

Des guerriers d'Italie exemple glorieux,

Venez donc partager ces honneurs dangereux.

Si de nos éclaireurs le rapport est sincère,

Énée a fait partir une troupe légère

Qui doit battre la plaine et tromper les regards.

Lui, prêt à rassembler ses pelotons épars,

Il doit des monts voisins s'élancer sur la ville :

Répondons par un piège à son piège inutile ;

Dans la gorge du mont, sous ces bois ténébreux,

Je l'attendrai, suivi de combattants nombreux :

Vous, des braves Latins, des enfants d'Etrurie,

Rivale des héros, dirigez la furie ;

Le généreux Messape, et Catille, et Coras,

Unis sous vos drapeaux, marcheront sur vos pas. »

Ensuite, s'adressant à ces chefs qu'elle anime,

Il verse dans leurs cœurs son espoir magnanime.

Leur courage docile à ses lois est soumis.

 

Tout à coup il s'élance et vole aux ennemis.

Un noir vallon s'étend dans ces monts solitaires,

Dont le terrain, propice aux pièges militaires,

De toutes parts s'enfonce en sinueux détours.

Une épaisse forêt sur ces vastes contours

Penche son noir ombrage, et sous sa voûte obscure

Ne laisse d'autre accès qu'une étroite ouverture.

Une plaine au-dessus, cachée à tous les yeux,

Présente une retraite, un abri spacieux

Qui sur les ennemis règne avec avantage

Et de tous les côtés menace leur passage.

Là Turnus à son choix peut combattre en tous sens,

Les fuir, les attaquer, ou des rocs bondissants

Précipiter sur eux la masse impétueuse.

Suivant donc des chemins la pente tortueuse,

Il accourt, et, caché dans l'immense forêt,

Attend les Phrygiens dans ce poste secret.

Diane cependant, sur la voûte azurée,

Entretenant Opis, sa compagne sacrée,

Exprimait en ces mots ses plaintives frayeurs :

« Toi, l'honneur de mes bois, l'ornement de mes chœurs,

Chère Opis ! tu le sais, mon aimable Camille,

Portant mes traits, mon arc, hélas ! arme inutile,

Affronte les combats. Ce n'est pas de ce jour

Que cette jeune nymphe est chère à mon amour.

Je me rappelle encor sa naissance fatale.

Chassé de Privernum, sa vieille capitale,

Par son peuple irrité de ses fiers attentats,

Son père Métabus, privé de ses états,

Fuyait de bois en bois, de montagne en montagne :

D'un exil qu'elle ignore innocente compagne,

Camille encore enfant consolait son chagrin ;

Son père malheureux la pressait sur son sein,

Et, tremblant pour l'objet de ses tendres alarmes,

Fuyait, prêtant l'oreille au bruit lointain des armes.

Dans sa fuite soudain se présente à ses yeux

L'Amasène grondant, dont les flots furieux,

Grossis pendant la nuit par les eaux des orages,

Roulaient gonflés d'écume, et battaient ses rivages.

Il s'arrête : il voudrait, dans son premier transport,

S'élancer à la nage et gagner l'autre bord ;

Mais, tremblant pour l'objet de sa tendresse extrême,

Il craint pour ce doux poids bien plus que pour lui-même.

Longtemps il délibère ; il se décide enfin :

Autour d'un bois noueux dont il arme sa main,

De son cœur inquiet la crainte paternelle

L'enveloppe avec soin d'une écorce fidèle,

Saisit ce faible enfant élevé dans mes bois,

Et m'adresse en ces mots sa suppliante voix :

« O déesse, tu vois cette fille adorée

Que des dieux paternels ma fuite a séparée ;

Son père en ce moment la voue à tes autels ;

Prends pitié de tous deux dans ces dangers cruels !

Pour la première fois elle a saisi tes armes :

Elle fuit un vil peuple, auteur de mes alarmes.

Tandis qu'avec ce trait elle va fendre l'air,

O Diane ! prends soin de ce dépôt si cher ;

Déesse, c'est ton bien qu'à tes soins je confie ;

A toi seule à jamais appartiendra sa vie... »

Il dit, lance le dard de son bras vigoureux ;

Le fleuve en retentit, avec le trait heureux

Camille fend les airs et vole à l'autre rive.

L'ennemi s'approchait ; lui, devant qu'il arrive,

S'élance, nage, aborde, et d'un bras triomphant

Arrache du gazon son dard et son enfant,

Cet enfant, désormais réclamé par Diane.

La ville ne fut point sa demeure profane ;

Son père à ce séjour préféra les forêts ;

Moi-même la cachai dans des antres secrets.

D'une fière jument, sa nourrice sauvage,

Sur sa lèvre enfantine exprimant le breuvage,

Son père l'élevait, et sa jeune fierté

Prit du cœur paternel la farouche âpreté.

Sur ses pieds chancelants elle se tient à peine,

Et de ses premiers pas marque la molle arène :

Déjà ses traits en main elle court dans les bois,

Portant son arc léger et son petit carquois.

Une robe à longs plis n'était point sa parure,

L'or ne renouait point sa simple chevelure ;

Derrière elle pendait la peau d'un léopard.

Déjà sa jeune main savait lancer un dard ;

Et la fronde en tournant rasait sa jeune tête ;

Déjà, d'un air vainqueur rapportant sa conquête,

Elle offrait en triomphe à son père enchanté,

Ou la grue au long bec, ou le cygne argenté.

Jusqu'au fond des déserts où mes soins la cachèrent,

Les plus nobles Toscans en vain la recherchèrent ;

Préférant à ces nœuds la liberté des bois,

Sa rebelle pudeur n'obéit qu'à mes lois.

Mais combien je la plains ! qu'à regret ma tendresse

A ces sanglants combats voit voler sa jeunesse !

Hélas ! j'aurais voulu que, chère à mon amour,

De ses chastes attraits elle embellît ma cour ;

Vain espoir ! elle touche à son heure dernière.

Pars donc, vole, et descends sur ton aile légère

Aux lieux où les Latins, dévoués au trépas,

Sous un sinistre augure avancent aux combats.

Mais, avant, prends toi-même en mon carquois fidèle

Le trait qui doit venger sa blessure mortelle ;

Et malheur au guerrier dont la coupable main

De son fer sacrilège aura percé son sein !

Troyen, Latin, n'importe, il expira son crime ;

Et moi, dans un nuage enlevant sa victime,

Je veux que son beau corps, ses traits victorieux,

Soient avec son tombeau rendus à ses aïeux. »

Elle dit : autour d'elle Opis roule un nuage,

Part d'un vol plus bruyant et plus prompt que l'orage.

 

Mais déjà les Troyens et les braves Toscans,

Pour attaquer Laurente, ont déployé leurs rangs ;

Ils marchent : le coursier de sa tête hautaine

Bat l'air, ronge le frein, et bondit dans la plaine ;

Les champs sont hérissés d'une moisson de fer,

Et chaque javelot fait partir un éclair.

Et Messape, et Coras et son valeureux frère,

Et la chaste Camille et sa troupe légère,

Se présentent ensemble. On voit de toutes parts,

Et s'alonger la lance, et s'agiter les dards ;

Sous les pas des guerriers les plaines retentissent,

Et soldats et coursiers de colère frémissent.

Enfin, à la distance où le trait peut porter,

Les partis ennemis viennent de s'arrêter :

On s'écrie, on s'élance, et d'un essor rapide

Chacun pousse en avant son coursier intrépide.

Plus pressés que la neige au retour des hivers,

Des nuages de traits ont obscurci les airs.

Le terrible Acontès sur Tyrrhène s'élance ;

Contre lui ce rival a dirigé sa lance ;

Ils partent, et soudain leurs coursiers indomptés

Se heurtent à grand bruit, l'un vers l'autre emportés :

L'air en gronde ; et, frappé du choc épouvantable,

Acontès expirant va tomber sur le sable.

L'épouvante aussitôt saisit les combattants,

Les Latins consternés abandonnent leurs rangs ;

Et, sous leurs boucliers rejetés en arrière,

Ils évitent du fer l'atteinte meurtrière.

Le Troyen les poursuit, et le brave Asylas

Jusque sous leurs remparts a poussé leurs soldats.

Les Latins, à leur tour, rappelant leur courage,

Retournent leurs coursiers avec des cris de rage,

Et pressent de nouveau l'ennemi qui s'enfuit.

Le vainqueur s'épouvante, et le vaincu poursuit,

Le sort balance entre eux la défaite et la gloire,

Le courage et la peur, la fuite et la victoire.

Tels dans leur flux rapide et leur bruyant reflux

Se balancent des mers les flots irrésolus ;

Tantôt, sur les rochers que son écume inonde,

L'Océan courroucé, précipitant son onde,

Couvre en grondant ses bords ; tantôt, dans son bassin

Reportant les cailloux qu'avait vomis son sein,

Il ramène sur lui ses ondes fugitives :

Tels, poussant des Latins les cohortes craintives,

Les Troyens à grands flots inondaient les sillons,

Et tantôt repliaient leurs faibles bataillons.

Mais sitôt qu'on a vu de l'une et l'autre armée,

Dans son troisième choc encor plus animée,

Une égale fureur confondre les soldats,

Que chacun de plus près porte ou craint le trépas,

Alors on n'entend plus dans ce vaste carnage

Que l'accent de la mort et le cri de la rage ;

Armes, soldats, coursiers, confusément épars,

Dans des torrents de sang roulent de toutes parts ;

Partout en même temps on s'attaque, on se choque.

Sur le fier Rémulus fond le jeune Orsiloque;

Mais, au lieu du héros, attaquant son coursier,

De son dard sous l'oreille il enfonce l'acier.

A peine il a senti la pointe pénétrante,

Le quadrupède altier, que la douleur tourmente,

Sur ses jarrets nerveux avec force appuyés,

Se redresse en fureur, et bat l'air de ses pieds :

Son maître renversé roule sur la poussière.

Iole sous Catille a perdu la lumière.

Fier de son vaste corps, de sa haute valeur,

Sans craindre le danger, sans prévoir son malheur,

De ce même guerrier avide de carnage

Le brave Herminius ose affronter la rage :

L'airain ne couvre point l'or de ses cheveux blonds :

L'épaule découverte, au fer des bataillons

L'audacieux géant s'expose sans armure.

Le fougueux Catillus d'une horrible blessure

Atteint son large dos ; le trait étincelant

Se plonge dans son corps, et s'arrête en tremblant.

Le brave, cette fois oubliant son courage,

S'est courbé de douleur, et s'est tordu de rage.

On se mêle ; chacun brigue un noble trépas,

Et dans un combat seul s'engagent cent combats.

 

L'amazone surtout, signalant son courage,

Triomphe et s'applaudit au milieu du carnage :

Un carquois sur l'épaule, un sein nu, l'œil brûlant,

Tantôt de traits légers qu'elle darde en volant

Poursuit les Phrygiens ; tantôt, plus redoutable,

Arme d'un fer tranchant sa main infatigable ;

Sur son dos retentit le céleste carquois,

Plein des traits dont l'arma la déesse des bois ;

Tantôt, quand des vainqueurs ardents à sa poursuite

La force inévitable a décidé sa fuite,

Terrible elle se tourne, et d'un bras foudroyant

Leur porte l'épouvante, et triomphe en fuyant.

Avec la même ardeur vole et combat près d'elle

De ses vaillantes sœurs une troupe fidèle,

Appui de sa valeur, âme de ses projets,

Son escorte aux combats, son conseil dans la paix ;

C'est Tulla, c'est Larine, et toi, jeune Tarpée,

Dont la hache est de sang incessamment trempée.

Tel, lorsqu'aux champs de Thrace, aux bords du Thermodon,

Hippolyte conduit son brillant escadron,

Ou lorsque sur son char, traversant la mêlée,

Une lance à la main vole Penthésilée,

Soudain s'élance, armé de son léger croissant,

Des héros de son sexe un essaim frémissant,

Qui, frappant à grand bruit ses armes colorées,

Hurle son chant barbare aux monts hyperborées :

Les monts, les bois, les eaux, répondent à leurs voix.

Quel trépas le premier signale tes exploits,

Quel héros le dernier expire ta victime,

O guerrière intrépide, ô nymphe magnanime ?

O dieux ! combien de morts entassés par ton bras !

Eunéus le premier a reçu le trépas ;

Ce fils de Clytius, digne de sa naissance,

Dans son corps traversé reçoit ta longue lance :

Il tombe, et, sur la terre en vain se débattant,

De rage mord la poudre et roule dans son sang.

Deux guerriers à leur tour sont couchés sur ces plaines :

De son coursier blessé l'un reprenait les rênes,

Liris était son nom ; Pagasus près de lui

De son bras désarmé lui présentait l'appui :

Tous deux tombent frappés par la nymphe guerrière.

Amastre à côté d'eux termine sa carrière.

Sur des monceaux de morts elle suit son chemin ;

De loin, le corps penché, le javelot en main,

Elle poursuit Chromis, Harpalyce et Térée ;

Du sang de Démophon sa lance est altérée :

Autant il part de traits de son terrible bras,

Autant de Phrygiens sont voués au trépas.

Sur un coursier nourri dans les champs de la Pouille

Elle voit Ornythus, elle veut sa dépouille :

Chasseur déjà fameux, mais combattant nouveau,

D'un buffle sur son corps il étale la peau ;

Sur son cimier un loup dans sa gueule béante

Présente la blancheur de sa dent menaçante ;

Et de son bras velu la sauvage vigueur

S'arme d'un bois grossier courbé dans sa longueur.

Il marche, il a passé de Diane à Bellone,

Et surpasse du front tout ce qui l'environne :

Seul il résiste encor ; son bataillon a fui.

Elle vole, l'attaque ; et, s'adressant à lui :

« Crois-tu dans tes forêts faire encore la guerre ?

Dit-elle ; de ton corps va mesurer la terre.

Ainsi sont réfutés tes insolents propos ;

Une femme suffit à de pareils héros :

Meurs, et va te vanter dans le royaume sombre

Que tu meurs de ma main ; c'est assez pour ton ombre. »

 Avec non moins d'ardeur elle poursuit de près

Et le jeune Orsiloque et l'énorme Butés.

Butés expire atteint de sa lance fatale

A l'endroit où, laissant un étroit intervalle,

Sa cuirasse, son casque et son court bouclier

Offrent à découvert le cou de ce guerrier.

Orsiloque à son tour, dont le bras la menace,

Décrit un vaste cercle en courant sur sa trace ;

Dans un cercle moins vaste elle échappe, elle fuit,

Et poursuit à son tour celui qui la poursuit ;

Puis sur ses pieds dressés se levant tout entière,

Sa hache, sans égard pour sa vaine prière,

Fend son épaisse armure et ses robustes os,

Et du crâne brisé le sang coule à grands flots.

Tout à coup à ses yeux le hasard fait paraître

Le rusé fils d'Aunus, que l'Apennin vit naître.

Nul des Liguriens, peuple artificieux,

Ne fut ni moins vaillant, ni plus insidieux.

A l'aspect de Camille il s'écrie, il s'arrête ;

Voyant qu'il ne peut fuir, et que sa mort s'apprête,

A la ruse aussitôt sa frayeur a recours,

Et, pour tromper Camille, il lui tient ce discours :

« Pour s'assurer sans doute une fuite facile,

Camille se confie à ce coursier agile ;

Ce moyen est honteux : laissez là ce coursier ;

Seule à pied contre moi venez vous essayer ;

Vous verrez qui de nous a des droits à la gloire,

Et pour juge entre nous nous prendrons la victoire. »

L'amazone à ces mots s'enflamme de dépit,

Et, rendant son coursier à celle qui la suit,

Avec son glaive nu, son armure légère,

Offre un combat égal à son lâche adversaire.

Lui, de son vain succès s'applaudissant trop tôt,

Retourne son coursier, et s'échappant d'un saut,

Aiguillonne les flancs de l'animal rapide.

« Traître Ligurien ! en vain ton art perfide

Des ruses de ton peuple emprunte le secours ;

Tu n'éviteras pas cette mort où tu cours,

Et de ton lâche cœur la fourbe héréditaire

Ne pourra pas vivant te remettre à ton père. »

A ces mots elle part, et d'un rapide essor

Vole, poursuit, attaque, et saisit par le mors

Le coursier fugitif qui l'emportait loin d'elle,

Et joint à tant de morts sa victime nouvelle.

Tel d'un mont élevé le terrible faucon

Part, poursuit dans les airs le timide pigeon :

Il arrête en son vol sa victime tremblante,

Il la presse, il la tient sous sa serre sanglante,

Enfonce dans son sein son bec victorieux ;

Le plumage sanglant tombe du haut des cieux :

Ainsi vole, combat et triomphe Camille.

 

Cependant Jupiter, de son palais tranquille,

Voit les Toscans tomber sous ses rapides coups.

Aussitôt, de Tarchon irritant le courroux,

Il veut que sa valeur ranime leur vaillance.

D'un cours impétueux l'Étrurien s'élance

Parmi les cris, le sang, les morts et les fuyards :

Il nomme par leurs noms les combattants épars,

Les ramène au combat, et gourmandant leur fuite,

« Lâches Tyrrhéniens, quelle terreur subite

Vous a saisis ? dit-il : que craignez-vous ? Eh quoi !

C'est une femme ici qui vous glace d'effroi ?

Que font donc dans vos mains ces impuissantes armes ?

Les combats de Vénus ont pour vous plus de charmes,

Sans doute ; et vos pareils préférèrent toujours

Aux clairons belliqueux la lyre des amours :

Sitôt que de Bacchus les cymbales résonnent,

Dans la coupe à plein bord lorsque les vins bouillonnent,

Intrépides buveurs, convives courageux,

Aux jeux sanglants de Mars vous préférez ces jeux !

Allez, la flûte en main vos prêtres vous demandent,

Et dans vos bois sacrés les festins vous attendent. »

Il dit, brave la mort, et, portant la terreur,

Sur Vénulus s'élance enflammé de fureur,

L'arrache à son coursier, le saisit et l'enlève.

Soudain un bruit confus de toutes parts s'élève :

Les Latins consternés les regardent tous deux.

Le fier Toscan emporte en ses bras vigoureux

Et l'homme et son armure, et dans toute la plaine,

Serré contre son sein, malgré lui le promène ;

Et, tandis que d'un bras il le soutient dans l'air,

De sa lance qu'il rompt l'autre arrache le fer ;

Il cherche, pour l'atteindre au défaut de l'armure,

La place où doit sa main adresser la blessure.

Vénulus, contre lui se débattant en vain,

Arrête le poignard suspendu sur son sein.

Ainsi, lorsque l'oiseau qui porte le tonnerre

Se saisit d'un dragon élancé de la terre,

Il le presse, il l'étreint, il attache à ses flancs

Et sa robuste serre et ses ongles tranchants ;

Le superbe animal que la douleur tourmente,

Terrible, I'œil ardent et la gueule écumante,

Siffle, s'enfle, et de l'aigle embarrassant l'essor,

Se courbant, se dressant, se recourbant encor,

Lutte contre le bec qui perce ses entrailles ;

La rage sur son corps a dressé ses écailles :

Inutiles efforts ! l'aigle victorieux

L'emporte, bat de l'aile, et se perd dans les cieux :

Tel Tarchon triomphant part emportant sa proie ;

Il vole ; tous les siens le suivent avec joie,

Et d'un bras courageux secondent son effort.

 

Dans ce moment Aruns, qu'attend déjà son sort,

Voyant de tous côtés Camille triomphante,

Parmi les combattants suivait sa course errante,

S'attachait à ses pas, et son œil avec art

D'un moment favorable épiait le hasard :

Partout où dans les rangs s'élance son audace,

Il la suit en silence et vole sur sa trace ;

Revient-elle en triomphe à de nouveaux combats,

De son coursier vainqueur son coursier suit les pas ;

Partout où vient, s'éloigne ou revient l'héroïne,

L'opiniâtre Aruns autour d'elle s'obstine,

Et déjà dans sa main tient le fer préparé.

Tout à coup de Cybèle un prêtre révéré

Passe rapidement, étalant dans ces plaines

Le luxe éblouissant de ses armes troyennes ;

Le coursier écumant qui bondissait sous lui

De son riche harnais semblait enorgueilli ;

Sur son dos s'étendait une peau précieuse

Qu'avait brodée en or l'aiguille industrieuse,

Et l'airain amolli, des habitans des airs

Y retraçait aux yeux les plumages divers.

Mais rien de ce guerrier n'égalait la parure :

D'un pourpre rembruni l'étrangère teinture

Couvre ses vêtements ; chef-d'œuvre d'un Crétois,

L'or embellit son arc et pare son carquois ;

Un casque d'or couvrait sa tête révérée ;

Du plus jaune safran sa robe colorée

Par une agrafe d'or retient ses plis mouvants,

Et leur brillant tissu frémit au gré des vents.

Enfin ses longs cuissards, sa tunique flottante,

Richement embellis par l'aiguille savante,

Sont de l'art phrygien l'ouvrage ingénieux.

A peine de Camille il a frappé les yeux,

Soit que dans son espoir ces dépouilles conquises

Au temple de ses dieux fussent déjà promises,

Soit que de l'or troyen sa noble vanité

En secret se flattât d'embellir sa beauté ;

Pour ces riches habits l'amazone s'enflamme,

Les dispute en héros, et les admire en femme ;

Et ces brillants atours dont son cœur est épris

Du triomphe à ses yeux ont rehaussé le prix :

Tout danger, tout obstacle a disparu pour elle.

Aruns posté tout près tient sa lance mortelle,

Cherche du coup fatal l'heureuse occasion ;

Et prêt à la frapper : « O divin Apollon !

S'écria-t-il soudain, ô dieu de la lumière

Que dans son temple saint le Soracte révère,

Devant qui nous courbons nos fronts respectueux,

Pour qui des verts sapins les rameaux onctueux

D'un bûcher éternel entretiennent les flammes ;

Toi qui, par un saint zèle allumé dans nos âmes,

Sur ces ardents brasiers nous fais marcher sans peur,

Dieu puissant ! par mes mains lave le déshonneur

Qu'imprime à notre nom cette Volsque insolente !

Sa dépouille, grand dieu ! n'est pas ce qui me tente ;

Plus d'un autre trophée a signalé mon bras ;

Mais que de ce fléau je purge ces climats,

Qu'elle expie en mourant notre gloire flétrie,

Je pars, et vais obscur mourir dans ma patrie. »

Apollon imploré l'entendit ; et ce dieu

Accorde à sa prière une part de son vœu,

Et l'autre dans les airs se dissipe et s'envole :

Il lui cède Camille, et consent qu'il l'immole ;

Mais revoir ses foyers n'est plus en son pouvoir,

Et les vents ennemis emportent son espoir.

Enfin des mains d'Aruns le trait bruyant s'élance :

On se trouble, on regarde, et le Volsque en silence

Se tourne vers sa reine et pour elle pâlit ;

Mais la lance fatale, et son vol, et son bruit,

Rien ne peut l'effrayer quand la flèche cruelle

Porte au sein découvert une atteinte mortelle,

Et le fer altéré boit son sang virginal.

On s'étonne ; ses sœurs volent au coup fatal.

Et présentent leurs bras à leur reine expirante.

De son propre succès le vainqueur s'épouvante,

Et fuit, le cœur rempli de joie et de terreur.

Tel, lorsque, de sa faim apaisant la fureur,

Un loup vient d'égorger dans son audace extrême

Une belle génisse ou le berger lui-même,

Tremblant, épouvanté de ses hardis exploits,

Déjà des chiens vengeurs croit entendre la voix ;

Avant que le jour naisse, avant que la victime

Et les traces du sang déposent de son crime,

Dans le fond des forêts le meurtrier a fui,

Et sa queue en tremblant se dérobe sous lui :

Tel, timide vainqueur, et content de la fuite,

Dans la foule à l'instant Aruns se précipite ;

De ce qu'osa sa main son cœur se sent troubler,

Et Camille en mourant le fait encor trembler.

La malheureuse en vain veut arracher la lance :

De ce coup meurtrier telle est la violence ;

Le fer perçant du trait dont son cœur est blessé,

Rebelle à ses efforts, y demeure enfoncé ;

Elle tombe, ses sens par degrés s'affaiblissent,

Son teint se décolore, et ses lèvres pâlissent.

Alors sa voix mourante appelle Acca sa sœur,

Acca toujours admise aux secrets de son cœur :

« O toi dont j'éprouvai la tendresse fidèle,

J'ai, tant que je l'ai pu, vengé notre querelle ;

Mais enfin je succombe, et j'ai fini mon sort ;

Déjà tout se noircit des ombres de la mort ;

Entends les derniers vœux de la triste Camille :

Cours avertir Turnus qu'il défende la ville ;

Et toi, reçois ta reine et ses adieux. » Soudain

Les rênes en flottant s'échappent de sa main.

Ce corps jadis rempli de son âme enflammée,

De la mort aujourd'hui victime inanimée,

Descend de son coursier, entraîné par son poids ;

Il tombe ce beau front si brillant autrefois ;

Son pouls meurt ; sur ses yeux nagent des vapeurs sombres,

Et son âme en courroux s'envole chez les ombres.

 

Soudain partent des cris de rage et de terreur ;

Le combat se rallume avec plus de fureur ;

Troyens, Arcadiens, Toscans, tout se rassemble ;

Hardis par cette mort, tous s'élancent ensemble.

Et cependant Opis, du haut des monts voisins,

Tranquille, regardait ces combats inhumains :

Tout à coup, alentour de Camille expirante,

Elle voit s'agiter une jeunesse ardente,

Et son cœur affligé laisse échapper ces mots :

« Ornement de ton sexe ! exemple des héros !

Que t'a servi d'avoir au tumulte des villes

Préféré ta déesse et ses forêts tranquilles ?

Et de quoi t'ont servi mes inutiles traits ?

Mais si j'en crois mon cœur, ta gloire et mes regrets,

Ton nom, que pour jamais signala ta vaillance,

Ne sera pas sans lustre, et ta mort sans vengeance ;

Le sort l'a résolu : son téméraire auteur

En recevra le prix. » Il est une hauteur

Où l'yeuse, croissant sur sa terre isolée,

Couvre d'un roi latin l'antique mausolée :

Là vient s'abattre Opis, méditant son dessein,

Et de là de Camille observe l'assassin.

A peine elle aperçoit l'auteur de sa blessure,

Tout fier de sa victoire et vain de son armure :

« Où vas-tu ? lui dit-elle ; approche, malheureux !

Viens recevoir le prix de ton triomphe affreux ;

Viens, et meurs à ton tour des flèches de Diane ;

Je les plains de tremper dans un sang si profane. »

Elle dit, du carquois tire le trait fatal,

Le place, tend son arc ; et d'un effort égal

Chaque main avec art remplit son ministère ;

La gauche entre ses doigts tient la flèche légère ;

L'autre amène la corde ; et, lents à s'approcher,

Les bouts obéissants sont prêts à se toucher :

Aussitôt vers Aruns le trait divin s'échappe,

Et le bruit et le fer en même temps le frappe.

Nul ne plaint son trépas ; et, sans être honoré,

Sur des bords inconnus son corps gît ignoré.

La nymphe pour les cieux quitte aussitôt la terre,

Et remet au hasard les succès de la guerre.

 

A peine de Camille on a su le trépas,

Un même effroi saisit les chefs et les soldats :

Son bataillon léger, vainqueur sous sa conduite,

Mais vaincu par sa mort, le premier prend la fuite.

Atinas même fuit, et de ses vétérans

Un tumulte confus désordonne les rangs.

Bataillons, escadrons, et cohorte et phalange,

De vingt peuples tremblants vaste et confus mélange,

Dans les champs d'alentour dispersent leurs débris,

Et des lieux les plus sûrs vont chercher les abris.

Le carquois charge en vain leurs épaules craintives ;

Leurs arcs sont détendus, et leurs flèches oisives.

Tout cède : des coursiers épouvantés comme eux

Les pas retentissants battent les champs poudreux :

Et vers la ville enfin, leur unique ressource,

Dans des flots de poussière ils dirigent leur course ;

Les femmes, en voyant revenir ces débris,

Poussent des cris affreux, frappent leurs seins meurtris ;

L'ennemi les poursuit, et jusque sous leurs portes

Atteint ceux dont les murs reçoivent les cohortes.

Malheureux ! au trépas ils pensaient échapper,

Sur le seuil paternel la mort vient les frapper :

Quelques-uns sont percés à l'aspect de leurs Lares ;

D'autres que le péril, que l'effroi rend barbares,

Referment leur asile, et leurs tristes amis

En vain les bras tendus demandent d'être admis :

On repousse sur eux la porte impitoyable.

Alors se renouvelle un carnage effroyable

De ceux qui de leurs murs tentent en vain l'abord,

Et des concitoyens qui leur donnent la mort :

Plusieurs qu'exclut, hélas ! l'enceinte désirée,

Aux yeux de leurs parents, de leur mère éplorée,

Pour fuir les ennemis choisissant le trépas,

Dans les fossés profonds précipitent leurs pas ;

Cet autre, aiguillonnant le coursier qui l'emporte,

Frappe à coups redoublés l'inexorable porte.

Mais de Camille à peine on distingue le corps,

On redouble de crainte, et de zèle et d'efforts ;

Les femmes même alors deviennent intrépides,

Le fer étincelant charge leurs mains timides ;

Et de longs pieux, armant leur courage indompté,

Ont du fer dans la flamme acquis la dureté ;

Chacune d'un héros a pris l'âme guerrière,

Et veut pour sa patrie expirer la première.

 

Cependant à Turnus de ces revers affreux

Acca vient apporter le récit désastreux :

« Les Latins sont vaincus, Camille est expirée,

Aux Troyens triomphants l'Ausonie est livrée ;

Tout fuit, tout a subi leur rapide fureur,

Et jusque dans Laurente a volé la terreur. »

Le héros furieux (ainsi le ciel l'ordonne)

Frémit de ce désastre ; il part, il abandonne

Les gorges, les forêts qu'occupent ses soldats.

Le Troyen à son tour précipite ses pas ;

Après avoir franchi les bois et les montagnes,

De leurs sombres hauteurs descend dans les campagnes.

Ainsi, se rapprochant, ces deux fameux rivaux

Vers les murs laurentins marchent à pas égaux ;

L'un pour les attaquer, l'autre pour les défendre.

Énée, en avançant, au loin a vu s'étendre

Les escadrons latins et leurs fiers bataillons,

De torrents de poussière inondant les sillons :

De Turnus à son tour la surprise est pareille.

Déjà de toutes parts arrive à son oreille

Le bruit des escadrons précipitant leurs pas :

C'est l'invincible Enée avançant aux combats.

Et peut-être à l'instant au pied de ces murailles

Tous deux auraient tenté le destin des batailles,

Si Phébus, déposant ses rayons amortis,

N'avait plongé son char dans les flots de Thétis.

Tous deux veillent campés sous les murs de la ville,

Et cette nuit du moins leur fureur est tranquille.


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Texte numérisé par Agnès Vinas à partir d'un exemplaire personnel et mis en ligne le 09/08/2024. Les internautes qui désirent l'emprunter sont priés d'en mentionner explicitement la provenance. Cette disposition s'applique en particulier à tous les contributeurs de Wikisource.