Journal des Savants - Mai-juin 1924
UNE NOUVELLE MOSAÏQUE DÉCOUVERTE EN TRIPOLITAINE
Salvatore Aurigemma, Mosaïco con scene
d'anfiteatro in una villa romana a Zliten, in
Tripolitania. (Extrait du fasc. VI-VII de
Dedalo)
La mosaïque que M. Aurigemma vient de publier avec un
docte commentaire mérite d'être signalée
aux érudits qui s'occupent d'antiquités
romaines, non que le sujet représenté, en
lui-même soit tout à fait nouveau, mais parce
qu'on y trouve réunis en un seul tableau une
série de scènes relatives à
l'amphithéâtre, qui confirment ce que l'on
savait déjà sur les jeux de cette sorte et
ajoutent à nos connaissances des précisions de
détail intéressantes. De toutes les
mosaïques relatives à ces jeux, c'est
certainement la plus importante qui nous soit parvenue.
Elle a été découverte par l'armée
d'occupation italienne de la Tripolitaine, dans une riche
villa, située au bord de la mer, à 1
kilomètre et demi de l'oasis de Zliten. Les chambres de l'habitation
s'étendaient de part et d'autre d'un long couloir ;
toutes étaient pavées de mosaïques la
plupart géométriques ; le joyau de la
série est celle dont M. Aurigemma nous donne une
description détaillée, accompagnée de
nombreuses figures en fac-similé.
Ainsi qu'on peut le voir par la planche en couleur qui illustre la
première page de la publication, le dallage
était fait, pour la plus grande partie de la
pièce, de marbres de toutes couleurs extrêmement
brillants, formant un damier. Des losanges et des
médaillons circulaires alternent, meublant les
carrés du damier ; les losanges sont de marbre, les
médaillons de mosaïques, ceux-ci peuplés
de poissons et de crustacés, comme on en rencontre si
souvent sur nos pavages africains. Ce grand morceau d'opus
sectile est encadré d'une bordure à opus
musivum conservé presque en entier ; un morceau
seul a été quelque peu
détérioré. Les couleurs sont encore
très vives, ce qui donne au document une grande valeur
archéologique ; car on peut ainsi se rendre un compte
très net des nuances que le mosaïste a
attribuées aux différents acteurs de la
représentation, aux vêtements, aux armes, aux
divers accessoires du spectacle.
Les sujets figurés sur le pavement sont de deux sortes
: des combats de gladiateurs et des chasses. On sait
qu'à l'époque impériale un spectacle
normal (munus) comprenait ces deux genres de
divertissements, aussi sanglants l'un que l'autre. Les
bordures, au nord et au sud de la pièce, sont
occupées par les assauts de gladiateurs ; les deux
autres représentent des venationes.
La bande relative aux combats de
gladiateurs contient, au début, un groupe
très curieux ; d'abord un hermès de
divinité barbue, celle qui présidait aux jeux,
probablement un Hercule - sujet qui se rencontre
déjà sur d'autres monuments, notamment sur une
mosaïque de Reims, mais moins nettement rendu et par
suite plus difficile à interpréter ; en avant,
un orchestre complet ; on y voit réunis les
éléments de même nature épars sur
diverses représentations déjà connues,
où ils sont figurés isolés : le
trompette qui embouche la tuba, destinée
à marquer les moments successifs de la
représentation, deux cornicines, assis sur des
tabourets, et une joueuse d'orgue hydraulique, dont la
tête émerge au-dessus de son instrument. A
l'arrière-plan est disposée une litière
(torus Libitinae) ; on y couchait les morts ou les
blessés, qu'on emportait ainsi au spoliarium :
c'est, si je ne me trompe, la première image que nous
possédions de ce lit funèbre. Il est couvert
d'étoffes brillantes, à dessins.
Viennent ensuite des tableaux de combats, tels que nous en
possédons déjà de nombreux exemplaires
sur des bas-reliefs, des lampes, des vases. Le thème
n'en est jamais varié ; un des deux adversaires est
blessé, son arme lui échappe des mains ou git
à terre ; le sang s'échappe de sa blessure ; il
lève la main pour implorer sa grâce ; un
personnage, vêtu d'une simple tunique, étend une
longue baguette entre les combattants pour les
séparer. Ainsi défilent devant les yeux, 1°
deux secutores ; 2° un rétiaire et un
secutor ; 3° un thrace et un oplomachus ;
4° deux samnites. A droite du dernier, dans le coin, une
seconde litière, semblable à la
première, termine la bande. Celle qui lui fait pendant
offre à peu près les mêmes sujets ;
là encore on a figuré un hermès de
divinité, contre lequel est appuyé un grand
bouclier, un orchestre avec un second orgue, une autre
litière richement ornée, et une série de
combats. L'armement des différents couples est quelque
peu différent de celui qui se voit sur le bandeau
supérieur - il y a tout particulièrement dans
les casques des particularités notables, ainsi qu'on
le distinguera mieux encore en se reportant à une
planche spéciale, où les différentes
coiffures des gladiateurs ont été
rassemblées. Dans tout cela, pourtant, rien de bien
nouveau, sauf la coloration.
Les deux bandes de l'Est et de
l'Ouest sont occupées par les scènes de
chasse. Quelques-unes méritent une mention
spéciale. Ce sont en premier lieu et surtout celles
qui représentent des scènes de supplices
infligés à des condamnés aux
bêtes.
Les victimes appartiennent assurément, comme l'a vu M. Aurigemma, à une population barbare africaine : stature élevée, chevelure crépue, teinte de la peau brun jaunâtre, en opposition avec la teinte plus claire des autres personnages. Ils sont montés sur de petits chars à roues basses, munis d'un long timon ; le pieu auquel ils sont enchaînés est fixé sur le chariot et consolidé par deux traverses qui s'appuient sur le sol, afin d'empêcher tout recul du patient. On comprend l'intérêt du procédé employé : on pouvait de la sorte amener aisément l'homme sur l'arène, tout prêt à être livré aux fauves, l'y maintenir sans grand danger pour le gardien et emporter, l'assaut terminé, ce qui restait de son corps à moitié dévoré. Les scènes où ces condamnés figurent offrent une certaine diversité ; dans un des coins les barbares sont en proie à des panthères, une petite qui a bondi et se tient suspendue à la poitrine de sa proie, où elle s'attache, une très grande qui se dresse pour attaquer ; ailleurs les fauves sont des lions et la victime n'est pas montée sur un chariot ; un valet armé d'un fouet l'oblige à tenir tête à l'agresseur.
Dans le voisinage du premier groupe on a représenté un couple formé d'un homme et d'un sanglier. L'animal est assis sur son arrière-train, le groin surmonté d'une grosse boule ; l'homme court, trapu, les joues soulignées d'un collier de barbe taillée court, à la manière des Marocains actuels, la chevelure réduite à un petit toupet qui se hérisse sur le haut de la tête, s'apprête, le bras levé, à lancer une boule semblable ; dans le pan de son manteau il en porte toute une provision. Ces boules sont, dit M. Aurigemma, moitié rosés, moitié blanchâtres ; il y voit des pommes. Il ne pense pas qu'il s'agisse là d'un combat au moyen de balles métalliques, mais croit à un de ces exercices d'adresse auxquels les dompteurs se livraient dans l'amphithéâtre avec des animaux apprivoisés ; ce Guillaume Tell africain avait été chargé d'apporter de la sorte un peu de gaieté au milieu des scènes de carnage qui faisaient le fond de la représentation. |
Autre scène curieuse : un ours attaqué par un taureau. Pour obliger les bêtes à ne pas abandonner la lutte, elles sont attachées l'une à l'autre par une longue chaîne qui traîne à terre et qu'un bestiaire, armé d'un bâton à crochet, attire à lui avec précaution et du plus loin qu'il peut, pour ne pas être mêlé de trop près à l'action.
A signaler enfin, sur la bordure du côté
ouest le tableau où l'on a dessiné un
personnage aux prises avec deux autruches ; l'une, la patte
levée, se précipite furieuse sur son ennemi ;
l'autre qui le pressait de trop près a
été mise hors de combat. L'homme, d'un coup de
latte, lui a coupé la tête ; le sang jaillit
d'un jet puissant hors du cou décapité.
M. Aurigemma a cherché
à établir la date de ce curieux
pavement. Il s'est appuyé surtout sur la forme
de la coiffure d'une des deux organistes qui rappelle la mode
en usage au temps des Flaviens ; mais il n'en est pas de
même pour l'autre organiste dont les cheveux sont
assemblés sur le sommet de la tête en un chignon
- et ceci ne laisse pas d'enlever quelque valeur à
l'argument. L'auteur a mis
également en avant un autre raisonnement. Pour
lui les barbares condamnés aux bêtes sont des
Africains, ce qui paraît certain, et, comme nous sommes
dans le voisinage de Tripoli, des Garamantes, ce qui l'est
beaucoup moins. Or, comme au temps de Vespasien
d'après Tacite (Hist., IV, 50) il y eut une
grande incursion des Garamantes contre les villes du
littoral, que réprima et vengea le légat de
Numidie Valerius Festus, on pourrait admettre que l'on a ici
un souvenir de ces événements et qu'on a voulu
représenter sur la mosaïque de Zliten
quelques-uns des prisonniers faits à cette occasion
par les troupes romaines et les jeux
célébrés en commémoration de la
victoire. Conjectures très ingénieuses, mais
pures conjectures.
D'autre part, la technique permet d'attribuer au pavement une
date assez élevée. M. Aurigemma a raison
d'écrire : « La finesse des cubes (parfois
18 par centimètre carré), le mélange
savant, sobre et logique du vermiculatum et de
l'opus sectile, permettent, par analogie avec tant
d'autres monuments semblables, de ne pas reporter cette
mosaïque à une période postérieure
au Ier siècle de l'Empire ». En tout cas,
elle nous donne une idée très nette et
très vivante de ce que pouvait être à
cette époque une fête dans
l'amphithéâtre, sur la côte
tripolitaine.
R. CAGNAT.